LE CHAH EN COLÈRE

Après l' attentat de
Téhéran, S. M. Mohammed -Ali
administre au gouverneur de la ville une raclée magistrale.
Notre « Variété
» sur la révolution en Perse renseignera nos lecteurs sur
les causes de l' attentat dirigé récemment contre le chah.
Mohammed-Ali se rendait de Téhéran à Doshantepeh,
lorsque deux bombes furent lancées contre son automobile. La
première fit explosion en l' air. L' autre vint frapper le sol
près de l' automobile. Elle tua trois piqueurs et blessa une
vingtaine de personnes.
Le chah, qui se méfiait, n' avait pas pris place dans l' automobile
; il occupait une voiture, à quelque distance en arrière.
Il en descendit fit fouiller la maison de la terrasse de laquelle les
bombes avaient été lancées.
Détail curieux : cet attentat avait été annoncé,
le 25 Février 1908, dans un article du Courrier européen
signé Abdol-Hossein-Kheirollah.
« Notre chah, disait l' auteur de cet article, reste blotti dans
son palais, n' ose plus sortir, même avec une escorte de cavaliers
,et des batteries d' artillerie. Il est perpétuellement sur ses
gardes, fait goûter devant lui à tous les plats et à
tous les rafraîchissements. Seules, sa première femme et
sa cousine partagent ses repas. Dix concubines ont été,
jusqu' ici, licenciées ; les autres, celles qui sont maintenues
en fonctions, sont étroitement surveillées. Vingt chambres
sont toujours prêtes pour la nuit; ce n' est qu' au dernier moment
que Sa Majesté choisit celle qu' il honorera de sa présence.
Invisible et présent, inaccessible à tous et à
chacun, affolé, il ronge son frein dans l' ombre. »
Et, parlant de l' assassinat du roi de Portugal, l' auteur de l' article
ajoutait :
« Nombreux sont ceux qui, en Perse, regrettent que pareille fin
n' ait été le lot de Mohammed-Ali. Mais il ne faut pas,
semble-t-il, désespérer. Si nos renseignements sont
exacts, ce n' est qu' une question de temps et d' occasion : six
sociétés secrètes auraient chargé de l'
exécution de ce mandat des affiliés sûrs. »
Voilà pourquoi, sans doute, le chah avait pris ses précautions.
Mais jugeant que le gouverneur de Téhéran et le chef de
la police, chargés de veiller sur son auguste personne, n' avaient
pas, dans la circonstance, montré toute la prudence désirable,
i1 les fit appeler incontinent, gratifia le premier d' une formidable
raclée de coups de canne et menaça le second de le faire
sauter en l' attachant à la bouche d' un canon.
Voilà comment S. M. Mohammed-Ali réchauffe le zèle
de ses fonctionnaires.
***
VARIÉTÉ
la Révolution en Perse
Un conseil du poète Saadi.
- Le trésor des chahs. - Abus administratifs. - Trop de juges
et pas de justice. - Les réformes. - Triste sort des dames du
harem. - L' attentat et ses causes. - Les bombes étaient annoncées.
Les rois devraient souvent écouter
les avis des poètes.
Parmi les conseils moraux que l' illustre poète persan Saadi
donnait, voici tantôt six siècles et demi, à son
bienfaiteur l' atabek Abou-Bekr, fils de Saad et souverain de Chiraz,
il en est un que les derniers chahs de Perse eussent pu méditer
avec profit.
Les rois, disait Saadi, doivent ménager le peuple. Et il contait
ce qui suit à l' atabek :
« J' ai ouï dire qu' un roi, célèbre par sa
justice, s' habillait d' une tunique faite d' étoffe de doublure.
« - Roi fortuné, lui dit-on, que ne commandez-vous plutôt
un vêtement en brocart de Chine ? »
» Le roi répondit :
« - Celui-ci me suffit pour me vêtir et me préserver
des intempéries de l' air : faire davantage, ce serait tomber
dans le faste et l' élégance. L' impôt que je prélève
n' est pas destiné à accroître mon luxe et la pompe
du trône... Je ne suis pas plus exempt qu' un autre de convoitises
et de désirs, mais le Trésor n' est pas à moi seul
; il ne se remplit pas uniquement pour entretenir le faste de la couronne...
Si le roi fait main basse sur l' impôt, comment le royaume peut-il
prospérer ? C' est une lâcheté d' opprimer les faibles,
comme le passereau avide qui dérobe à la fourmi le grain
qu' elle charrie péniblement. Le peuple est un arbre fruitier
qu' il faut soigner pour jouir de ses fruits ; n' arrache pas impitoyablement
les branches et les racines de cet arbre... »
C' est pour avoir oublié ces sages recommandations du poète
que Nasr-Eddin et Mozaffer-Eddin ont préparé au chah actuel
les difficultés au milieu desquelles il se débat.
Ces souverains, à l' exemple, d' ailleurs, de leurs ancêtres,
ont dépensé sans compter et levé sur leurs sujets
maints impôts dont le produit ne servit jamais qu' à la
satisfaction de leurs royales fantaisies.
