LE NOUVEAU ROI DE PORTO-NOVO

Le prince Adjiki, fils de Toffa, coiffé
du bicorne à plumes blanches,
insigne de la souveraineté, assiste aux fêtes de son couronnement.
Nous donnons plus loin, dans notre
« Variété », de curieux et pittoresques détails
sur la façon dont on célébrait jadis, et dont on
célèbre aujourd' hui, l' avènement d' un nouveau
souverain dans ces contrées de la côte des Esclaves, qui
sont à présent colonies françaises.
C' est le récent décès de Toffa, roi de Porto-Novo,
et le couronnement de son fils, le prince Adjiki, qui nous ont fourni
l' occasion de donner à nos lecteurs, d' après des documents
d' une absolue exactitude, cette intéressante gravure sur les
fêtes qui se sont déroulées à Porto-Novo.
Adjiki a reçu le bicorne à plumes blanches, insigne du
pouvoir, des mains de M. Marchal, lieutenant-gouverneur de la colonie
française du Dahomey, en même temps qu' un arrêté
le nommait « chef supérieur des territoires français
du Bénin ».
De ce fait, Adjiki a pour attribution le concours à l' exécution
de toutes les mesures prescrites par le lieutenant-gouverneur ou par
le résident de Porto-Novo. Il intervient notamment, lorsqu' il
en est requis, auprès des chefs de région, de village
ou de quartier pour les maintenir dans l' obéissance en toutes
circonstances ou pour y maintenir les habitants du cercle de Porto-Novo.
Il remplit les fonctions judiciaires qui peuvent ou pourront lui être
dévolues par les actes régissant la matière.
Le prince Adjiki reçoit, en cette qualité de chef supérieur,
un traitement annuel de 25,000 francs, outre la part lui revenant des
remises sur l' impôt personnel, allouées aux chefs indigènes
par les règlements en vigueur.
Et voilà, comment il arrive parfois que la République
fait des rois.
VARIÉTÉ
Cérémonies dahoméennes
A propos de la mort de Toffa
et du couronnement d' Adjiki. - Comment on fêtait jadis, au Dahomey,
l' avènement du nouveau roi. - Les sacrifices humains. - Souvenirs
d' un missionnaire français. - Cuézo est mort.. vive Glé-Glé
!... - Les charniers d' Abomey. - L' oeuvre de la civilisation française.
Vous souvient-il encore - c' est si
loin déjà ! - des origines de la guerre entre la France
et le Dahomey ?...
Béhanzin, en lutte avec son voisin Toffa, roi de Porto-Novo,
accusait les factoreries françaises d' avoir fourni des armes
à ce dernier. Il ordonna le pillage de ces factoreries, se procura
un armement complet de fusils à tir rapide, et marcha résolument
contre les troupes qu' on avait envoyées pour le châtier.
On sait le reste : le général Doods écrasa l' armée
dahoméenne dans la plaine de Pogessa. Behanzin résista
encore quelque temps, puis, abandonné du plus grand nombre de
ses guerriers, trahi par son grand-féticheur, il vint un beau
jour tomber entre les mains de nos tirailleurs... Le Dahomey était
à nous.
Voici plus d' un an que Béhanzin est mort. Toffa, son irréconciliable
ennemi, vient de mourir à son tour. Il est mort au début
de Février, et c' est à peine si les journaux de la métropole
ont annoncé le départ, pour un monde meilleur, de ce bon
nègre qui, non content d' avoir, dès 1882, et spontanément,
mis son pays sous le protectorat français, nous valut encore
cette colonie du Dahomey, colonie paisible et florissante entre toutes,
qui se suffit toujours à elle-même et n' eut jamais - fait
trop rare dans notre histoire coloniale - le moindre besoin de l' aide
financière de la métropole.
Franchement, Toffa ne méritait-il pas, pour tout cela, qu' on
donnât, dans la presse, quelques lignes à son souvenir
?
C' était un pittoresque, personnage que ce roi nègre.
Quand les Européens lui rendaient visite en son palais, ils le
trouvaient enveloppé dans son grand pagne de soie coloriée
et assis sur un trône ou couché tout de son long sur un
lit de cuivre. C' est dans l' une ou l' autre de ces attitudes qu' il
leur donnait audience. Le matin, il était toujours coiffé
d' une large casquette verte ; l' après-midi, il portait un gibus
de livrée à cocarde d' argent ; le soir, un chapeau de
général de division à plumes blanches.
Quant à ses chaussures, c' étaient invariablement une
paire de pantoufles en velours vert sur lesquelles - afin que nul n'
ignorât sa qualité - on pouvait lire, brodés en
or, ces deux mots : King Toffa (roi Toffa). Voulait-il se montrer
à son peuple, Toffa sortait en hamac ou. en voiture. Mais, à
défaut de chevaux, c' étaient ses laris, ses
ministres, qui s' attelaient aux brancards et le tiraient vigoureusement
par la ville. Sur son passage, ses sujets s' agenouillaient ou se prosternaient
dans la poussière.
