LE NOUVEAU FEUILLETON
DE MAXIME VILLEMER
PUBLIÉ PAR LE «
PETIT JOURNAL »
Portrait de l' héroïne
Colinette, l' héroïne
du nouveau feuilleton, de Maxime Villemer, dont le Petit Journal
commence la publication, Colinette c' est la grâce, c' est le
charme, c' est l' idéale jeunesse ; c' est une figure rieuse
et tendre, une âme candide et généreuse comme on
en rencontre dans les romans de cet auteur dont les succès, depuis
dix ans, ne se comptent plus au Petit Journal.
Faut-il rappeler ces oeuvres attachantes, où là profondeur
et la vérité des sentiments le disputent à la clarté
et à la vivacité du récit : Noëlle la
Blonde, la Dame aux Bluets, la Buveuse d' or, Gogosse ?...
Les lectrices du Petit Journal les ont toutes présentes
à la mémoire.
Comme il advint pour tous ces romans si captivants, les Amours de
Colinette, que Maxime Villemer nous conte aujourd' hui, ne manqueront
pas de passionner nos lecteurs.
Aussi, dès le début de la publication, nous avons tenu
à leur donner le portrait idéal de l' héroïne,
portrait que nous devons au talent si personnel et si délicat
de l' une des plus célèbres pastellistes de ce temps-ci,
Mme Frédérique Vallet-Bisson.
VARIÉTÉ
Les tribulations
d' un Français
AU MAROC
Les pirates de
Salé. - Un marché d' esclaves. - Comment les Marocains reconnaissaient
les gens de condition. - Le galant Mouette. - Ses tristes aventures. -
Un sultan sanguinaire. - La révolte de Moulaï-Mohammed. -
Dix ans au rivage du Maure. - Marocains du temps de Louis XIV et Marocains
d' aujourd' hui.
Nous n' allons point ressasser
ici cette insupportable question marocaine, déplorer, une fois
de plus, l' incohérence de la politique européenne qui encourage
Abdel-Aziz dans sa faiblesse, Moulaï-Hafid dans son audace, Raisouli
dans ses brigandages et toutes ces tribus de l' Est et du Sud dans leurs
exactions contre nous. Nos députés nous ont, sur ce point,
copieusement servis ces jours derniers. Nous sommes saturés de
la question marocaine... Nous avons du Maroc par-dessus la tête...
Et cependant l' actualité veut que nous parlions du Maroc... Mais
laissons le Maroc d' aujourd' hui et parlons du Maroc d' autrefois. Car
ce n' est point, d' à présent que nous avons maille à
partir avec les turbulentes tribus de ce pays, et l' amiral Philibert,
qui bombarda Casablanca en 1907, non plus que le prince de Joinville,
qui bombarda Tanger en 1844, ne furent les premiers marins français
qui châtièrent les habitants de ces côtes inhospitalières...
Au dix-septième siècle, les Marocains avaient excité
déjà la colère du gouvernement français, et
Louis XIV envoyait l' amiral de Château-Renaud avec quelques navires
bombarder la ville de Salé, repaire de la piraterie marocaine.
A vrai dire, les pirates d' alors n' étaient pas plus barbares
que les Marocains d' aujourd' hui. Ils respectaient, du moins, la vie
des Européens et ne faisaient des prisonniers que pour en tirer
profit.
Embusqués sur les côtes, avec leurs barques rapides ils se
jetaient à la poursuite de tout bateau marchand qui passait à
l' horizon, montaient à l' abordage et ramenaient leur butin dans
le port de Salé, où se trouvait le grand marché des
enclaves chrétiens.
Un Français du nom de Mouette, pris ainsi par les pirates et emmené
en esclavage, nous a laissé le récit de ses tribulations
au pays marocain. Il était parti de Dieppe, au mois d' Octobre
1670, avec d' autres passagers, à bord d' un vaisseau qui faisait
voile pour les îles Caraïbes. En vue de Madère, ce bâtiment
fut assailli par deux navires de pirates marocains qui s' en emparèrent
et le conduisirent à Salé. Le marché des esclaves
s' y tenait d' une manière permanente. Passagers et matelots de
l' équipage y furent conduits incontinent.
Mouette raconte que les acheteurs s' y pressaient, nombreux, et qu' ils
examinaient surtout les mains des esclaves qu' on leur présentait.
Plus les mains étaient fines, plus l' esclave avait de valeur à
leurs yeux. Et ce détail prouve que ces mécréants
ne manquaient point d' un certain sens d' observation. Les mains fines,
en effet, étaient celles des gens de noblesse ou de bonne extraction
dont ils pourraient exiger de fortes rançons.
Sur le bateau où fut pris Mouette, se trouvaient un chevalier de
Malte et sa mère, qui trouvèrent acheteurs à 1,500
écus. Mouette, apparemment, avait les mains moins fines que celles
de ses deux compagnons de voyage et d' infortune, car le Marocain qui
l' acheta ne le paya que 360 écus.
