UN TYPE POPULAIRE QUI DISPARAIT


Le joueur d' orgue de Barbarie

M. Lépine vient de prendre une mesure qui désolera ceux - et ils sont encore nombreux dans notre grand Paris - qui sont restés fidèles aux traditions de leur enfance. Le préfet de police a, en effet, décidé qu' il ne serait plus accordé de nouvelle permission de « jouer » de l' orgue de Barbarie dans les rues de la capitale.
Bien entendu, les anciennes autorisations sont maintenues, mais elles sont peu nombreuses et la disparition de leur titulaires n' est plus qu' une affaire de temps, tant les moeurs se sont modifiées, depuis quelques années, chez nous.
On se demande, en vérité, quelle est la raison de cette sévérité à l' égard des pauvres vieux joueurs d' orgue qui vont semer un peu d' harmonie à travers les quartiers populeux.
Les joueurs d' orgue, en effet, ne sauraient mériter tant de rigueur. Ce sont, en général, des vieillards ou des infirmes incapables d' exercer un autre métier. Ils prennent celui-là parce que, misérables, ils ont le respect d' eux-mêmes et ne veulent pas tendre la main... Ils la tendront, désormais, puisqu' on leur enlève leur gagne-pain. Et cela fera quelques mendiants de plus par nos rues.
Mais quel mal faisaient-ils ?
Depuis longtemps on -les avait chassés des quartiers du centre. Ils ne jouaient plus guère que sous les porches ou dans les cours de ces maisons des faubourgs qui sont de grandes ruches ouvrières sans cesse en travail. On les y accueillait avec joie. Ils apportaient l' écho de la chanson en vogue ; leur musique, toute geignarde et tremblotante qu' elle fùt, interrompait d' un peu de gaîté la monotonie des longues journées de labeur... Le joueur d' orgue avait son petit rôle social. Qui le remplira pour lui, à présent que M. le préfet de police l' a supprimé ?
D' où vient ce nom bizarre d' orgue de Barbarie ?
L' inventeur fut, dit-on, un facteur italien du nom de Barberi. Ce nom, par corruption, ne tarda pas à devenir Barbarie. Et voilà comment fut baptisé ce modeste instrument de la rue.
C' est à la fin du dix-huitième siècle que les orgues de Barbarie firent leur apparition en France. Ils succédaient aux serinettes et aux vielles que les petit Savoyards tournaient en chantant et en faisant danser leur marmotte.
Curieux détail : en 1793, il fut déjà question de les supprimer. L' orgue de Barbarie était-il « suspect » ? Manquait-il d' enthousiasme pour la Révolution ?... Ne jouait-il que des hymnes réactionnaires ?... Je ne sais. Mais il ne fallut rien moins que l' intervention de Danton pour le sauver.
C' était à l' heure où la lutte se poursuivait, terrible, entre Robespierre et Danton, à la veille du jour où le grand tribun allait succomber. Et ce n' était point pour sauver sa tête qu' il montait à la tribune, c' était pour défendre l' orgue de Barbarie.
- Citoyens, disait-il, j' apprends qu' on veut empêcher les joueurs d' orgue de nous faire entendre par les rues leurs airs habituels. Trouvez-vous donc que les rues de Paris sont trop gaies? Trouvez-vous que le peuple de Paris ait trop de chansons aux lèvres ? On nous conteste bien des libertés.
De grâce, laissez-nous la liberté de l' orgue de Barbarie, la liberté de nos refrains, la liberté de la chanson !...
Qui donc redira tout cela aujourd' hui aux puissants ennemis de l' orgue de Barbarie ?
Ce vieil instrument de nos faubourgs ne sera-t-il pas défendu ?
Il a, pendant plus d' un siècle, distrait le peuple ; il lui a appris les chansons à la mode ; il a popularisé les motifs des opéras célèbres. Est-ce que tout cela ne doit pas lui valoir un peu d' indulgence ?
Et puis il faisait vivre nombre de pauvres gens. Naguère, la Bourse des joueurs d' orgue se tenait place Maubert. Là, plusieurs industriels avaient en magasin une grande quantité de ces instruments qu' ils louaient trois francs par jour. Le joueur d' orgue prenait son instrument le matin et se mettait en route. Quand il rentrait, le soir, il avait fait en moyenne une recette de cent sous. Son bénéfice net était donc de deux francs environ. Et, pour gagner ces deux francs, il avait roulé sa boîte sonore et tourné la manivelle toute la journée... Franchement, ce n' était guère pour une telle besogne.
Va-t-on priver une foule de pauvres diables de ce modeste bénéfice ?...
Et ne ferait-on pas mieux, si Paris est trop bruyant, d' imposer silence aux wattmen, aux conducteurs d' automobiles et aux cochers qui abusent de la cloche, de la corne et du fouet, et de laisser en paix, par contre, les pauvres vieux virtuoses du pavé ?

Le Petit Journal illustré du 26 Avril 1908