Ogres et ogresses

VARIETE

Ogres et ogresses

Il ne s' agit point de ceux de la légende. - L' affaire Papavoine. - Deux enfants assassinés. - Un crime inexpliqué. - Une « ogresse ». - Henriette Cornier. - Une tête d' enfant jetée par la fenêtre. - Examen médico-légal. - La meurtrière n' a pas de remords. - Nos pères étaient moins savants, mais Ms étaient plus sages.

Ce n' est point l' histoire du Petit Poucet que je vais vous conter... Les ogres et les ogresses dont il s' agit ici ne sont point ceux de la légende et des contes de Perrault. Il en est aussi dans la vie réelle ; et cette Jeanne Weber, dont les crimes souvent si justement l' opinion, n' est point la première monomane qu' un effroyable sadisme ait poussée à assassiner des enfants.
On a évoqué, à propos de cette affaire, le souvenir d' un drame qui, voici quatre-vingt-quatre ans, passionna Paris et les provinces, d' un drame dont deux enfants furent les innocentes victimes et dans lequel la justice, en dépit de ses recherches, ne put trouver d' autre mobile que la folie.
Je veux parler de l' affaire Papavoine.
Le dimanche 10 Octobre 1824, par une journée encore chaude et même un peu orageuse, une jeune femme tenant de chaque main deux petits garçons âgés l' un de cinq ans, l' autre de six, se promenait dans l' allée des Minimes, au bois de Vincennes... Un homme, vêtu d' une redingote bleue boutonnée jusqu' en haut, le chapeau recouvert d' un crêpe, la suivait.
Elle l' avait remarqué d' abord sans y attacher trop d' importance. Mais, comme le ciel s' assombrissait et que quelques gouttes de pluie commençaient à tomber, elle interrompit sa promenade, rappela les enfants qui jouaient et se dirigea avec eux vers une sorte de guinguette en planches, afin de s' y asseoir à l' abri et de leur partager le déjeuner qu' elle avait apporté dans un panier.
C' est alors que l' homme en redingote bleue qu' elle avait aperçu un instant auparavant se dressa devant elle. Son visage était d' un pâleur effrayante. D' une voix rauque qui la glaça de terreur, il lui dit :
- Votre promenade est bientôt finie.
Saisie d' une crainte instinctive, la mère entraîna ses enfants. Mais l' homme, se penchant sur le plus jeune, le frappa violemment. La femme crut qu' il ne lui avait donné qu' un coup de poing. Elle essaya de chasser l' agresseur en le frappant de son parapluie. Mais lui, sans riposter, passa derrière elle, se pencha sur l' autre enfant, le frappa encore, puis il s' éloigna à grands pas.
La malheureuse mère vit tout à coup s' affaisser ses deux enfants ; ils étaient morts ; le sang coulait à flots de leurs blessures... Alors, un nuage passa devant ses yeux, et, poussant un horrible cri de détresse, elle s' abattit à côté d' eux, évanouie.
Quelques instants plus tard, l' homme à la redingote bleue était arrêté dans une allée du bois, tandis qu' il demandait sa route à un canonnier qu' il avait rencontré. Il nia d' abord être l' auteur du double meurtre, mais il fut reconnu par la mère de ses victimes, et aussi par une épicière de Vincennes chez laquelle il avait acheté le couteau, instrument du crime.
Il déclara se nommer Papavoine et avoir été commis de la marine à Brest. L' instruction recueillit sur son passé d' excellents renseignements : c' était un fonctionnaire honnête, zélé et serviable. Cependant, on le représentait comme ayant toujours eu un caractère bizarre, concentré, taciturne. Néanmoins, on n' avait eu jusqu' alors aucun acte violent à lui reprocher.
L' homme niait toujours. Mais, tout à coup, le 15 Novembre, il se mit à avouer. Il avoua même beaucoup plus qu' on ne lui demandait. A l' en croire, il s' était trompé en frappant les deux enfants du bois de Vincennes : c' étaient les enfants de France qu' il voulait tuer. Le surlendemain, il tentait de poignarder l' un de ses codétenus.
L' instruction, désorientée par l' attitude tantôt raisonnable, tantôt bizarre de l' accusé, par ses réponses tour à tour folles ou sensées, se débattait dans l' incohérence et s' épuisait à vouloir trouver à ce double crime un mobile qui lui échappait totalement.
Le 23 Février 1825, Papavoine comparaissait devant les assises de la Seine. Sa vue excita dans l' auditoire une impression générale de désappointement. On se figurait voir apparaître ou un insensé aux yeux hagards, à la figure bestiale, ou un scélérat aux traits marqués d' un caractère fatal et terrible... Pas du tout, l' objet de la curiosité publique était un type de petit bourgeois aux traits placides, à la redingote correctement boutonnée.
L' acte d' accusation fut lu. Papavoine l' écouta, très calme. Le procureur général Bellart, qui l' avait rédigé présentait l' assassin comme un homme nullement désorganisé, capable de penser et d' agir comme un autre.
« Cependant, ajoutait-il, il se peut qu' il y ait dans le secret de son organisation triste, sombre, atrabilaire, quelques vices horribles, quelques instincts de férocité native, quelques goûts de cruauté bizarre, et que, cette disposition diabolique l' ait entraîné à se livrer à une barbare soif de sang d' autrui... »
L' instruction n' en pouvait savoir plus long sur le mobile du crime. D' ailleurs, à quoi bon ?
« Le crime est constant, concluait l' acte d' accusation, et la justice humaine en sait assez pour défendre la société... »
Défendre la société !... En ces temps barbares, les magistrats osaient encore parler de défendre la société... Il ferait beau voir qu' ils se permissent de parler ainsi de nos jours... Nos philosophes humanitaires, qui se sont donné pour mission de protéger les assassins contre les honnêtes gens, auraient tôt fait de leur imposer silence.
Le réquisitoire développa la même idée et s' attacha à prouver que Papavoine n' était pas fou. La défense plaida la « monomanie » - le mot était tout nouveau - la folie éphémère qui éclate tout à coup, succède à une longue période de calme, dure quelques heures et disparaît devant un retour de la raison.
Ces théories étaient trop neuves et trop hardies pour être acceptées ; et la science médico-légale n' existait pas encore pour les contrôler. Papavoine, condamné a mort, fut exécuté en place de Grêve le 25 Mars, à quatre heures du soir.