Le 8 Février dernier, ils lui ont rendu cet hommage pour la dernière
fois. Pour la dernière fois, les ministres l' ont traîné
dans sa voiture de gala drapée de deuil. Derrière ce cercueil
improvisé suivaient trente mille sujets fidèles du roi
défunt et toute la colonie européenne en palanquins. Des
tirailleurs, l' arme au bras, faisaient la haie sur le passage du cortège.
Deux jours plus tard, le même carrosse transportait au palais
du gouverneur le fils de Toffa, le prince Adjiki, et la cérémonie
de la proclamation avait lieu en présence des fonctionnaires
français et des personnages de la cour de Porto-Novo. Adjiki,
vêtu du grand pagne de cérémonie, s' approchait
du gouverneur qui le coiffait d' abord d' une calotte blanche, par-dessus
laquelle il posait le bicorne à plumes blanches, insigne de la
souveraineté. Le jeune homme régnera sous le nom d' Adjiki~Toffa.
***
Ainsi se déroula, dans sa simplicité, cette cérémonie
du couronnement. Quelques danses, quelques réjouissances traditionnelles...
Et ce fut tout.
Et je pensais, à part moi, en lisant le compte rendu de ces fêtes
pacifiques, que, il y a seulement trente ou quarante ans, avant l' établissement
de l' influence française en ce pays, la solennité eût
été moins calme et ne se fût point passée
sans une large consommation de tafia et une non moins large effusion
de sang.
J' ai connu, autrefois, un brave et digne missionnaire qui avait séjourné
au Dahomey avant la conquête française, et j' ai même
rapporté ici, naguère, le récit qu' il m' avait
fait de son arrivée dans ce pays et de son premier voyage à
Abomey.
Ce pionnier de la civilisation européenne en ces régions
avait gardé de son séjour de tragiques souvenirs. Il avait
assisté, en 1860, aux cérémonies de la mort de
Guézo et aux sacrifices humains que son fils Glé-Glé
offrit à ses mânes en montant sur le trône. Je note
en passant, que Guézo fut le grand-père et Glé-Glé
le père de Béhanzin, le dernier roi dahoméen.
Lorsque Glé-Glé prit le pouvoir, il commença par
envoyer à Ouidah une escorte chargée de ramener à
Canna, la ville sainte, la Mecque des Dahoméens, les Blancs des
factoreries et de la Mission pour les faire assister aux abominables
cérémonies traditionnelles. Cette escorte amenait avec
elle un cabécère - fonctionnaire du palais -
qui avait sans doute déplu au nouveau. maître et qu' on
noya en grande pompe dans l' embouchure de la rivière, afin qu'
il allât porter au roi défunt des nouvelles de ce qui se
passait au Dahomey.
Les Blancs se fussent bien passé d' aller à Canna et à
Abomey voir les massacres qui s' y préparaient ; mais, en ce
temps-là, nous n' étions pas les maîtres sur la
côte des Esclaves. Il fallut se résoudre à partir,
fortement encadrés par les soldats de Glé-Glé.
Le 14 Juillet 1860, ils arrivaient à Canna où Glé-Glé
les recevait abrité sous les vastes parasols, insignes du pouvoir.
Dès le lendemain, on partait pour Abomey. Les fêtes sanglantes
allaient commencer. Vingt mille nègres à pied suivaient
le roi sur la grand'route qui joint la ville sainte à la capitale.
Le 16, plusieurs captifs furent présentés au roi par le
ministre de la Justice qui demanda à Glé-Glé s'
il avait quelque communication à faire à son père
défunt. Glé-Glé en avait plusieurs, en effet. Les
condamnés les recueillirent ; après quoi, selon l' usage,
on leur donna à chacun une piastre et une bouteille de tafia
pour payer le prix de leur voyage aux sombres bords, et, en moins de
temps qu' il n' en faut pour l' écrire, leurs têtes roulèrent
dans la poussière.
Une fois ces courriers partis avec leurs dépêches d' outre-tombe,
le roi monta sur un trône, revêtu de ses armes de combat,
et fit à son peuple un belliqueux discours qui fut accueilli
avec un enthousiasme frénétique.
Plusieurs jours se passèrent en fêtes, en distributions
de cadeaux faits par le roi à ses soldats. Mais, le 23, les massacres
recommencèrent. Des cabécères et des musiciens,
désignés pour entrer au service du roi défunt,
furent expédiés dans l' autre monde. Le 28, nouveau sacrifice
de quatorze captifs.
Mais voici les jours venus des grandes tueries.
Le 29, on promène par la ville tout un lot de prisonniers qui
ont dans la bouche des bâillons en forme de croix, ce qui les
fait atrocement souffrir. La nuit suivante, tous ces malheureux sont
exécutés.