***
Ce Marocain s' appelait Maraxchi. C' était un bon bourgeois de
la ville de Salé. Il emmena chez lui son esclave et le présenta
à sa femme qui, au rapport de notre homme, se montra fort aimable
et lui offrit du pain, du beurre, des dattes et du miel. .
Maraxchi lui-même n' était pas mauvais homme. Il releva le
moral abattu du chrétien et l' engagea à songer à
sa rançon.
- As-tu de l' argent, dit-il à Mouette, et peux-tu te racheter
?...
Notre homme avait, en France, quelque bien ; mais dans l' espoir d' obtenir
sa liberté à meilleur compte, il déclara qu' il était
sans fortune. Alors le Marocain lui conseilla d' écrire à
sa famille, et, le brutal intérêt reprenant le dessus, il
ajouta
- Je te préviens que si tu ne réussis pas, je te ferai enchaîner
comme un chien et jeter dans un cachot.
Cette menace fit réfléchir Mouette. Il s' empressa d' écrire
à son frère en le priant d' emprunter quatre ou cinq cents
écus pour payer sa rançon.
Le captif n' avait d' ailleurs pas à se plaindre de sa condition.
Son plus rude travail était de moudre le grain au moyen du moulin
à bras en usage dans le pays.
Et même, comme cette occupation lui déplaisait, il obtint
d' en être dispensé et n' eut plus rien autre chose à
faire que de veiller sur l' enfant de la maison.
La femme du Marocain s' était prise de sympathie pour son esclave.
« Je captivai si bien ma maîtresse, dit Mouette, qu' elle
m' offrit en mariage sa nièce, riche et belle, si je voulais abjurer
et embrasser la religion musulmane. Je refusai cette proposition en répondant,
avec galanterie, que je n' aurais pas montré tant de fermeté
si elle-même eût été le prix de ma conversion...
»
Malheureusement pour le galant Mouette, sa condition allait subir un cruel
changement. Il avait été acheté non par Maraxchi
seul, mais par une sorte de syndicat qui spéculait sur le rachat
des esclaves. L' un des membres de ce syndicat, un certain Ben-Hamet,
homme barbare et impitoyable pour les chrétiens, ayant constaté
que son associé ne tirait qu' un mince parti de l' esclave qui
lui était échu en partage, réclama Mouette afin,
dit-il, d' exiger de lui un travail plus profitable à la propriété
commune.
Maraxchi le céda. Et, dès lors, une existence atroce commença
pour le captif.
On ne lui donnait que du pain noir pour toute nourriture, et, la nuit,
on l' enfermait dans le mazmorra « cachot si affreux que
les plus tristes prisons de l' Europe eussent paru des palais en comparaison
».
Ce mazmorra était une sorte de silo de forme circulaire,
qui recevait l' air par une seule petite ouverture pratiquée au
sommet et fermée par une trappe de fer. On faisait descendre les
esclaves dans ce trou par une échelle de corde, puis on les rangeait
en cercle, la tête au mur, les pieds au centre. Lorsque le cachot
s' échauffait et que l' humidité s' exhalait, l' atmosphère
y devenait intolérable.
Mouette rapporte que ses compagnons et lui étaient occupés
surtout à des travaux de maçonnerie, et qu' on ne leur laissait
pas un moment de repos, même pour manger. Tandis qu' ils tenaient
leur pain noir d' une main, on les forçait à besogner de
l' autre. La moindre faute, le plus petit arrêt dans le travail
étaient punis d' une grêle de coups de bâton, et, quand
les malheureux se plaignaient de quelque douleur, on leur administrait
un remède aussi efficace que peu coûteux : on faisait rougir
une barre de fer qu' on appliquait sur la partir malade... « On
devine aisément, dit Mouette, que la plupart de mes compagnons
aimaient mieux, ainsi que moi, souffrir sans se plaindre... »
Le Maroc fut, de tout temps,
le pays des soulèvements, des guerres intestines, des révolutions
de palais.
En ce temps-là, le sultan qui régnait à Fez se nommait
Moulaï-Ismaïl. C' était une brute féroce, qui
n' avait de joies que dans le massacre. Il prenait plaisir à tuer
de sa main les gens qu' il avait condamnés à mort, les esclaves
qui l' avaient mal servi, les femmes qui avaient cessé de lui plaire.
Il fit, un jour, coudre un de ses ministres dans un sac et le fit traîner
ainsi par les rues de sa capitale. Renouvelant les exploits de Néron
il faisait battre les captifs chrétiens contre des bêtes
féroces. En vingt ans de règne, disent les chroniques, il
fit massacrer plus de vingt mille personnes.
Or, Moulaï-Ismaïl avait un fils que la tyrannie paternelle révoltait.
Ce fils s' appelait Moulaï-Mohammed. Il portait en lui l' espoir
des populations terrorisées et écrasées d' impôts.
Un jour, il appela à lui ses partisans. Quarante mille hommes se
rangèrent sous sa bannière. L' insurrection éclata.
Moulaï-Ismaïl lança contre Mohammed un autre fils qu'
il avait eu d' une négresse esclave et qui se nommait Moulaï-Zidan.
