LES ROBINSONS DE L' ÎLE ANTIPODE

Après soixante jours
passés dans une île déserte, les naufragés
du quatre-mâts français « Président-Félix-Faure
» furent recueillis par un navire de guerre anglais.
C' est une histoire dramatique qui
rappelle celle de Robinson Crusoé, le héros fameux de
Daniel de Foë. Seulement, cette fois, les Robinsons étaient
au nombre de vingt-deux. C' était tout l' équipage d'
un navire du Havre, le Président-Félix-Faure,
un superbe quatre-mâts qui, au cours d' une tempête, au
mois de Mars dernier, fut jeté sur les récifs de l' île
Antipode, entre la Nouvelle-Calédonie et la Nouvelle-Zélande.
Le courrier d' Australie vient d' apporter sur ce drame de la mer des
détails qui méritent d' être enregistrés,
car ils tiennent du roman.
Pris par une tempête le 13 Mars dernier, poussé par une
houle formidable de l' océan Antarctique, le navire fut jeté
sur les rochers de l' île, complètement déserte,
et mis en pièces.
Par une première chance, les vingt-deux marins qui le montaient,
officiers et matelots, purent gagner le rivage. Par une seconde chance;
ils trouvèrent sur le sol de l' île une hutte installée
là, tant bien que mal, par le gouvernement néo-zélandais,
abri providentiel pour les naufragés éventuels.
La hutte fut bien exiguë pour les vingt deux hommes du Président-Félix-Faure
;
tout de même, en se serrant, ils parvinrent à s' y caser.
Le froid des nuits était. mortel. Il n' y avait que cinq paires
de bottes dans le dépôt ; les marins restés sans
chaussures s' en fabriquèrent avec des dépouilles, d'
albatros .
Les notices publiées dans les ports de l' Océanie avertissaient
les navigateurs de l' existence, dans l' île, d' un troupeau de
moutons, que nul berger ne gardait, bien entendu. Elles affirmaient
aussi qu' on y trouverait une vache et un taureau: Mais de ce troupeau
sauveur, la vache seule vivait encore.
Les naufragés la mangèrent, quand ils eurent épuisé
les boîtes de conserve du garde-manger.
Jusqu' alors, ils occupaient une situation vraiment nouvelle dans le
roman d' aventures : l' île de Robinson avec ce qu' il faut pour
ne pas mourir de faim.
Mais les choses allaient bien vite changer. Quand le pain manqua, et
aussi le biscuit, nos marins en furent réduits aux oeufs d' oiseaux
de mer et au salmis de pingouins. Le bois était difficile à
trouver. Il fallait faire trois kilomètres pour le recueillir
et traverser des herbes hautes de deux mètres.
On fit des hameçons pour la pêche, ainsi que des ustensiles
de cuisine. L' ingéniosité des naufragés alla même
jusqu' à, fabriquer des peignes avec les épines des arbustes
qui croissent sur l' île.
Chaque jour, les pauvres gens capturaient des albatros pour les relâcher
ensuite avec un message pendu à leur cou, enfermé dans
un tuyau de plume.
Soixante jours ils restèrent ainsi. Mais les vivres s' épuisèrent
; l' espoir avait à peu près abandonné tout le
monde.
Le froid devenait terrible les vêtements tombaient en lambeaux.
Un navire de guerre anglais passa enfin au large. Le commandant avait
pour consigne de regarder du côté de l' île Antipode.
Il y aperçut les vingt-deux Français et les sauva.
Traités avec la plus grande humanité, pourvus de vêtements,
voire d' un modeste pécule que les officiers du navire anglais
réunirent amicalement, les naufragés furent transportés
à Sydney, d' où un paquebot français les a ramenés
au Havre.
Ils étaient partis depuis le 6 Février de La Nouvelle
- Calédonie.
Le Petit Journal illustré
du 02 Août 1908