LE DRAPEAU FRANÇAIS A STRASBOURG

 

Un habitant de la ville, ancien soldat des armées françaises, obtient de l'autorité allemande la permission de pavoiser sa maison avec nos trois couleurs.

Pendant les fêtes impériales qui ont eu lieu récemment à Strasbourg, on a beaucoup remarqué qu'un drapeau français, exposé à une fenêtre, avait été toléré par la police. Voici l'explication de ce fait
Un vieux soldat: français, médaillé d'Italie, avait été invité par les autorités de Strasbourg à pavoiser sa maison. Il informa la police qu'il était prêt à le faire, mais avec un drapeau français.
Le président de police, pris de court, accepta, mais imposa en même temps la présence d'un drapeau aux couleurs allemandes.
Ce fut le seul drapeau français arboré dans tout Strasbourg pendant les fêtes. Inutile de dire qu'il obtint du succès.

VARIETE

ALSACE

A propos d'un drapeau français arboré à Strasbourg.
- L'Alsace et la France. - Le berceau de la « Marseillaise ». - Soldats d'Alsace.
- Le maréchal Lefebvre et « Madame Sans-Gêne ». - L'âme alsacienne. - Vieilles mœurs et vieux costumes.
La coiffe des Alsaciennes disparaît. -Un pays qui a conscience de sa personnalité.

Le coeur des vieux Alsaciens a vigoureusement battu, l'autre jour. A Strasbourg, un vétéran des armées françaises, ancien combattant d'Italie, obtint la permission de pavoiser sa fenêtre, lors des fêtes impériales, avec un drapeau français mêlé aux drapeaux allemands. Il faut féliciter l'autorité allemande qui ne refusa pas à ce vieux brave cette satisfaction patriotique. Elle fit preuve, en la circonstance, de tact et de largeur d'esprit.
Ainsi, tout un jour, nos trois couleurs flottèrent sur une maison de Strasbourg , et parmi ceux qui passèrent devant cet emblême de la patrie perdue, combien furent émus jusqu'au plus profond de leur cœur...
Car les souvenirs du passé ne sont point effacés en Alsace. Un de nos confrères, qui y fit cet été une longue enquête, en donnait maintes preuves.
« J'ai fréquenté, disait-il, des Alsaciens de toutes les classes, dont plusieurs étaient soldats, des paysans, et j'ai constaté, avec le plus grand bonheur, que l'Alsacien est resté le même. Jusque dans le plus petit village, les traditions françaises se sont conservées... »
Ces traditions, l'Alsace y fut de tout temps fidèle. Elle fut, au début de la Révolution, l'une des provinces qui vinrent avec le plus d'enthousiasme aux idées de liberté.
C'est à Strasbourg, chez le maire Dietrich. que Rouget de Lisle chanta pour la première fois la Marseillaise. Plus tard, l'Alsace fut la terre d'héroïsme qui produisit les plus glorieux soldats de la République et de l'Empire : Kléber, Kellermann, Rapp, et ce type accompli de la probité, du courage, de la modestie, François-Joseph Lefebvre, duc de Dantzig.
Celui-ci fut le véritable Alsacien, homme juste, indulgent, paternel pour ses soldats, modèle de dévouement et de fidélisé. On a pu dire de lui qu'il ne fut pas seulement un homme brave entre tous, mais aussi homme dans l'entière acception du mot. Général, il garda les habitudes modestes de ses débuts, la simplicité de ses manières et de son uniforme, couchant sur la dure avec ses soldats et se contentant de leur nourriture. En 1812, lors de la retraite de Russie, ce fut un admirable exemple pour l'armée que celui de cet homme de soixante ans qui, de Moscou jusqu'à la frontière française, marcha toujours à pied, à la tête de sa garde, soutenant ses soldats par son inébranlable fermeté.
Son honnêteté fut toujours au-dessus de tout soupçon, en ce temps où la rapacité de certains chefs d'armée mettait les pays ennemis au pillage.
Enfin, ni lui, ni sa femme, Alsacienne comme lui - cette excellente Catherine Hubscher que M. Sardou a mise au théâtre sous le sobriquet de « Madame Sans-Gêne ».- n'eurent jamais le moindre accès de cette morgue insupportable qu'on reprochait si justement alors à tant de parvenus. Il avait été sergent, elle avait été blanchisseuse. Ni l'un ni l'autre ne l'oubliaient. Dans une armoire de leur château de Combault, la maréchale conservait les différents costumes qu'elle et soir mari avaient portés, depuis le petit jupon de la blanchisseuse, jusqu'au costume chamarré du maréchal de l'Empire.
- Nous avons voulu garder tout cela, disait-elle un jour à la femme du préfet de Seine-et-Marne. Il n'y a pas de mal à revoir ces sortes de choses de temps en temps. C'est le meilleur moyen de ne jamais oublier ce qu'on a été.
Pourtant - et C'est encore là une des caractéristiques de la race le maréchal Lefebvre, si modeste qu'il fût, avait la légitime fierté des services qu'il avait rendus ; et sa fortune l'éblouissait d'autant moins qu'il l'estimait justifiée.
Jugez-en par ces deux traits :
Le premier jour qu'il porta son habit de maréchal, un conseiller d'Etat le rencontre et le félicite :
- Quel bel habit vous avez là !...
- Je crois bien qu'il est beau ! répond Lefebvre avec son gros accent de Rouffach ; il n'est fini que d'hier et voilà trente-cinq ans que j'y travaille.
Un autre jour, un ami du temps de ses débuts, retraité avec le simple grade de commandant, vient le voir. Lefebvre l'accueille avec joie et le loge dans son hôtel. L'ami, émerveillé, ne cesse de se récrier sur la richesse des meubles, la beauté du logis, l'excellence de la table.
- Ah ! que tu es heureux ! répète-t-il à chaque instant d'un ton où perce une nuance d'envie.
- Bon ! dit le maréchal avec sa rondeur accoutumée. Je vois que tu es jaloux. Eh bien ! je vais te donner tout cela à meilleur marché que je ne l'ai eu.
Viens dans la cour : je vais te tirer trente coups de fusil à trente pas, et, si je ne te tue pas, tout est à toi !... Tu ne veux pas ?... Sache donc, animal, qu'on m'en a tiré plus de mille, à moi, et de plus près, avant que je sois arrivé où je suis...
C'est de Lefebvre encore cette belle réponse à un jeune fat qui cherchait à l'éblouir, par l'étalage de sa généalogie et les exploits de ses aïeux :
-- Ne soyez donc pas si fier de vos ancêtres : je suis un ancêtre, moi !
Et c'est, en somme, plus simple et plus énergique, peut-être, une réponse pareille à celle que faisait Junot au duc de Montmorency :
- La différence entre vous et nous, c'est que vous avez des aïeux, tandis que nous, nous sommes des aïeux.
Ces réparties à l'emporte-pièce, ces ripostes frappées comme des médailles ne valent-elles pas toute une biographie ?
J'ai tenu à rapporter ces traits du héros alsacien, car, en eux, l'homme apparaît tout entier, véritable type d'une race, avec sa brusquerie et son indulgence, avec la clarté de son esprit et la loyauté, de son cœur, avec, en un mot, toutes ces fortes vertus qui caractérisent si bien l'âme robuste du peuple d'Alsace.

