LES « PIQUETEURS »
BELGES QUI VIENNENT LOUER
LEURS SERVICES EN FRANCE POUR LA MOISSON

 

Comme chaque année à pareille époque, les moissonneurs belges commencent à arriver en France pour la moisson.
Notre dessinateur a représenté une compagnie, de ces travailleurs venant louer ses services chez un fermier. D'autre part, notre « Variété » leur est consacrée, et nos lecteurs y trouveront de curieux détails sur les moeurs et le travail de ces moissonneurs flamands.


VARIÉTÉ

LES PIQUETEURS

Moissonneurs belges. Le « piquet » ou sape flamande. - De Beauce en Flandre.
- Les moeurs et le travail des « piqueteurs ». - Contre le machinisme agricole. - Quand donc la moisson de France serat-elle faite par des Français ?


Les « piqueteurs », ce sont ces ouvriers agricoles qui, chaque été, viennent de Belgique faire la moisson en France.
Dans le Nord et le Pas-de-Calais, on les appelle aussi les « aoûteux », parce qu' ils font l' « août ». C' est ainsi que dans cette région on désigne les travaux de la moisson.
Quant à ce nom de « piqueteurs », ils le doivent à l' outil qu' ils emploient pour faucher et abattre le blé : le piquet, ou sape flamande.
Cet instrument est une courte faux fixée à un manche d' environ soixante centimètres de longueur et terminée, à l' extrémité opposée à la lame, par un coude que l' ouvrier saisit de la main droite. L' usage de cet outil est complété par un crochet en fer que le piqueteur tient de la main gauche et avec lequel il maintient et étend par terre la javelle qu' il vient de faucher.
Le maniement du piquet n' a pas la grâce robuste et noble de celui de la faux. L' ouvrier travaille courbé, replié sur lui-même, dans une position fatigante qui exige, pour être supportée, un très long entraînement. Son labeur est d' autant plus rude qu' il se poursuit de l' aube au soleil couché, presque sans répit, car les piqueteurs ne sont pas à la journée, mais aux pièces, et il s' agit pour eux d' accomplir, la besogne convenue dans le moins de temps possible.
On a évalué à 45,000 - chiffre officiel fourni par une enquête du gouvernement belge le nombre de ces ouvriers belges qui, chaque année, viennent faire en France cette pénible besogne des moissons que, peu à peu, nos ouvriers agricoles leur ont presque complètement abandonnée.
Dès le mois de Juillet, ils sont en Sologne, en Beauce et en Brie, puis progressivement ils remontent vers leur pays d' origine, besognant de leur infatigable piquet, moissonnant, abattant sans relâche les blés mûrs sur leur passage. A la fin de Juillet et au début d' Août, leurs silhouettes tassées se détachent sur l' horizon des plaines de l' Ile-de-France et du Valois. De là, ils gagnent la Picardie, puis l' Artois, le Hainaut et la Flandre française.
C' est la fin de la campagne: ils repassent la frontière ayant chacun au fond de son « sacquelet » quatre à cinq cents francs qu' ils rapportent fidèlement au pays. Mais ils n' ont pas fini de trimer : la récolte est tardive dans leurs villages. Ils y arrivent à point pour couper et rentrer leurs propres moissons... Et, cela fait, ce n' est pas encore le repos, car ces mêmes hommes, qui ont moissonné tout l' été au grand soleil des champs, passeront tout l' hiver enfermés au logis devant leurs métiers à tisser.

