LA RÉVOLUTION EN HAITI


Douze notables de Port-au-Prince sont fusillés sans jugement

On sait que, depuis quelques mois, la révolution sévit à Haïti. L' Europe n' y avait pas prêté grande attention, ce pays étant depuis un siècle, ainsi que nous le démontrons plus loin dans notre « Variété », en état de convulsion permanente.
Le général Firmin essaie de renverser le général Nord-Alexis qui détient en ce moment la présidence de la République haïtienne. Les insurgés, vaincus, s' étaient réfugiés dans les consulats de France, d' Espagne et d' Allemagne. Mais quelques-uns de leurs partisans étaient demeurés à Port-au-Prince ; ce sont eux que le général Nord - Alexis a fait saisir et fusiller sans autre forme de procès.
En outre, le président de la République haïtienne a émis la prétention de se faire livrer par les consuls les personnes qui ont cherché un asile sous la protection des pavillons européens.
Les consuls ont refusé de se prêter à sa volonté. Des vaisseaux de guerre français, anglais, allemands et américains sont partis en toute hâte pour les ports haïtiens.
Et cette démonstration énergique suffira. il faut l' espérer, à ramener pour un temps le calme dans la République nègre et à empêcher d' autres massacres et d' autres séditions.

VARIÉTÉ

Le Pays des Révolutions

Haïti. - - Une ère de tranquillité et de richesse. - La prospérité d' une colonie française. - Les effets de la Révolution. - Comment les nègres d' Haïti profitèrent de la liberté. - Toussaint Louverture et Dessalines. - La cour de Soulouque. - L' incendie de Port-au-Prince. - Le gendarme est sans pitié. - Le président Nord-Alexis ne tient pas ses promesses.

Le pays des révolutions, c' est cette île de Saint-Domingue ou de Haïti qu' un soulèvement politique, suivi d' exécutions sommaires, vient encore d' ensanglanter.
Depuis cent quatre ans que l' indépendance de ce malheureux pays fut proclamée, les révolutions, les troubles, les émeutes, les séditions s' y sont succédé presque sans discontinuer. C' est la terre élue des agitations politiques, du désordre, de l' anarchie. Alternativement, Haïti a vécu sous des présidents de République, des rois, des empereurs, mais, qu' elle que fût la forme du gouvernement, le pays n' en était ni plus calme ni plus heureux. Il semble qu' un ferment d' agitation s' y renouvelle sans cesse et y entretienne la révolution à l' état permanent.
Je n' entreprendrai pas de conter par le menu l' histoire de ces innombrables et perpétuels soulèvements. Il faudrait un fil l' Ariane pour se retrouver au milieu des intrigues de tous ces généraux - car Haïti est aussi le pays des généraux - qui, depuis un siècle, se disputèrent continuellement le pouvoir. Je risquerais, en l' essayant, de m' égarer dans ce dédale de guerres civiles et d' insurrections, et j' aurais tôt fait de lasser la patience du lecteur.
Au surplus les événements qui, depuis cent ans se déroulèrent à Haïti, pour violents qu' ils aient été, ont manqué de variété. C' est surtout à propos de cette î1e qu' on peut dire l' histoire est un éternel recommencement. Un général occupe le pouvoir, un autre général fomente une révolution et tente de le renverser. Les trois quarts du temps, les partis opposés ne différent nullement d' opinions politiques.
A Haïti, on ne se bat pas pour des principes, mais bien plutôt pour des questions de personnes... « Ote-toi de là que je m' y mette ! » Voilà la grande raison des révolutions haïtiennes. Et le présent soulèvement est un exemple frappant de cette politique simpliste autant que violente.