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Mais le trouble que le crime inexpliqué avait jeté dans l' esprit des magistrats et des jurés, les scrupule qu' y avaient fait naître les théories de la défense devaient, moins d' un an plus tard, profiter à une autre criminelle et sauver de l' échafaud une « ogresse » qui tua une enfant dans les circonstances les plus tragiques.
Cette femme s' appelait Henriette Cornier; elle était domestique dans un hôtel garni de la rue de la Pépinière. Le 4 Novembre 1825, dans l' après-midi, elle était descendue chez ses voisins, les époux Belon, qui tenaient une boutique de fruiterie, et elle caressait leur fillette Fanny, une jolie enfant de dix-neuf mois qu' ils adoraient.
- Confiez-moi donc Fanny, dit Henriette Cornier à Mme Belon, je suis seule à la maison, je la distrairai.
La mère y consentit. Henriette sortit, tenant l' enfant dans ses bras. Rentrée à l' hôtel, elle entra dans la cuisine, y prit un grand couteau à découper et l' emporta d' une main tandis que, de l' autre, elle soutenait la petite Fanny qui jouait avec les rubans de son bonnet. Puis elle monta dans sa chambre située au premier au-dessus de l' entresol. Là, après avoir fermé soigneusement la porte, elle étendit la petite fille sur son lit, en travers, l' embrassa une fois encore, la regarda fixement, puis, lui saisissant la tête, fit tendre en avant le cou de l' enfant et le scia avec tant de sûreté et de promptitude que la pauvre petite victime n' eut pas le temps de jeter un cri.
Le corps retomba sur le lit ; la tête resta entre les mains d' Henriette. Un ruisseau de sang coulait du tronc sur le parquet. Henriette eut alors un sentiment de dégoût et d' effroi ; elle jeta la tête sur le carreau, puis, ayant essuyé ses mains à son tablier. elle s' assit sur une chaise et demeura plongée dans une sorte de rêverie.
Une voix qui se faisait entendre dans l' escalier l' en tira :
- Mam'selle Henriette... Je viens chercher Fanny.
Henriette Cornier ouvrit la porte. La femme Belon était devant elle.
- Où est Fanny ?...
Henriette, tranquillement, répondit :
- Votre fille est morte.
- Morte !...
La mère voulut passer. Henriette l' en empêcha :
- Je vous dis que votre fille est morte... Allez-vous-en.
Affolée, la mère se précipite dans la chambre. L' affreux spectacle frappe son regard. Eperdue, elle se jette dans l' escalier, appelant au secours. Son mari, qui l' a entendue, est sorti dans la rue. Tout à coup, une fenêtre s' ouvre au-dessus de lui : quelque chose en tombe qui s' en va, roulant, presque sous les roues d' une voiture qui passe. Il s' élance et ramasse... horreur ! une tête blonde, ensanglantée... la tête de son enfant !...
On s' indigne... On va lyncher la misérable... Le commissaire de police arrive. Il trouve Henriette Cornier assise sur une
chaise, près du cadavre, ses mains rouges de sang posées sur ses genoux. On l' interroge. Elle avoue.
- Pourquoi avez-vous fait cela ? dit le commissaire.
Et elle répond :
- Je ne sais pas. C' est une idée que j' ai eue comme cela... C' était ma destinée.
On ne put rien lui tirer de plus.
Comme dans l' affaire de Papavoine, l' instruction se déclara impuissante à trouver la cause et le but de ce crime.
Tous ceux qui avaient connu Henriette s' accordaient à déclarer qu' elle avait toujours été une domestique sûre, fidèle, attachée, douce, aimante, surtout avec les enfants qu' elle comblait de caresses. C' était seulement dans le courant de l' année 1825 que son caractère avait changé tout à coup. Elle était devenue sombre, taciturne, inquiète et tourmentée de terreurs vagues.