***
Je me rappelle une belle page d'Alphonse Daudet, dans laquelle le maître a noté d'un trait vigoureux cette force d'âme de la race alsacienne.
C'est le récit d'une promenade à travers les champs de la province perdue.
Sur le chemin de Dannemarie, à un tournant de haie, un champ de blé lui apparaît tout à coup, fauché, raviné par la pluie et par la grêle, croisant par terre, en tous sens, ses tiges brisées.
« Les épis lourds et mûrs, dit-il, s'égrenaient dans la boue, et des volées de petits moineaux s'abattaient sur cette moisson perdue, sautant dans ces ravins de paille humide et faisant voler le blé tout autour. En plein soleil, sous le ciel pur, c'était sinistre, ce pillage... Debout, devant son champ ruiné, un grand paysan, long, voûté, vêtu à la mode de la vieille Alsace regardait cela silencieusement. Il y avait une vraie douleur sur sa figure, mais en même temps quelque chose de résigné et de calme, je, ne sais quel espoir vague, comme s'il s'était dit que, sous les épis couchés, sa terre lui restait toujours vivante, fertile, fidèle, et que, tant que la terre est là, il ne faut pas désespérer... »
Ce paysan résigné, confiant en sa terre, n'est-ce pas l'image même de l'énergique Alsace que les malheurs n'ont point abattue ?
L'attachement au terroir natal est une des plus nobles vertus de ce peuple. C'est à ce sentiment que l'Alsace doit d'avoir conservé quelques unes de ses anciennes moeurs. Par malheur, si, parmi les bonnes traditions, il en est qui subsistent encore, les vieux costumes s'en vont de plus en plus. Les Alsaciens et les Alsaciennes ne s'habillent plus guère comme l'Ami Fritz et la jolie Suzel, et c'est dommage.
Il en est de l'Alsace comme de la Bretagne : les costumes d'autrefois se modifient peu à peu, jusqu'à ce qu'ils disparaissent tout à fait devant l'uniformité de la mode.
« Tout ce qu'il y a d'humain et de fragile dans le pittoresque du monde est menacé de ruine prochaine... »
C'est un artiste alsacien qui, il y a quelques années, disait cela à M. René Bazin, au cours d'une excursion que l'auteur des Oberlé faisait en Alsace :
« Oui, ajoutait-il, le costume, le mobilier, les petites industries et ce qu'il y avait d'individuel dans les demeures, oui, tout cela disparaît vite... La coiffure des femmes alsaciennes, par exemple, le grand noeud de soie noire qui battait des ailes comme un papillon, qui faisait valoir la lumière des cheveux blonds et l'ovale des visages, je l'ai rencontrée presque aussi souvent à Paris qu'à Strasbourg... »
N'est-il pas triste de penser que cette délicieuse coiffe alsacienne aura, dans quelques années peut-être, complètement disparu ?
L'Alsace, cependant, se plut de tout temps à étaler des modes particulières.
J'ai sous les yeux une reproduction de vieilles estampes représentant les modes de Strasbourg au début du dix-huitième siècle, et ces modes - celles des femmes surtout - sont absolument originales et ne ressemblent en rien aux costumes que l'on portait à Paris vers le même temps. Il y a notamment une Jeune fille se préparant à la danse, dont la coiffure est un large tricorne tout garni de pendeloques du plus étrange effet. A cette époque, les nobles dames et les riches bourgeoises portaient des bonnets et des coiffes qui leur emprisonnaient complètement la tête; mais chez les paysannes, le grand noeud alsacien a déjà fait son apparition, ainsi que le corset lacé par devant, tel que les Alsaciennes fidèles au costume national le portent encore aujourd'hui.
Chez les hommes, l'originalité dans le costume ne devait se produire, que plus tard, avec l'ample redingote à l'allemande, les larges bretelles, le gilet brodé de vives couleurs, et le grand chapeau de feutre à l'aile relevée derrière qui donnait une si pittoresque physionomie aux types caractéristiques de la vieille Alsace.