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Ce pays connut pourtant une ère de tranquillité et de richesse... Et ce fut - j' en demande pardon aux mânes des grands théoriciens antiesclavagistes - ce fut au temps de l' esclavage des nègres, au dix-huitième siècle. Saint-Domingue appartenait alors, par parties inégales, à deux puissances européennes : l' Espagne et la France.
La colonie espagnole comprenait 48,000 kilomètres carrés la colonie française n' en avait que 28,000. Et cependant, tant était développé chez nos pères cet instinct colonisateur qu' on nous dénie aujourd' hui, la colonie française de Saint-Domingue était considérée comme le type des colonies à plantations, et de beaucoup la plus riche du Nouveau Monde. Bien que beaucoup moins vaste que sa voisine espagnole, elle était quatre à cinq fois plus peuplée.
En 1776, époque où l' on fit la délimitation entre les deux colonies, la française possédait prés de 12,000 plantations, tandis que l' espagnole n' en avait que 5,500.
Le recensement de 1788 donnait, pour le Saint-Domingue français, plus de 455,000 habitants, soit 27,717 blancs, 21,808 gens de couleur libres et 405,564 esclaves. Le Saint-Domingue espagnol n' avait que 125,000 habitants, dont 15,000 esclaves seulement.
On cultivait, dans les plantations françaises, l' indigo et surtout la canne à sucre. Les planteurs y faisaient des fortunes considérables. Les plus beaux nègres, les plus forts étaient, sur tous les marchés des Antilles, achetés pour les plantations françaises de Saint-Domingue.
Pendant les vingt à vingt-cinq années qui précédèrent la Révolution française, la colonie jouit d' une extraordinaire prospérité. En 1789, la production du café atteignait 43,000 tonnes ; en 1791, celle du sucre montait à plus de 73,000 tonnes. C' est de Saint-Domingue que l' Europe tirait presque tout son sucre et son coton. En 1789, l' exportation de l' île vers la France dépassait 135 millions de francs.
La Révolution française, qui eut son contre-coup dans le monde entier, devait bouleverser de fond en comble le régime de Saint-Domingue. Mulâtres et Nègres, alliés contre les Blancs, se soulevèrent. Les planteurs furent massacrés, les plantations saccagées. Une ère de troubles commençait à Saint-Domingue, une ère de troubles qui ne devait plus finir.
La Convention avait proclamé, en 1794, la liberté et l' égalité politique des Noirs. Ceux-ci, sous la conduite d' un chef habile et courageux, Toussaint Breda, dit Toussaint Louverture, surent assurer leur indépendance. Ils chassèrent les Anglais et les Espagnols qui avaient envahi Port-au-Prince et massacrèrent ou expulsèrent jusqu' au dernier des anciens colons de l' île.
En 1795, le traité de Bâle ayant reconnu à la France le droit de souveraineté sur toute l' île, le Directoire nomma Toussaint Louverture général en chef des troupes de Saint-Domingue. Celui-ci en profita pour se rendre indépendant. Il se fit élire gouverneur à vie et donna au pays une constitution. Son gouvernement était modéré ; le calme était revenu dans l' île Saint-Domingue espérait enfin des jours heureux, lorsqu' un nouvel orage éclata sur l 'île.
Les planteurs dépossédés n' avaient pas perdu tout espoir de reconquérir leurs terres et leurs fortunes. Ils intriguèrent dans ce but auprès de Bonaparte, premier consul. Joséphine, en sa qualité de créole, partageait leurs espérances et soutenait leurs prétentions. Bonaparte entra dans leurs vues et décida de reconquérir Saint-Domingue. Il y expédia une armée sous les ordres de son beau-frère, le général Leclerc.
On sait quelle fut la triste fortune de cette expédition. Leclerc s' empara par surprise de Toussaint Louverture et l' envoya prisonnier en France. Mais l' insurrection ne fut point vaincue pour cela. Elle se ralluma, au contraire, plus violente, sous la conduite du nègre Dessalines.
Le climat, les maladies épidémiques, si terribles en ces régions tropicales, semblaient conspirer avec les Noirs la défaite des Blancs. Une épouvantable épidémie de fièvre jaune décima l' armée française. Leclerc fut parmi les victimes. Des 35,000 hommes débarqués, près de 25,000 moururent en quelques semaines. Le 30 Novembre 1803, les misérables débris de l' armée s' embarquaient et regagnaient la France.
Une fois de plus, les Nègres de Saint-Domingue avaient conquis la liberté.

