LES DERNIERS INVALIDES


qu' on parlait d' expulser récemment


Dans un vieux. poème sur les Soldats invalides, le poète La Monnoye disait :

Moins vous êtes entiers et plus on vous admire,
Semblables à ces troncs, jadis si révérés
Que la foudre en tombant avait rendus sacrés.

Or, nous avons bien failli ne plus les admirer, les vieux braves si vénérés de la population parisienne. Leurs hauts faits, les blessures reçues au service de la Patrie devraient, certes, les avoir rendus sacrés. Mais le propriétaire-Etat avait besoin de leur palais ; il songea un moment à les en expulser. A leur place, on eût installé dans l' Hôtel les états-majors, les musées de l' Armée et de la Marine.
Et voilà pourquoi les invalides à jambes de bois, les invalides manchots eussent été congédiés.
Mais on a pensé qu' une telle mesure serait pour eux trop cruelle. Les invalides, on l' espère, finiront tranquillement leur existence en cette demeure historique. D' ailleurs, ils ne sont plus que vingt-neuf. Sur ce nombre, onze sont des survivants de la guerre de Crimée ; sept, de la guerre d' Italie ; un, de la guerre du Mexique ; deux, de la camapagne de Rome ; les autres ont pris part aux combats de 1870 et de la Commune. Parmi eux est un officier, le capitaine Colembain, prisonnier à Sedan et blessé à l' assaut d' une barricade de la rue Saint-Dominique ; un autre, simple soldat, qui se nomme Lévy, et qui est manchot et gardien du tombeau de l' empereur.
Avant qu' ils aient disparu jusqu' au dernier, nous avons voulu rappeler le passé glorieux de l' institution dans notre Variété anecdotique d' aujourd'hui, et rendre une fois encore hommage à ces vieux serviteurs du pays.

VARIETÉ

LES INVALDES

Ils ont failli partir. -L' Hôtel des Invalides, de Louis XIV à nos jours. - Une manifestation sur la place des Victoires. - Deux invalides du sexe aimable. - Angélique Duchemin et Rose Barreau. -
L' invalide à la tête de bois.

Les Invalides ont failli partir, quitter le vieil Hôtel que le grand roi éleva, voici deux cent trente-quatre ans, pour y loger les débris de nos gloires militaires.
En passant par l' esplanade, nous n' aurions plus rencontré la silhouette légendaire de l' invalide vêtu de la longue redingote de drap bleu et coiffé de la casquette plate ornée de la cocarde tricolore.
Nous n' aurions plus vu ces vieux braves dont la poitrine s' étoilait de tant de médailles et de croix... C' eût été la disparition d' une belle physionomie parisienne et d' une grande figure française.
Heureusement, on nous fait espérer que les Invalides ne seront point expulsés ; et tout est bien qui finit bien.