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Il reste bien peu de chose aujourd'hui de toutes ces modes d'autrefois. Le temps est loin où les touristes ne pouvaient faire quelques vingtaines de lieues hors de Paris sans trouver des costumes singuliers qui charmaient leurs curiosités. Il est proche, au contraire, où dans les villes de l'ancien et du nouveau continent on ne verra plus qu'un même uniforme réglementaire.
L'Alsace a déjà perdu quelques unes de ses moeurs et beaucoup de ses modes particulières ; mais de même que la Bretagne, elle n'y a pas encore renoncé complètement. Elle n'a pas cessé d'avoir conscience de sa personnalité.
Cela tient à ce que, depuis l'annexion, s'est levée en Alsace une génération d'artistes jeunes qui ont vraiment l'âme alsacienne : Braunagel, Koerttgé, Gustave Kafft,. Stoskopf, Lothaire de Seebach, Marzolf, Spindler. Ils forment un groupe uni par les mêmes aspirations. M. Bazin les a vus à l'oeuvre. « La plupart d'entre eux, dit-il, habitent l'Alsace, la connaissent bien, l'aiment dans le moindre détail de ses moeurs et de son art ; et tous s'inspirent de la tradition de la terre d'Alsace. »
Ainsi s'accomplit dans le sens de l'indépendance et de la décentralisation, la renaissance de ce pays si noble et si stoïque sous les injures du sort ; de cette terre d'Alsace, laborieuse et féconde en dépit des revers, et dont Jeanne et Frédéric Régamey disaient, après l'avoir parcourue quatre années :
« Nous l'avons explorée de Bâle à Wissembourg et des Vosges au Rhin... Et maintenant qu'a sonné l'heure de l'adieu, nous emportons beaucoup de l'Alsace sur nos toiles et sur nos pages, plus encore dans notre coeur. Car elle nous est apparue haute et sereine, avec son front grave et sa bouche rieuse. L'histoire, l'art et la légende lui composent une triple et prestigieuse couronne. Dans tout son être domine ce don rare que le ciel lui a dévolu l'originalité. »
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 20 Septembre 1908