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La proclamation officielle d' indépendance de l' île eut lieu aux Gonaïves. le 1er Janvier 1804... Depuis lors, l' histoire de Haïti ne fut plus, sauf quelques courtes périodes de tranquillité, qu' un long enchaînement de drames, de crimes, d' émeutes et de révolutions de palais.
Dessalines, qui s' était si vaillamment conduit lorsqu' il s' était agi de chasser l' étranger de l' île, perdit la tête dès qu' il se vit au pouvoir. Après avoir rendu à l' île son ancien nom de Haïti, il se fit proclamer empereur sous le nom de Jacques Ier et se conduisit en véritable tyran, faisant assassiner, sans aucune forme de procès, ceux qu' il considérait comme ses ennemis politiques. A un siècle d' intervalle, le président Nord-Alexis vient de nous montrer que, à ce point de vue, les moeurs ne se sont guère modifiées en Haïti, et que ces exécutions sommaires y sont toujours en honneur.
En 1806, une émeute éclata, conduite par le mulâtre Pétion et le nègre Henri Christophe, et Dessalines fut assassiné à son tour.
Mais aussitôt les deux vainqueurs se brouillèrent et la guerre civile continua.
Christophe, établi au Nord de l' île, s' y fit proclamer roi sous le nom de Henri Ier ; Pétion, maître des contrées du Sud, y maintint le régime républicain.
A la mort de ce dernier, en 1818, le mulâtre Jen-Pierre Boyer, qui lui succéda, reprit la campagne contre Christophe qui se suicida pour ne pas tomber entre des mains de ses ennemis. Boyer réussit, en 1822, à conquérir l' île tout entière. La tranquillité allait-elle enfin régner à Haïti ?... Hélas ! non. Aux crises politiques succédèrent les crises financières. Le malheureux pays, épuisé par tant de soulèvements, ne put payer une indemnité due à la France pour les anciens colons expropriés. Les insurrections recommencèrent. Boyer dut s' enfuir et vint mourir en France.
En 1844, l' unité de l' île était brisée. Un nouvel État se formait à l' Est, qui prenait le nom de République Dominicaine. En même temps, des soulèvements éclataient de tous les côtés à la fois : Le général Salomon s' insurgeait dans le Sud ; le général Dalzon, à Port-au-Prince ; le général Pierrot - que de généraux ! - au Nord de Cap-Haïtien. Le président de la République s' inquiétait d' ailleurs fort peu de tous ces soulèvements. C' était alors un vieux nègre ivrogne, le général - lui aussi ! - le général Guerrier, qui passait sa vie à se gorger de tafia au fond de son palais.
Ce Guerrier, qui n' avait, jamais manié d' autres armes que les bouteilles de rhum qu' il vidait sans souci des affaires de son pays, ne tarda pas à succomber dans une crise d' alcoolisme. Un président sage et pacifique, Jean-Baptiste Riché, lui succéda et ramena la paix dans l' île. Mais il mourut trop tôt, et, le 1er Mars 1847, le Sénat haïtien lui donna pour successeur le nègre Faustin Soulouque.