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Ces piqueteurs flamands forment une population aux moeurs spéciales et souvent pittoresques. Ils viennent de leur pays par bandes formées d' originaires du même village, parfois de la même famille. L' un d' eux, le plus habile dans le métier, est le chef. C' est lui qui traite avec les cultivateurs et fixe le prix de la fauche par hectare, suivant l' état où se trouve le blé ; lui qui donne le premier coup de Piquet dans le champ à moissonner et abat la première javelle ; c' est lui encore qui touche le salaire convenu et le répartit entre ses compagnons.
Si la besogne des piqueteurs est rude, leur régime n' en est pas moins d' une excessive frugalité. Le cultivateur qui les emploie les loge généralement dans une grange où ils trouvent comme lits quelques moelleuses bottes de paille. Quant à leur nourriture, elle est digne d' un menu spartiate : du pain bis, du lard, de grosses tartines sur lesquelles s' étalent suivant la mode flamande, d' épaisses couches de beurre et de fromage gras ; comme boisson, du café largement mélangé de chicorée, et, suivant la contrée, de la bière ou du cidre dont ils emplissent la lourde jarre de grès à laquelle chacun, tour à tour, va se désaltérer.
La constante préoccupation du piqueteur, c' est de rapporter au pays la forte somme. De là sa sobriété. S' il a le goût de la bombance, il attendra, pour le satisfaire, d' être de retour dans son village. Au moins, toute la famille en profitera.
Aussi, très rares sont ceux qui, la besogne finie, s' offrent le luxe d' un litre de vin ou de quelque verre d' alcool. En général,
ils ne fréquentent guère les cabarets des villages où ils travaillent, et jamais ils n' y sont l' occasion du moindre trouble. Dans la banlieue Nord de Paris, tandis qu' au moment de la cueillette des pois, au mois de Juin, les chemineaux qui viennent se louer pour ce travail causent chaque jour des scandales contre lesquels, toute la population proteste, les piqueteurs, au contraire, qui passent deux mois plus tard, ne provoquent aucun désordre.

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Le piqueteur, cependant, a une faiblesse, une seule : il aime la musique à ne pouvoir s' en passer. En bon Flamand qu' il est, il lui faut, même à l' étranger, les harmonies lentes et geignardes de son instrument de prédilection : l' accordéon. Chaque compagnie a communément son instrumentiste qui, le soir, la journée faite, régale ses camarades de quelque chanson du pays.
Il en est même qui sacrifient à une autre passion fort répandue, malheureusement, parmi les populations ouvrières de la Belgique et du Nord de la France : ce sont les « pinsonneux ». Les concours de chant de pinsons sont nombreux dans ces régions, et il n' est point un ouvrier mineur ou piqueteur qui n' ait son « pinson poseur », c' est-à-dire son pinson chanteur. Or, pour que l' oiseau chante longtemps, sans être distrait, on lui colle les paupières en les lui brûlant à l' aide d' un fer rouge. Ce jeu barbare est de ceux contre lesquels la loi Grammont fut de tout temps sans effet ; les concours de pinsons, comme les combats de coqs d' ailleurs, se passent, hélas ! au grand jour, et les amateurs n' hésitent pas à payer cher les virtuoses les plus remarqués. Il n' est pas extraordinaire de voir vendre un bon pinson poseur de 40 à 50 francs.
Le piqueteur qui possède cet oiseau rare n' a pas toujours le courage de s' en séparer pendant l' été il préfère l' emporter avec lui.
Voici l' époque où l' on rencontre, dans nos gares de Paris et des environs, ces troupes de travailleurs agricoles. Approchez-vous : affalés sur le quai ou dans quelque coin de la salle des Pas-Perdus, ils se reposent de leurs lourdes fatigues, la tête sur le double sac d' étoffe bariolée où s' entasse leur baluchon. Auprès d' eux, les lames de leurs piquets, soigneusement enveloppées de toile à sac, leurs crochets, leur accordéon. Regardez de plus près : peut-être verrez-vous une petite cage rectangulaire, haut montée sur quatre pieds. Derrière les barreaux, un pauvre petit être languit dans cette prison c'est le pinson.