***

Si l' Hôtel des Invalides fut élevé sous Louis XIV, ce n' est point à dire qu' auparavant la monarchie française n' ait rien fait pour les soldats vieillis ou blessés à son service. Déjà Charlemagne obligeait les monastères à recevoir et à héberger, en qualité de frères lais, les soldats blessés à la guerre.
Mais la première idée d' un asile pour les vieux guerriers appartient au Béarnais. Si nous consultons l' excellent ouvrage de Léon Mention, sur l' Armée de l' ancien régime, nous y voyons que l' établissement des Invalides a été le résultat d' un lent travail ébauché sous Henri IV, repris par Richelieu et achevé par Louvois:
En 1606, le roi fait choix de la maison de la Charité chrétienne, sise faubourg Saint-Michel, « pour devenir l' asile des pauvres gentilshommes, capitaines, soldats estropiés, vieux et caducs ». Louis XIII, à son tour, établit une communauté en ordre de chevalerie sous le nom de Saint-Louis, « pour nourrir et entretenir tous soldats estropiés au service ».
Enfin, Louvois reprend ces projets inachevés et en fait sortir une institution. Un impôt payé par les abbayes, un autre sur les sommes payées par le département de la Guerre lui procurent les ressources nécessaires. Bientôt, les immenses bâtiments de l' Hôtel des Invalides s' élèvent « dans la plaine de Grenelle, sur la Seine, proche Paris ». Ils sont l' oeuvre de l' architecte Libéral Bruant. Mansart fait les plans du dôme ; Girardon dirige les travaux de sculpture. En moins de quatre ans, l' hôtel est achevé... On bâtissait, en ce temps-là, plus solidement et plus vite qu' aujourd'hui. Il est vrai qu' on ne connaissait pas les grèves.
Par l' édit de création, l' Hôtel devait servir d' asile à ceux qui avaient exposé leur vie et prodigué leur sang « pour la défense et le soutien de la monarchie et contribué si utilement au gain des batailles ».
Louvois avait encore un autre but en créant les Invalides. Jusqu' alors, l' état de soldat était singulièrement précaire. En assurant aux militaires un asile pour leurs vieux jours, le ministre comptait encourager l' enrôlement des jeunes gens. les fixer au corps, rendre plus stable la condition du soldat et l' élever désormais au niveau d' une profession.
« Il ne faut pas, dirait l' édit, que les jeunes gens soient détournés du métier des armes par la méchante condition où se trouveraient ceux qui, s' y étant engagés et n' ayant point de biens, y auraient vieilli ou été estropiés si l' on n' avait soin de leur subsistance. »
On avait négligé de définir nettement les conditions d' admission aux Invalides. Il suffisait, pour y être admis, que le conseil d' administration de l' Hôtel eût jugé « bons et valables » les services des candidats.
Il y eut des abus inouïs. La foule des anciens soldats s' y précipita. Certains d' entre eux n' avaient pas quarante ans et étaient exempts de blessures. Au dix-huitième siècle, on vit même s' introduire à l' Hôtel de faux invalides, domestiques d' officiers, valets de hauts personnages qui avaient obtenu des certificats de complaisance.
Ce ne fut que sous Louis XVI qu' un règlement sévère fut établi, permettant de ne donner asile qu' à ceux que leurs blessures, leur âge ou leur état de santé rendaient incapables de vivre ailleurs.
Le comte de Saint-Germain décide que le nombre des officiers et soldats qui pourront être désormais entretenus à l' Hôtel ne dépassera pas 1,500. Un grand nombre d' invalides, encore suffisamment ingambes, sont expédiés dans les provinces.
Tous les auteurs des Mémoires du temps se sont attendris sur l' exode de ces pauvres diables.
« Une des voitures qui les transportaient s' arrêta place des Victoires... Ces vieux soldats descendirent, les yeux baignés de larmes, et s' agenouillèrent devant la statue de Louis XIV, leur fondateur, l' appelant leur père et s' écriant qu' ils n' en avaient plus... »
C' eût été un triste et émouvant spectacle si les quelques vieux brisquards qu' on parlait d' expulser ces jours derniers s' étaient avisés de se livrer à une pareille manifestation au pied de la statue du grand roi.

***

Napoléon fut le grand bienfaiteur des Invalides. En 1811, il leur accorda une dotation de six millions. Il est vrai qu' il fit des éclopés plus qu' aucun monarque n' en fit jamais. En 1812, il y avait en France 26,000 invalides. Pour loger cette armée de vieux soldats, il fallut créer trois succursales des Invalides, à Versailles, à Avignon et à Gand. Celle d' Avignon existait encore en 1850.
On vit alors, dans les asile de la gloire, des invalides de tous les âges ; on y vit même des femmes... oui, des femmes qui avaient fait les guerre de la Révolution et de l' Empire.
Les personnes qui visitèrent l' Hôtel des Invalides de Paris n' ont pas été peu surprises, j' imagine, de voir à la cantine le portrait d' une invalide du beau sexe, en costume de sous-lieutenant.
Cette invalide n' est autre qu' Angélique Duchemin, veuve Brulon, dite Liberté.
Angélique Duchemin était fille, femme et soeur de soldats. Tous ses parents étaient sous les drapeaux pendant les guerres de la Révolution. Son mari, sergent au 42e de ligne en garnison à Ajaccio, ayant été assassiné, Angélique, demeurée veuve avec une petite fille, revêtit les vêtements du mort après en avoir fait disparaître les galons, puis elle s' en fut trouver le général Casablanca, qui commandait la division, et lui demanda la faveur de remplacer son mari au régiment.
La patrie, alors, avait besoin de toutes ses ressources, et l' on ne repoussait aucune bonne volonté. Le général consentit.
- Seulement, lui dit-il, c' est une fantaisie qui vous passera vite. Vous ne pourrez demeurer longtemps parmi nous.
Angélique y demeura toute sa vie.
A peine engagée, elle eut à prendre part à la défense d' Ajaccio contre les Anglais, puis à celle de Calvi. Des soldats manquaient pour le service des canons, Liberté (c' est ainsi que les soldats l' ont nommée) s' improvise artilleur. Tandis qu' elle pointe et répond au feu des ennemis, sa petite fille est auprès d' elle et pleure quand on veut la séparer de sa mère. Les Anglais donnent l' assaut ; Liberté est blessée, mais elle continue à combattre.
Dans la suite de sa carrière militaire, elle devait recevoir cinq autres blessures.
Après avoir fait les premières campagnes de l' Empire, elle entra aux Invalides. Elle y devait rester un demi-siècle. En 1822, le roi lui envoya un brevet de sous-lieutenant ; en 1851, Napoléon III la nomma chevalier de la Légion d' honneur.
Tout le temps qu' elle vécut parmi ces vieux témoins de nos gloires, elle fut comme une reine au milieu d' eux. Sa fille, qui vivait avec elle, entoura ses derniers jours des soins les plus touchants. Depuis l' époque où, toute enfant, elle se cramponnait à l' affût du canon que l' héroïne pointait contre les Anglais sur les .remparts de Calvi, la fille de Liberté n' avait pas quitté sa mère un seul instant.