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Jusqu' ici, l' histoire de Haïti s' est déroulée dans le désordre et l' horreur. Avec Soulouque, elle prend un caractère nouveau : elle entre de plein pied dans le grotesque.
Après divers massacres et des campagnes malheureuses contre la République Dominicaine, ce tyran ridicule, qui se faisait appeler Faustin-Soulouque-Napoléon-Robespierre, s' avisa de se faire proclamer empereur sous le nom de Faustin Ier. Tourmenté par la gloire de Napoléon, il voulut une cour calquée sur celle du Premier Empire. Il se fit sacrer dans la cathédrale de Port-au-Prince, eut une garde impériale, des maréchaux, créa une noblesse. Tous les uniformes démodés d' ambassadeurs, de préfets, d' académiciens partaient d' Europe à destination d' Haïti.- Soulouque en affublait ses dignitaires... Et quels dignitaires !... Il y avait, à la cour de Port-au-Prince, des ducs, des marquis, des comtes et des barons qui ressemblaient merveilleusement, avec leurs panaches et leurs chamarrures, aux singes savants de chez Corvi... Le grand-chambellan de Soulouque s' appelait M. le duc de la Marmelade, le grand-panetier était duc de la Limonade, et le grand maréchal de la cour marquis de Trou-Bombon.
Ce personnage d' opérette - je parle de Soulouque - exaspéra tellement son peuple par ses folies, ses exactions et ses dilapidations que, à la fin, on l' expulsa et on l' envoya à la Jamaïque.
Sous ses successeurs, Geffrard, Salnave, Nissage-Saget, Domingue, les émeutes, les fusillades, les soulèvements continuèrent.
En 1879, on se battit jusque dans la chambre des représentants haïtiens. Quarante députés furent tués ou blessés. Tous les dix ans, à peu près, la malheureuse capitale, Port-au-Prince, a dû être reconstruite, à la suite d' incendies allumés par les révolutionnaires.
On n' a pas oublié la terrible révolution qui accompagna, en 1888, la chute du général Salomon. Sans le dévouement des marins français du Bisson, la ville de Port-au-Prince eût été alors détruite de fond en comble.
Il n' en alla guère mieux sous la présidence du général Hippolyte, qui succéda au président Salomon. Il n' en va guère mieux aujourd' hui sous la férule du président Nord-Alexis, qui vient de se manifester comme un gaillard fort peu respectueux du droit des gens.
« Le gendarme est sans pitié », a dit Courteline. Cette affirmation, qui ne saurait s' appliquer à nos braves Pandores français, semble, au contraire, faite tout exprès pour le président Nord-Alexis. Ce personnage peu endurant est, en effet, un ancien gendarme. Âgé aujourd' hui de quatre-vingt-huit ans, il a fait sa carrière militaire dans la gendarmerie haïtienne. Il était, en 1843, officier de gendarmerie, chef d' escadron ; deux ans plus tard, aide de camp du président de Haïti, adjudant de place à Cap-Haïtien ; il recevait, en 1847, les premiers ordres de noblesse.
Pendant la révolution de 1865, il défendit, avec Salnave, Cap-Haïtien ; en 1868, il devenait ministre de la guerre, sous la présidence Saint-Marc. Depuis lors, il fut mêlé fort activement à tous les événements politiques et militaires qui survinrent dans la République haïtienne. Il se présenta au moins une dizaine de fois à la présidence sans pouvoir parvenir à la magistrature suprême. Enfin, il réussissait, il y a deux ans, à se faire proclamer président par un Parlement à sa dévotion ; il était élu par 100 voix sur 115 votants.
En prenant le pouvoir, il avait tracé ainsi la politique que devait suivre son gouvernement : « Il faut demeurer en paix, pour conserver l' indépendance du pays, pour le faire prospérer, pour se développer et pour prendre enfin notre place parmi les nations civilisées. »
Mais le président Nord-Alexis n' a pas tenu sa promesse : depuis son arrivée à la magistrature suprême, les troubles ont, en Haïti, succédé aux troubles pour aboutir au régime de terreur qui, depuis quelque temps, sévit là-bas.
De tout ceci, une conclusion, se dégage. Et elle n' est point, il faut bien le dire, tout à fait conforme aux idées des négrophiles à tous crins qui, depuis cent ans, prônèrent sans relâche le principe de l' égalité des races. C' est que ces grands enfants noirs, tant qu' ils seront livrés à eux-mêmes, se laisseront aller à tous les mauvais instincts des êtres primitifs. Ils ont besoin que les Blancs veillent sur eux d' un peu plus près et les dirigent avec quelque énergie, ou sinon ils ne sont pas près de prendre, comme le dit si plaisamment le président NordAlexis, leur place parmi les nations civilisées.
Ernest LAUT.

 

Le Petit Journal illustré 29 Mars du 1908