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C' est là, à coup sûr, un divertissement cruel et peu relevé. Mais on n' a jamais rien fait pour inculquer le respect de la vie et l' horreur de la souffrance à ces êtres primitifs, dont la vie est dure et sans plaisir.
Et, certes, il n' est point d' existence plus triste, de besogne plus harassante et plus impitoyable que celle des piqueteurs. Debout avant l' aube, leurs lames affûtées, ils travaillent jusqu' au brun soir. Les pieds chaussés d' épais sabots, pour éviter d' être blessés par les ricochets de leur faux, ils vont, les reins courbés, sous les feux du soleil d' Août. Les uns sont nus jusqu' à la ceinture ; d' autres, pour se donner une sensation de fraîcheur, glissent un crapaud dans leur poitrine, entre la chemise et la peau.
Cette vie au plein soleil, toute de sueurs, de fatigues et de sobriété, leur a cuit et tanné la peau. Ils sont maigres, secs et musclés, noueux comme des chênes. Leur visage a perdu ce teint blanc, ce teint laiteux, particulier aux fils de Flandre ; il est gris, crevassé, poussiéreux, et sa couleur d' ocre contraste étrangement avec le blond chaud de leurs cheveux et de leur barbe, ce blond d' épis mûrs que César admirait, il y a deux mille ans, chez les Nerviens, leurs rudes ancêtres.
Les avez-vous croisés, parfois, sur les routes, au crépuscule ? Ils vont, la démarche lourde, le corps projeté en avant, les bras écartés, silencieux, échangeant à peine, de temps à autre, quelques paroles dans leur idiome flamand, aux inflexions rauques et gutturales. Leur rencontre évoque infailliblement à l' esprit les plus sombres tableaux des temps de servitude.

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Les dernières campagnes leur ont été moins favorables. Le prix qu' on leur payait généralement pour l' hectare moissonné était de 40 à 45 francs. Il y a trois ans, leur travail ayant été rendu plus difficile par la « verse », c' est-à-dire par le fait que, partout, les orages avaient couché le blé, les piqueteurs doublèrent et même triplèrent leurs exigences... Une autre raison déterminait encore leurs prétentions : depuis quelques années, les moissonneuses mécanique leur font concurrence dans les grandes exploitations agricoles. Mais ces machines ne peuvent fonctionner utilement que si le blé n' a pas été atteint par les coups de vent. Les piqueteurs, cette année-là, avaient cru trouver l' occasion de prendre leur revanche et d' imposer leurs conditions.
En dépit de cette loi économique qui veut que les salaires de l' ouvrier diminuent quand la machine entre en jeu, ils prétendaient, au contraire, voir augmenter les leurs dans des proportions exagérées. Mal leur en prit. Ceux d' entre eux qui ne voulurent pas capituler et accepter le travail aux conditions proposées par les cultivateurs durent regagner leur pays la bourse à peu près vide.
Depuis si longtemps que les travaux de la moisson dans le Nord de la France ne se faisaient plus sans eux, les piqueteurs belges avaient de bonnes raisons de se croire indispensables. L' événement leur prouva le contraire. 0n fit appel aux contingents ruraux de l' armée, et la moisson put se faire sans encombre. Mais ce concours, on ne saurait songer à le réclamer chaque année, et l' on peut prévoir que des conflits du même genre se renouvelleront quelque jour entre les moissonneurs belges et les cultivateurs.
Le développement du machinisme agricole, il est vrai, commence à rendre moins indispensable la main-d' oeuvre étrangère. Le travail,. grâce aux moissonneuses, lieuses, batteuses, etc., devient moins pénible, exige moins de bras, plus d' intelligence et est mieux payé. De ce fait, on trouve plus facilement sur place la main-d'oeuvre nécessaire.
Mais le vrai remède, c' est celui que nos jeunes villageois ne semblent malheureusement pas très disposés à mettre en pratique. Il est, ce remède, dans le retour à la terre que nous n' avons jamais cessé de préconiser ici, dans l' attachement au sol qu' il faudrait inculquer à la jeunesse des campagnes, non pas seulement par des raisons de sentiment, mais aussi par des raisons d' intérêt.
Le jour où nos parlementaires, au lieu de perdre leur temps en vaine rhétorique et en stériles discussions politiques, se préoccuperont d' améliorer la condition du paysan comme ils ont amélioré celle de l' ouvrier des villes, le problème sera bien près d' être résolu. Les dix-huit à vingt millions de salaires que les moissonneurs belges emportent, chaque année, en Flandre, demeureront dans nos villages, et nous pourrons enfin voir la moisson de France faite par des Français.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 28 Juin 1908