DÉGRADATION D'ULLMO

 

La dégradation militaire d' Ullmo a eu lieu vendredi dernier, à huit heures du matin, sur la place Saint-Roch, à Toulon.
L' amiral Marquis en avait, depuis plusieurs jours, arrêté toutes les dispositions.
Les équipages de la flotte avaient fourni trois compagnies et les régiments coloniaux une compagnie chacun ; l' artillerie de forteresse et coloniale un peloton et une batterie. Les troupes étaient placées sous les ordres du capitaine de vaisseau Dutheil de la Rochère. Les tambours et les clairons du 111e de ligne firent les sonneries réglementaires.
Ullmo était au centre du carré, en face de la délégation d' officiers de tous grades, du sous-lieutenant au colonel et de l' aspirant au capitaine de vaisseau, placés sur deux rangs, la marine devant l' armée de terre et l' armée coloniale en arrière. Ce carré avait 50 mètres sur 75. Le plus ancien premier-maître avait été désigné pour dégrader le traître.
Ullmo ignora jusqu' au dernier moment que la date de la dégradation était si rapprochée. L' ex-enseigne Recoules, son compagnon de cellule, lui avait persuadé que la dégradation n' avait jamais lieu avant deux ou trois mois à compter du rejet du pourvoi et il n' en fut averti que lorsqu' on lui donna l' ordre de revêtir sa tenue. Un tailleur du 5e dépôt était venu chercher, à la prison, la casquette et la redingote du traître pour préparer les galons et les boutons à être arrachés facilement.
Aussitôt après la dégradation, Ullmo endossa des habits civils et fut conduit à la maison d' arrêt par la gendarmerie départementale.
Il y séjournera en attendant son transfert à l' 'île de Ré.


VARIÉTÉ

LA DÉGRADATION MILITAIRE

AU TEMPS JADIS

La chevalerie. - Comment on devenait chevalier. - Comment on cessait de l' être. - La dégradation du capitaine Franget. - Les armes brisées. - Conseils de guerre d' autre-fois. - Exécutions militaires. - Tout un régiment dégradé. - Les châtiments contre les lâches et les traîtres.

De même qu' on chasse aujourd' hui de l' armée les soldats qui ont forfait à l' honneur ou trahi la patrie, de même on chassait jadis, de l' ordre de la chevalerie, les gentilshommes qui avaient manqué à leur devoir, commis quelque faute grave, quelque lâcheté ou quelque trahison. Et le cérémonial de cette dégradation n' a guère varié depuis sept ou huit cents ans. Il est, pour l' officier du vingtième siècle coupable de trahison, à peu près le même que pour le chevalier du temps de saint Louis convaincu de félonie.
La chevalerie, c' était l' armée d' autrefois. On n' y était admis qu' à certaines conditions et après certaines épreuves. Dès l' âge de sept ans, l' enfant de famille noble destiné à devenir chevalier était retiré des mains des femmes et son éducation guerrière commençait. Le premier office qu' il remplissait était celui de page, varlet ou damoiseau.
Les pages rendaient à leurs maîtres et à leurs maîtresses les services ordinaires des domestiques ; ils les accompagnaient à la chasse, dans leurs voyages, dans leurs promenades, portaient leurs messages et même les servaient à table. Ils apprenaient ainsi, dès l' enfance, à obéir.
A quatorze ou quinze ans, le jeune homme passait au rang d' écuyer. On disait alors qu' il était « hors de page ». Son père et sa mère le menaient à l' autel, où le prêtre le ceignait d' une épée. Dès lors, l' écuyer accompagnait son maître au combat. Sa mission consistait à le suivre comme son ombre, à lui passer, en cas d' accident, de nouvelles armes, à parer les coups qu' on lui portait, à lui donner un cheval frais. Mais l' écuyer devait se tenir toujours dans les bornes étroites de la défensive et ne prendre aucune part active au combat.
A vingt et un ans, enfin, l' écuyer pouvait être admis dans l' ordre de chevalerie. Il s' y préparait par des jeûnes austères et des nuits passées en prières dans les églises en compagnie de ses parrains. Au jour prévu, vêtu d' une robe blanche, il se présentait à l' église et s' avançait vers l' autel, portant son épée passée en écharpe à son cou. Le prêtre bénissait cette épée. Puis le néophyte allait, les mains jointes, se mettre à genoux aux pieds de celui ou de celle qui devait l' armer. Il jurait que ses voeux ne tendaient qu' au maintien et à l' honneur de la chevalerie. Alors le seigneur lui donnait sur l' épaule trois coups du plat de son épée nue, en disant : « Au nom de Dieu, de saint Michel et de saint Georges, je te fais chevalier... »
Cela fait, les chevaliers présents et les dames lui passaient les pièces de son armure. On lui donnait d' abord les éperons, en commençant par le gauche, le haubert en cotte de mailles, les brassards et les gantelets, après quoi on lui ceignait l' épée. On lui présentait ensuite le heaume, l' écu et la lance et on lui amenait un cheval qu' il montait sur-le-champ. Et, pour faire parade de sa nouvelle dignité autant que de son adresse, il se mettait à caracoler en brandissant sa lance.