Cette fois, la, science fut appelée au secours de la justice. On commit trois médecins pour examiner l' état mental de la meurtrière. Tous trois s' accordèrent à ne reconnaître en elle aucun désordre moral.
Cependant, cette épreuve ne parut pas suffisante. Du 25 Février au 3 Juin 1826, Henriette Cornier fut mise en observation à la Salpêtrière. De nouveau, les médecins déclarèrent que « rien ne décelait en elle une aliénation mentale générale ou partielle ».
Le 24 Juin, la meurtrière comparut aux assises. Le docteur Esquirol, l' un de ceux qui l' avaient examinée, décrivit pour la première fois cet état encore mal connu la « monomanie », dans lequel une personne, jouissant en apparence de toute sa raison, la perd sur un seul point, devient capable de violences dont elle est irresponsable, les combine avec adresse et en conserve le souvenir le plus lucide.
Cette déposition fut d' un grand effet sur l' esprit des jurés, puisque, en dépit du réquisitoire qui niait les arguments de la science et réclamait un verdict de culpabilité sans atténuation, Henriette Cornier fut déclarée coupable d' homicide volontaire sans préméditation et condamnée seulement aux travaux forcés à perpétuité.
Elle fut marquée au fer rouge le 17 Septembre et enfermée d' abord à Saint-Lazare, puis ensuite à Clermont-de-l' Oise.
Un criminaliste qui l' y vit, en 1829, la trouva « douce, calme et triste ».
- Pensez-vous quelquefois, lui dit-il, à l' action que vous avez commise ?
- Rarement, fit-elle d' un ton froid.
Il ajouta :
- Eprouvez-vous des remords ?
Et Henriette Cormier répondit simplement :
- Non Monsieur.
C' est une caractéristique de l' état d' âme de ces maniaques du crime : elles ont quelquefois des regrets ; elles n' éprouvent pas de remords. Hélène Jeguado - encore une domestique modèle comme Henriette Cornier - avait tué, par le poison, trente personnes, sans profit, sans but, pour le plaisir de tuer. Elle était sans remords. Jeanne Weber a sur la conscience - si j' ose dire - la mort de neuf petits enfants... S' en soucie-t-elle seulement ?...
Dans l' étude de la mentalité de ces hallucinées, de ces monomanes du crime, la science ne paraît guère plus avancée aujourd'hui qu' elle ne l' était il y a quatre-vingts ans. De même que les médecins de 1825 ne trouvèrent aucun désordre moral chez Henriette Cornier, de même nos «princes de la science » d' aujourd'hui n' ont reconnu chez Jeanne Weber aucune trace de folie.
Mais, du moins, en 1825, au procès de Papavoine, comme à celui d' Henriette Cornier, la défense plaidant l' irresponsabilité, réclamait-elle l' internement des accusés afin d' éviter d' autres crimes.
« Lorsqu' un maniaque a causé quelque grand malheur, disait Me Paillet, l' avocat de Papavoine, il est à craindre sans doute; il faut le surveiller, il faut le garrotter, l' enfermer, c' est justice et précaution... »
Aujourd'hui, certains médecins, certains magistrats, et surtout certains humanitaires à rebours, plus dangereux mille fois que les assassins eux-mêmes, pensent autrement. Ils ont préféré laisser l' « ogresse » ,en liberté...
Et vous savez ce qu' il est advenu.
Sans doute, les gens d' aujourd'hui, médecins, magistrats, criminalistes, politiciens, sont très savants, très subtils, très imbus d' idées philosophiques et humanitaires. Ils s' imaginent volontiers valoir mieux que leurs devanciers... Mais seux-ci, du moins, étaient plus prudents et plus sages ; ils ne sacrifiaient pas l' intérêt social à de sottes théories et ne prétendaient pas faire de tous les criminels des irresponsables.
Les honnêtes gens s' en trouvaient mieux.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 24 Mai 1908