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La succursale d' Avignon eut, elle aussi, son invalide du sexe aimable. Celle-ci s' appelait Rose-Alexandrine Barreau, femme Layrac. En 1792, elle s' était engagée au 2e bataillon du Tarn avec son mari Jean-Baptiste Layrac; et son frère Cyprien Barreau.
Tous trois firent la campagne des Pyrénées occidentales dans la fameuse colonne infernale de La tour-d' Auvergne.
A l' attaque de la redoute d' Arnéguy, Rose vit tomber à côté d' elle son frère et son époux, le premier tué, le second grièvement blessé. Elle continua de combattre ; puis, l' ennemi repoussé, elle porta de ses mains son mari à l' hôpital, et la guerrière redevint femme pour panser la blessure et consoler le blessé. .
Pendant près de treize ans, elle demeura au régiment. Elle fut des troupes de Moncey qui conquirent la Navarre. Plus tard, elle alla, sous Bonaparte, en Italie.
L' empereur, en 1805, entendit parler de ses hauts faits. Par décret du 30 Septembre, il ordonna qu' elle fût mise à la retraite et lui alloua, ainsi qu' à son mari, une pension militaire.
Les deux époux revinrent au pays natal, où ils vécurent une vingtaine d' années, inséparables dans leur ménage comme ils l' avaient été sous les drapeaux.
En 1825, enfin, la mort les désunit. Elle enleva Jean-Baptiste Layrac. Seule désormais, épuisée par les fatigues des campagnes et souffrant de blessures anciennes, l' héroïne n' eut plus qu' un désir : achever sa vie au milieu de cette armée à laquelle s' était consacrée toute l' ardeur de sa bouillante jeunesse. Elle sollicita et obtint son admission à la succursale des Invalides d' Avignon.
Et c' est là que, le 24 Janvier 1843, entourée de quelques vieux compagnons d' armes, s' éteignit cette femme, glorieux débris de la colonne infernale.

***
Au temps où les vieux brisquards étaient encore nombreux dans le majestueux Hôtel du grand roi, ce n' étaient point seulement des histoires guerrières ou des souvenirs mélancoliques qu' ils échangeaient entre eux. Quelques-uns, en dépit de l' âge, avaient gardé la joyeuse humeur des loustics de chambrée. Il se fit aux Invalides plus d' une bonne farce de régiment. La plus ancienne et la plus illustre s' est perpétuée jusqu' à nos jours : c' est celle de l' invalide à la tête de bois.
Elle date, je crois bien, du dix-huitième siècle, et c' est inouï ce qu' elle servit à mystifier de jocrisses et de badauds.
Les invalides se faisaient une joie de la compliquer et de l' éterniser de leur mieux. Quand un nigaud se présentait pour voir l' invalide à la tête de bois, on commençait par le promener par les couloirs du haut en bas de l' édifice... Le glorieux mutilé n' était pas dans sa chambre.
- Il est peut-être à la cantine, disait quelqu' un.
A la cantine, on renvoyait le visiteur chez le barbier. Celui-ci venait tout justement de faire la barbe à l' invalide à la tête de bois. Mais le vieux guerrier devait être à présent au jardin.. Au jardin, on l' avait vu, en effet, se diriger vers le corps de garde.
Au corps de garde, pas plus de tête de bois que sur la main . Le célèbre invalide vient de sortir...
- Tenez, le voilà là-bas qui se promène sur l' Esplanade.
Et le nigaud courait.
Et les invalides s' amusaient, faisaient des gorges chaudes à ses dépens. Ils avaient, ces vieillards, des joies et des insouciances d' enfants. C' est qu' ils se savaient là tranquilles, sûrs du lendemain ; ils savaient que leur vie s' achèverait doucement dans ce palais de la gloire.
Avouez que ce serait pure cruauté que de détruire en eux cette suprême illusion...
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 26 Avril 1908