Moulaï-Zidan s' empara, par traîtrise, de son frère
et l' amena, pieds et poings liés, au sultan. Celui-ci appela le
bourreau et, sous ses yeux, il lui ordonna de couper la main droite et
le pied droit au rebelle. Mohammed ne tarda pas à mourir de ses
blessures. Ses partisans, privés de leur chef, se débandèrent
et se soumirent, et la révolte avorta.
Mais Ben-Hamet, le maître de Mouette, avait été dénoncé
au sultan comme suspect de sympathie pour le vaincu. Moulaï-Ismaïl
le manda à Fez et le somma de s' expliquer. Ben-Hamet, pressentant
le sort qui lui était réservé, devint plus farouche
encore que de coutume et fit subir à ses esclaves de si rudes traitements
que plusieurs d' entre eux, le malheureux Mouette entre autres, faillirent
périr sous ses coups.
Il les emmena à Fez avec lui et parut devant le sultan. Bien que
coupable, il parvint à sauver sa tête ; mais tous ses biens
furent confisqués. Ses esclaves devinrent, de ce fait, la propriété
de l' empereur.
Tout ce qu' avait supporté Mouette jusqu' alors n' était
rien auprès de ce qu' il allait avoir à souffrir.
Emmené à Méquinez avec ses compagnons d' infortune,
il fut jeté dans une prison sans air et sans lumière. «
Le gardien de cette prison, dit-il, était un nègre d' une
stature prodigieuse, d' un aspect effroyable, dont la voix ressemblait
aux hurlements de Cerbère, et qui tenait un bâton proportionné
à sa taille gigantesque dont il salua chacun de nous à notre
entrée.
» A la moindre négligence, au moindre signe de fatigue, il
nous accablait de coups, et, s' il s' absentait, il laissait auprès
dès malheureux esclaves des gardiens qui, jaloux. de prouver leur
zèle se montraient plus féroces que lui et justifiaient,
à son retour, leurs cruautés par des rapports toujours bien
accueillis. A la voix du terrible noir les appelant au travail dès
l' aube, les esclaves, exténués de fatigue, retrouvaient
de la force et se disputaient à qui paraîtrait le premier,
sachant bien que le dernier venu sentirait le poids du terrible bâton...
»
Un jour, le sultan vint visiter les esclaves dans leur prison. Ils se
jetèrent à ses pieds, lui montrèrent leurs blessures,
implorèrent sa pitié. Moulaï-Ismaïl passa indifférent.
Mais le nègre, furieux de leur audace, redoubla de mauvais traitements
et en fit périr vingt sous ses coups.
Les survivants n' eussent pas échappé longtemps au même
sort si, un beau jour, la peste ne fût venue à leur secours.
Ce mal qui répand la terreur fut pour eux un soulagement. Il éclata
soudainement à Méquinez et enleva la moitié de la
population. Le terrible nègre fut une de ses victimes.
Lui mort, les captifs commencèrent a respirer. On leur laissa un
peu plus de liberté ; on cessa de les assommer de coups. Et comme
un bonheur n' arrive jamais seul, voici qu' un vaisseau français
aborda au Maroc, amenant des missionnaires, Pères de la Merci,
qui payèrent la rançon des captifs et les ramenèrent
en France.
On était alors au début de l' année 1681. Le malheureux
Mouette revoyait enfin sa patrie après plus de dix années
passées aux rivages du Maure, dans les plus affreuses tortures.
***
Les Marocains d' aujourd' hui ne font plus les chrétiens captifs
pour tirer d' eux une forte rançon et ne les gardent plus en esclavage.
Mais la haine des Européens est toujours, chez eux, aussi vivace
qu' elle l' était il y a deux siècles. Ces hommes qui assassinèrent
nos nationaux à Marrakech et à Casablanca, ces gens des
tribus que nos troupes poursuivirent et châtièrent aussi
bien dans la région occidentale que sur les frontières d'
Algérie, ces fanatiques que Moulaï-Hafid appelle à
la guerre sainte n' ont pas une mentalité moins féroce que
celle des pirates de Salé et des mécréants qui torturaient
les esclaves chrétiens au dix-septième siècle.
Prétendre porter au milieu d' eux la civilisation et le sentiment
de tolérance, c' est caresser la plus folle des utopies. L' Islam
est là qui les fait irréductibles et rend nos idées
et nos moeurs inassimilables à leur esprit.
Toute temporisation, toute apparence de faiblesse et d' hésitation
les surexcite. Le force seule les domine, et quiconque prétend
les civiliser autrement que par la force perd son temps... Interrogez
plutôt ceux qui les ont vus de près, qui ont étudié
leur esprit et leurs traditions, qui ont été témoins
de leur fourberie, de leur duplicité... Et demandez-leur un peu,
pour voir, ce qu' ils pensent de la pénétration pacifique...
Vous verrez ce qu' ils vous répondront.
Ernest Laut.
Le Petit
Journal illustré du 9 Février 1908 |