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Mais si le chevalier se montrait infidèle à ses serments, s' il commettait quelque action vile, quelque félonie à l' égard de son suzerain, s' il se rendait coupable de lâcheté au combat, s' il trahissait son pays ou la cause de son seigneur, on le dégradait dans une cérémonie non moins solennelle que celle où on l' avait armé chevalier, et on lui enlevait une à une toutes les pièces de son armure, comme on enlève aujourd' hui à l' officier coupable de trahison ses insignes militaires et ses galons.
Oyez plutôt comment, au temps du roi François 1er, fut dégradé publiquement, sur une place publique de Lyon, le capitaine Franget, coupable d' avoir rendu sans combat à l' ennemi une place de guerre dont il avait la garde.
Le capitaine Franget était un vieux gentilhomme qui passait pour vaillant et duquel on n' eût pu attendre pareille félonie. Le roi l' avait nommé capitaine de cinq cents hommes d' armes, et le maréchal de Chabannes lui avait confié la défense de Fontarabie. Cette place était solide, bien garnie d' hommes et bien pourvue de vivres. Pourtant, lorsque le connétable de Castille s' y présenta, Franget la lui rendit « sans avoir soutenu aucun assaut ni fait aucun résistement, par une lâche et honteuse capitulation ».
Or, voici comment se déroula la cérémonie de la dégradation du capitaine félon.
D' abord, l' accusé fut traduit devant un tribunal composé de vingt chevaliers sans reproche, auxquels son crime fut exposé par un héraut d' armes. Sur quoi, convaincu de trahison, le capitaine fut condamné à mort par lesdits chevaliers, et, préalablement, il fut dit qu' il serait dégradé de l' honneur de chevalerie.
Pour l' exécution, on fit monter sur un échafaud le chevalier condamné armé de toutes pièces comme pour un jour de bataille. Devant lui, son écu blasonné de ses armes était planté à l' envers, la pointe en haut. A l' entour du coupable étaient assis douze prêtres, revêtus de leurs surplis, qui chantaient à haute voix les vigiles des morts. A la fin de chaque psaume, les prêtres s' arrêtaient un instant et, pendant ces pauses, on dépouillait le condamné de ses armes. On lui enleva d' abord son casque. Et les hérauts criaient : « Ceci est le bassinet du traître et déloyal chevalier. » Ils firent de même pour sa chaîne d' or qu' ils mirent en pièces ; pour sa cotte d' armes, qu' ils rompirent en plusieurs morceaux, pour ses gantelets, son baudrier, sa ceinture, son épée qui fut brisée en deux tronçons, et, finalement, pour l' écu portant ses armoiries qu' ils écrasèrent avec une énorme masse de fer.
Après le dernier psaume, les prêtres se levèrent et chantèrent, sur la tête du chevalier agenouillé, le 109e psaume de David qui contient ces impitoyables malédictions :
« Que ses enfants deviennent orphelins et que sa femme devienne veuve ; que ses enfants deviennent vagabonds et errants, qu' ils soient contraints de mendier et qu' ils soient chassés de leurs demeures...
» Qu' il ne se trouve personne pour l' assister, et que nul n' ait compassion de ses orphelins ; que ses enfants périssent, et que son nom soit effacé dans le cours d' une seule génération.
» Que son iniquité revive dans le souvenir du Seigneur... Que sa mémoire soit exterminée de dessus la terre... »
Et, quand ces chants lugubres prirent fin, le plus ancien des juges se leva et déclara que, par sentence des chevaliers présents, le capitaine félon était déclaré indigne du titre de chevalier, dégradé de noblesse et condamné à mort.
Les chevaliers-juges descendirent alors de l' échafaud, revêtirent des robes et des chaperons de deuil et se rendirent à l' église. Le dégradé fut descendu ensuite au moyen d' une corde qu' on lui attacha sous les aisselles ; on l' étendît sur une civière et on le couvrit d' un drap mortuaire, puis on le porta à l' église au milieu des prêtres qui chantaient sur lui les orémus pour les trépassés.
Enfin, on le livra au prévôt au juge royal qui, lui-même, le remit au bourreau... Et justice fut faite suivant la sentence.
L' exécution terminée, les hérauts d' armes déclarèrent, à tous les carrefours, les enfants et descendants du dégradé ignobles et roturiers, indignes de porter les armes et de se trouver et paraître en joutes, tournois, armées, cours et assemblées royales, sous peine d' être dépouillés nus et battus de verges comme vilains et nés d' un père infâme.
J' oubliais un détail typique : le cheval du condamné, le cheval lui-même subit une mutilation dégradante : on lui coupa la queue et l' on en sema les poils sur un fumier...
C' est ainsi qu' on traitait les traîtres, en France, au temps de Bayard, le bon chevalier sans peur et sans reproche.