Les ressources tirées de l' impôt ne leur suffisaient même
pas. Ils ont fait à l' étranger des emprunts qui s' élèvent
à 150 millions sur lesquels la Russie leur en a prêté
75.
Cet argent a servi surtout à payer les déplacements des
deux derniers chahs, qui étaient, comme chacun sait, de grands
voyageurs.
Quant au pays, il. n' en a retiré aucun profit.
Et cependant les rois persans eussent pu consacrer ces ressources à
des entreprises plus utiles et ce contenter, pour leurs voyages et leurs
plaisirs, de puiser dans leur propre trésor.
Ce trésor, en effet, est immense. Renfermé dans les caveaux
du palais de Téhéran, il s' est accumulé à
l' infini pendant les derniers règnes.
Des sentinelles veillent jour et nuit devant la porte scellée
qui mène au souterrain où sont entassés les millions
d' or et d' argent, ainsi que les lingots de ces précieux métaux.
Le chah, pour être à la portée de son trésor,
avait fait installer ses appartements particuliers au-dessus de ces
caveaux.
Outre ces richesses, que l' on évalue à un milliard, le
chah possède encore un trésor de grande valeur enfermé
dans un appartement du palais. Ce sont des diamants, des perles, des
rubis, des émeraudes, parmi lesquels on distingue un magnifique
diamant que sa splendide beauté a fait appeler « mer de
lumière ».
Le joyau de cette royale collection est un globe terrestre en or massif,
de soixante centimètres de diamètre, tout enrichi de pierreries
du pôle Nord au pôle Sud, et dont les noms des capitales,
indiquées en lettres persanes, sont montées avec des brillants.
Les Indes sont représentées par des améthystes
splendides, l' Afrique forme une surface de rubis, l' Angleterre scintille,
tracée par des brillants de la plus belle eau, les mers sont
des émeraudes.
De plus, il y a un magnifique trône portatif en marbre, surmonté
d' un grand soleil en or, étincelant de pierreries. Sous ses
rayons sont fixés des oiseaux au plumage entremêlé
de pierres précieuses. Le tapis qui le recouvre et les coussins
sont brodés et frangés de grosses pierres fines. Enfin,
quantité d' armes et de serdari (vêtements à
longs pans plissés), enrichis de pierreries et de diamants de
très grand prix, complètent cette inestimable collection.
***
Tandis que le chah de Perse passait pour le souverain le plus fastueux
du monde entier, son peuple demeurait pauvre, son pays ne profitait
d' aucun bienfait du progrès et de la civilisation. Une administration
funeste opprimait les provinces. Loin du pouvoir central, les gouverneurs,
sortes de satrapes sans contrôle, abusaient de l' autorité
dont ils étaient investis, tondaient sans pitié leurs
malheureux administrés et faisaient des fortunes scandaleuses.
Nasr-Eddin, le grand-père du chah actuel, dut réprimer
souvent ces abus. Seulement, la manière dont il s' y prenait
n' était profitable qu' à lui-même. Il rappelait
à Téhéran le prévaricateur et il le dépouillait
de toutes les richesses mal acquises. Mais il ne les rendait pas au
peuple pressuré : il les gardait pour lui... Si bien que, quoi
qu' il advînt, les pauvres gens étaient toujours lésés.
Il n' y avait pas - il n' y a pas encore - d' organisation judiciaire
en Perse. En principe, tout mollah, tout prêtre, est
juge. Et les mollahs sont légion. Ils tirent force bénéfices
de ces fonctions judiciaires qu' ils s' arrogent et qu' ils remplissent
d' ailleurs, le plus souvent, en dépit du sens commun.
Le plus grand nombre d' entre eux ignorent la loi islamique qu' ils
sont chargés d' appliquer. Ils ne savent qu' une chose tirer
parti des procès pour s' enrichir.
Leurs sentences, d' ailleurs, ne sont jamais définitives. Les
plaideurs en appellent du jugement d' un mollah à un autre mollah.
Ainsi les procès s' éternisent et les deux parties sont
généralement ruinées avant que le différend
qui les divise ait pu être tranché en faveur de l' une
ou de l' autre.
Il résulte de ces abus que les Persans, gens raisonnables et
sensés, ont pris le parti de ne plus plaider. Le plus souvent,
les particuliers règlent leurs différends par une entente
à l' amiable. C' est tout profit pour eux... Et voilà
comment l' entente naît quelquefois de l' excès du désordre.
Malheureusement - si l' on peut dire - une commission parlementaire
persane élabore en ce moment un projet d' organisation régulière
de la justice. Bientôt, les Persans auront des tribunaux, et peut-être
alors seront-ils pris de l' amour des procès. Mais, s' ils sont
vraiment sages, ils continueront à régler leurs contestations
comme par le passé et ils ne montreront pas plus de confiance
en leurs juges qu' ils n' en avaient en leurs mollahs. Leur intérêt
s' en trouvera bien.