« Les chants ne discontinuent pas, écrit notre missionnaire
dans son journal, non plus que les tueries. La place du Palais exhale
une odeur épouvantable. Quarante mille nègres y stationnent
jour et nuit au ,milieu des ordures.« Les chants ne discontinuent
pas,écrit notre missionnaire dans son journal, non plus que les
tueries. La place du Palais exhale une odeur épouvantable. Quarante
mille nègres y stationnent jour et nuit au milieu des ordures.
En y joignant la vapeur de sang et les émanations des cadavres
en putréfaction, dont le dépôt est peu éloigné,
on croira sans peine que l' air qu' on respire ici est mortel. »
Le 30 et le 31, les fidèles sujets venus de Ouidah font au roi
l' offrande des victimes qu' ils ont amenées avec eux. Ces esclaves,
destinés à mourir, font trois fois le tour de la place
au son d' une musique infernale. Puis, tandis que Glé-Glé
félicite et remercie les donateurs, l' égorgement s' accomplit.
« Pendant ces deux dernières nuits, dit encore le témoin
forcé de cette orgie sanglante, il est tombé cinq cents
têtes. On les sortait du palais à pleins paniers, accompagnés
de grandes calebasses dans lesquelles on avait recueilli le sang pour
en arroser la tombe du roi défunt. Les corps étaient traînés
par les pieds et jetés dans les fossés de la ville où
les corbeaux, les vautours et les loups s' en disputaient les lambeaux.
Plusieurs de ces fossés sont comblés d' ossements humains...
»
Mais ce n' est point assez de ces massacres. Il faut y ajouter les morts
volontaires. Celles-ci, suivant notre auteur, peuvent s' évaluer
à six cents. Ce sont celles des femmes du roi Guézo. Autour
du caveau où repose le souverain défunt, elles se sont
rangées dans l' ordre qu' elles occupaient à la cour et
elles se sont volontairement empoisonnées.
Pourtant, si nombreuses qu' elles soient, ces femmes, le roi Glé-Glé
estime sans doute qu' elles ne suffiront pas à assurer, dans
l' autre monde, le service de son père défunt. Dans la
nuit du 4 au 5 Août, quinze femmes destinées à prendre
soin de l' ombre de Guézo lui sont expédiées à
coups de poignard.
Dans la journée suivante, on lui en envoie quinze autres par
le même moyen, en même temps que trente-cinq hommes qu'
on a auparavant promenés, bâillonnés et ficelés,
à travers la ville.
Le prudent Glé-Glé a pensé à tout. Si son
noble père veut se promener en voiture dans le séjour
des bienheureux, il lui faudra un carrosse et des cochers. Quatre magnifiques
noirs chargés de cette fonction sont amenés devant Glé-Glé.
« Ils ignoraient leur sort, dit notre voyageur. Quand on les a
appelés, ils se sont avancés tristement, sans proférer
une parole ; l' un d' eux avait deux larmes qui perlaient sur ses joues.
Ils ont été tués tous les quatre, comme des poulets,
par le roi en personne... »
Après quoi, pêle-mêle, on les a jetés dans
une grande fosse avec une voiture de la cour.
Mais la journée la plus sanglante fut celle où le roi
fit ses offrandes personnelles aux mânes de son père, Une
estrade fut dressée au milieu de la place du Palais. Glé-Glé
vint s' y asseoir, accompagné du ministre de la Justice, du gouverneur
de Ouidah et de tous les hauts personnages du royaume qui allaient se
disputer l' honneur de servir de bourreaux. Après quelques paroles
échangées avec ces dignitaires, le roi alluma sa pipe.
C' était le signal prévu. Aussitôt tous les coutelas
furent tirés et les têtes tombèrent.
« Le sang, dit le témoin de cet affreux massacre, le sang
coulait de toutes parts ; les sacrificateurs en étaient couverts,
et les malheureux prisonniers, qui attendaient leur tour au bas de l'
estrade, étaient comme teints de rouge... »
Et il ajoute, en manière de conclusion :
« Ces cérémonies vont durer encore un mois et demi
; après quoi, le roi se remettra en campagne pour faire de nouveaux
prisonniers et recommencer sa fête des Coutumes vers
la fin d' Octobre. Il y aura encore sept à huit cents têtes
d' abattues... »
***
Voilà comment on célébrait
naguère, dans ces royaumes nègres de la côte des
Esclaves, la mort d' un roi et l' avènement de son successeur.
La modeste cérémonie par laquelle Adjiki fut, l' autre
jour, sacré roi à la place de son père Toffa n'
eut heureusement rien de comparable à ces orgies sanglantes.
On y dansa, on y but sans doute force tafia, mais on n' y versa pas
la moindre goutte de sang. La civilisation française, en quelques
années, a chassé ces moeurs barbares du Dahomey et de
Porto-Novo.
Et je serais bien surpris s' il se trouvait un indigène, si fervent
qu' il fût des traditions ancestrales, qui songeât un seul
instant à regretter le passé.
Ernest LAUT.
Le Petit Journal illustré
du 5 Avril 1908