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Dans les siècles suivants, la cérémonie de la dégradation se simplifia : l' élément religieux en disparut ; mais elle demeura l' accompagnement obligé et comme le prologue de toute peine infamante subie par les soldats et les officiers.
Dès l' année 1665, les conseils de guerre sont établis régulièrement dans les villes de garnison. Le gouverneur de la place en a la présidence. Il est assisté de sept juges militaires choisis parmi les officiers et les bas officiers. L' accusé est devant eux, assis sur une sellette s' il est passible d' une peine afflictive ; il reste debout s' il est passible d' une peine infamante. Pendant la lecture de la sentence, l' accusé doit se tenir à genoux s' il est condamné à une peine corporelle ou à la peine de mort.
Dans ce dernier cas, l' exécution est presque immédiate. Le condamné est passé par les armes le jour même de sa condamnation. Il n' y a ni appel ni sursis. Les troupes sont assemblées pour la parade et la dégradation. Elles doivent garder un silence absolu. Il leur est défendu de crier « Grâce ! » sous peine de la vie.
Tout soldat condamné à une peine infamante doit être, au préalable, dépouillé de sa qualité de soldat. La formule dit : « Te trouvant indigne de porter les armes, nous t' en dégradons. » Et un sous-officier lui arrache ses insignes militaires et les jette à terre.
Dans son intéressant ouvrage sur l' Armée de l' ancien régime, M. Léon Mention a noté la fréquence de ces exécutions au cours des siècles passés. Les brigandages sont si nombreux, les armées comptent tant de soldats pillards que la justice militaire doit se montrer impitoyable. Ces sacripants ne respectent rien. Une ordonnance de 1651 dénonce des soldats qui, « portant leurs mains sacrilèges aux saints tabernacles, ont volé les saints ciboires, jeté à terre et foulé aux pieds les hosties avec une profanation si abominable qu' elle serait capable d' attirer sur nous et sur notre peuple la colère et la rigueur divines ».
Ce ne sont que « volleries, larcins, meurtres, rançonnements et autres excès ».
« La répression de ces excès est d' autant plus difficile que les officiers en sont parfois complices. Un arrêt du 16 Décembre 1638 ordonne au maréchal de La Force de casser à la tête de son armée le régiment de Chanceaux tout entier, « tant à cause des viollences, exactions, volleries et désordres commis par les officiers et les soldats que par la faiblesse et le mauvais état d' icelui (M. de Chanceaux) qui le rend du tout inutile et l' opprobre de l' armée. »
En 1650, on est obligé, pour les mêmes raisons, de licencier le régiment de Conti, et, comme il refuse d' obéir, il faut armer les gardes bourgeoises pour lui courir sus et le détruire.
Heureusement, contre ces brigandages, la justice militaire est solidement armée. Elle a à sa disposition tout un arsenal de peines redoutables.