***
Le peuple persan, en somme, mérite
mieux que le sort qui lui fut réservé jusqu' ici. C' est
un peuple vertueux. Si l' usage de l' opium ne lui est pas tout à
fait inconnu, par contre, il ignore à peu près celui de
l' alcool. Il est sobre, intelligent, pacifique. Son esprit est ouvert
aux beautés de l' art et de la poésie. Peut-être
un régime libéral éveillera-t-il en lui le sens
des initiatives.
Déjà, au contact de l' Europe, la Perse commence à
s' imprégner des idées nouvelles. Il semble même
qu' elle s' en imprègne un peu trop, puisque la voilà
qui emprunte au nihilisme russe ses procédés violents.
Deux classes de la population, celle des prêtres et celle des
négociants, ce sont unies pour obtenir les améliorations
politiques que le chah Mozaffer-Eddin fut obligé de consentir
à son peuple quelque temps avant sa mort.
La Perce est aujourd' hui agitée d' un mouvement qui l' entraîne
vers le progrès. Un Français, qui habite depuis longtemps
Téhéran, le constatait même avant que l' agitation
politique eût obtenu du sultan les réformes souhaitées.
« Un sentiment national, écrivait-il, semble secouer ces
masses si longtemps inertes et les pousse vers l' indépendance
et la civilisation. L' exemple du Japon les a vivement frappées
; elles veulent, comme lui, marcher de l' avant ; les défaites
de la Russie étaient un triomphe pour la Perce, et le mouvement
révolutionnaire qui ébranle le trône des tzars a,
sur celui des chahs, un contre-coup fatal. A Téhéran comme
à Pétercbourg, la situation est la même : tandis
que la nation marche, le pouvoir reste stationnaire. De là le
conflit... »
Et chaque pas fait par la nation dans la voie nouvelle diminue d' autant
la puissance du souverain. Jusqu' à présent, le budget
persan avait toujours été considéré comme
le bien propre du chah : la cour y puisait sans compter. Quand l' argent
manquait, on créait de nouveaux impôts ou l' on empruntait
à l' étranger.
Le premier soin du « Medjlic », qui est la Douma persane,
fut de mettre ordre à cela. Le chah devra désormais se
contenter d' une liste civile. Du coup, il fallut supprimer une foule
de fonctionnaires inutiles et coûteux. Les dames du harem elles-mêmes
- celles du moins qui ont cessé de plaire au souverain - subissent
un préjudice du fait du régime nouveau. Naguère,
ces odalisques désaffectées étaient mariées
par les soins du chah. Les Persans n' ont point, sur ce sujet, nos scrupules
occidentaux. Ils sont très fiers d' accepter les reliefs du roi
des rois, surtout quand ces reliefs sont assaisonnés d' une dot
assez rondelette. Et le chah constituait une situation enviable aux
dames qui avaient fait l' ornement de l' « endéroun »
de son palais.
Aujourd' hui, les ressources de sa liste civile ne pourront plus lui
permettre ces libéralités. On a même vu les vieilles
épouses du roi défunt venir dernièrement demander
au Medjlic de leur donner de quoi subsister.
Tous ceux que le nouvel état de choses atteint dans leurs intérêts
se sont ligués pour le combattre. Un parti antiparlementaire
s' est créé, et, bien que le chah ait plusieurs fois juré
solennellement de respecter la Constitution, on le soupçonne
d' encourager secrètement ce parti.
Il en résulte une agitation qui s' est traduite, ces jours derniers,
par l' attentat que l' on sait.
Si imprévu qu' ait pu paraître cet attentat sous la forme
où il s' est produit, il n' a pas dû, cependant, surprendre
outre mesure le chah et son entourage. Les révolutionnaires persans
avaient pris, dès longtemps, le soin de les prévenir de
leurs intentions.
Au mois de Septembre 1906, un petit journal clandestin, le Chabnameh,
répandu à profusion à Téhéran, adressait
des menaces précises aux ennemis du parlementarisme :
« Ne savez-vous pas, disait-il aux courtisans, ne lisez-vous pas
que dans notre voisinage, en Russie, il y avait des hommes ignorants
qui n' en faisaient qu' à leur tête et qu' ils ont été
tués sans miséricorde ?... Sur Dieu et les Imans, nous
jurons que nous possédons tout ce qu' il faut pour fabriquer
des bombes. Nous nous sommes livrés à des expériences
définitives. Nous disposons des meilleurs moyens de fabrication...
»
Le gouverneur de Téhéran et le préfet de police,
contre lesquels le chah entra dans une si grande colère à
la suite du récent attentat, n' avaient sans doute pas pris ces
menaces au sérieux. Ils ont appris, à leurs dépens,
qu' elles n' étaient pas vaines. C' est fini du poignard et du
« mauvais café »qui furent autrefois, en Orient,
les armes traditionnelles des régicides...
La Perse aura connu le progrès scientifique par ses horreurs
avant de le connaître par ses bienfaits.
Ernest LAUT.