« Tous soldats qui s' écartent pour aller à la picorée sont réputés vagabonds et voleurs ». Ordre aux prévôts des maréchaux de leur courir sus au son du tocsin et de les mettre à mort.
» Tout soldat convaincu d' avoir pris les vivres de l' hôte chez lequel il est logé est puni de la peine de l' estrapade. Pendu celui qui brise les meubles de son hôte, prend ses hardes ou son argent. Pendu et étranglé celui qui malmène femme ou fille, pille les boutiques. détrousse les vivandiers ou les marchands ou lutte contre les prévôts et les archers dans l' exercice de leurs fonctions. Pendus et étranglés sur l' heure les soldats coupables d' attentats contre les prêtres, les religieuses, les églises, et brûlés vifs s' il y a eu profanation des objets du culte..»
Quant aux maraudeurs qui prennent les poules et les pigeons, volent les légumes et les fruits dans les jardins, ils sont passés par les verges.
C' est la mort pour ceux qui abandonnent leur poste en bataille ou en marche, qui ne se rallient pas à l' enseigne en cas d' alarme, pour les sentinelles qui s' endorment ou, abandonnent la faction. Le soldat qui fait connaître le mot d' ordre à l' ennemi est pendu et étranglé ; celui qui conspire contre le service du roi et la sûreté de l' État est rompu vif.
Les châtiments ne sont pas moins sévères pour les nobles et les officiers coupables de faiblesse, de lâcheté ou de trahison.
« En 1636, les sieurs du Bec, gouverneur de La Capelle, et de Saint-Léger, gouverneur du Catelet, pour avoir rendu ces places, sont condamnés à être tirés à quatre chevaux en place de Grève et démembrés en quatre pièces. Ce fait, les quatre membres seront pendus et attachés à quatre poteaux plantés sur le chemin de Picardie, hors les portes de cette ville, leurs testes fichées au bout d' une pique... »
» En 1629, le sieur de la Valette, atteint et convaincu d' avoir, par lâcheté et perfidie, abandonné le service de Sa Majesté et être sorti du royaume sans sa permission, est condamné à avoir la tête tranchée sur un échafaud, en place de Grève. Il est exécuté en effigie. Même peine à un sieur Danisy, qui a rendu la place de Lens, et au capitaine Chambor, qui a passé aux ennemis, « le » crime estant si atroce et si notoire qu' il n' est pas besoin d' employer beaucoup de temps pour ce vérifier ni pour condamner le dit Chambor comme criminel de lèse- majesté. » Les gens de naissance qui abandonnent l' enseigne au combat sont dégradés des armes, déclarés « ignobles », et, comme roturiers, assis et imposés à la taille. Leurs maisons sont rasées, leurs futaies abattues, leur blason brisé par la main du bourreau. »
Voilà quelles sévérités l' on employait jadis à l' égard des traîtres. Ullmo peut se féliciter de n' avoir pas vécu il y a deux ou trois siècles... Il est probable qu' il ne s' en serait pas tiré à si bon compte et que sa dégradation n' eût été que le préambule d' une peine plus grave et qui ne comporte point de pardon.
Ernest LAUT.

 

Le Petit Journal illustré du 21 Juin 1908