LA PREMIÈRE COLLEUSE D'AFFICHES A PARIS


Un nouveau débouché s'ouvre aux activités féminines. Paris a maintenant une colleuse d'affiches. Et, à ce propos, nous avons cru opportun de passer en revue, dans notre « Variété », les conquêtes accomplies depuis quelques années par le travail féminin. Nos lectrices pourront ainsi constater que dans l'ancien monde, pas plus que dans le nouveau, leur sexe ne reste inactif.
La colleuse d'affiches parisienne est représentée à l'instant où elle vient de placarder la superbe affiche annonçant le nouveau feuilleton du Petit Journal : Fille d'Alsace, par Pierre Decourcelle.
Cette nouvelle oeuvre de l'illustre auteur des Deux Gosses surpasse encore en intérêt tragique et en émouvantes beautés les chefs-d'oeuvre les plus populaires du maître romancier.
A l'occasion de sa publication, le Petit Journal organise un grand concours sensationnel : 300,000 francs de prix, 5,000 francs de rentes viagères. Ce concours, instructif et facile pour tous, s'annonce comme un succès sans précédent.

VARIÉTÉ

Professions féminines

A propos de la femme afficheuse. - Les conquêtes du féminisme. - Une doctoresse canonisée. - Les avocates. - Femmes de lettres et femmes artistes. - Cochères et chauffeuses. - Femmes magistrats et femmes agents de police. - Un sergent recruteur en jupons. - Voyageuses de commerce.
- Un cirque féministe. - L'avenir de la profession de ménagère.

La liste des professions conquises par le féminisme s'allonge tous les jours. Voilà que nous avons maintenant une femme colleuse d'affiches. On la voit, depuis quelques jours, s'arrêter au pied des murs et des palissandes destinés à l'affichage, poser à terre le « camion » qu'elle porte gaillardement en bandoulière, et, d'une épaisse brosse maniée énergiquement, coller sans un pli ses placards multicolores.
Les dames qui, dans les congrès, font des discours contre l'accaparement par les hommes de toutes les professions féminines ; celles qui, dans de hargneuses petites feuilles féministes, accusent notre sexe d'affamer le leur, voudront-elles, à propos de cette nouvelle conquête, nous permettre de leur répondre en passant rapidement la revue, forcément bien incomplète, de toutes les carrières qui, depuis quelque vingt ou trente ans, se sont ouvertes à l'activité des femmes ?
Nos lecteurs jugeront, après cela, si leurs reproches sont fondés.
C'est vers les professions libérales que se tournèrent d'abord les initiatives féminines. La médecine fut, entre toutes ces professions, celle qui devait ouvrir les voies à l'émancipation des femmes. Il y a plus de trente ans que la Faculté de Paris accorda son diplôme à la première doctoresse.
Il est vrai que la médecine ne saurait être regardée comme une profession récemment conquise par le féminisme. En réclamant le droit de donner des soins aux malades, les femmes ne faisaient que revenir à une tradition oubliée. L'antiquité et le moyen âge avaient eu des femmes médécins. Galien fait maints éloges, de ses confrères du beau sexe, les medicoe, parmi lesquelles une certaine Antiochis, dont les cures étaient, à ce qu'il assure, purement merveilleuses.
Au moyen âge, les femmes médecins étaient très nombreuses. L'école de Salerne en produisit de fort célèbres. Beaucoup d'entre elles exerçaient dans les couvents. Les soeurs du Paraclet n'étudièrent-elles pas la chirurgie sur les conseils d'Abélard ?
Je signale même aux doctoresses d'aujourd'hui qui souhaiteraient mettre leur science sous un patronage illustre et sacré, qu'une de leurs devancières a été canonisée. Sainte Hildegarde fut, en son temps, la plus célèbre des femmes médecins. Non contente d'être une praticienne fort habile, elle eut, s'il faut en croire un de ses biographes, une singulière prescience de certaines lois de la médecine moderne. Elle avait pressenti la circulation du sang, et, bien que religieuse, elle se refusait à voir la cause de la folie dans la « possession diabolique ».
Jusqu'au début du dix-huitième siècle, il y eut, en France, des « médiciennes », des « chirurgiennes » et des « apothicaresses ». Ce n'est qu'à cette époque que la Faculté de Paris commença, contre les femmes médecins, une guerre impitoyable dont le résultat fut d'assurer aux hommes le monopole de la médecine.
Les femmes d'aujourd'hui ont pris leur revanche. Depuis l'époque déjà lointaine où l'impératrice Eugénie obtint que les études médicales seraient accessibles aux femmes, depuis Mme Madeleine Brès, qui fut la première doctoresse de la Faculté de médecine de Paris, combien de jeunes Françaises ont conquis ce diplôme ?... Je ne sais. Mais ce que nul n'ignore, c'est que le nombre des étudiantes augmente d'année en année, que, depuis longtemps déjà, la femme médecin a conquis sa place d'honneur et de dévouement à l'hôpital, et que, de toutes les professions ouvertes à la femme, il n'en est point où les qualités et les vertus de son sexe puissent trouver un meilleur emploi.

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L'accès des femmes au barreau fut plus lent et plus difficile. Nous fûmes, à ce sujet, très en retard sur les autres pays. Depuis plus de trente ans, aux États-Unis, les femmes ont le droit de plaider. Il faut même leur rendre cette justice qu'elles n'en abusent pas. Au dernier recensement, les États-Unis comptaient, en effet, 208 avocats femmes et 89,442 hommes. Cela fait à peine 2 femmes pour 1,000 avocats.
Les femmes pouvaient également plaider aux Indes, à la Nouvelle-Zélande, au Mexique, au Chili, au Japon, en Suède, en Finlande, en Norvège et en Suisse avant que pareille licence leur fût accordée chez nous.
Nous n'arrivons donc qu'en neuvième ou dixième ligne dans la voie du progrès - en admettant que ce soit là un progrès !
Il y a une vingtaine d'années que Mlle Chauvin se vit admettre au barreau. Elle fut notre première avocate. La chose fit quelque bruit en son temps. Mais Mlle Chauvin ne connut pas l'enivrement glorieux des plaidoiries retentissantes. Elle ne plaida guère. Elle est aujourd'hui professeur de droit dans un lycée de jeunes filles.
Longtemps, les jeunes Françaises hésitèrent à entrer dans la carrière du droit. Depuis deux ou trois ans, cependant, le nombre des avocates s'est un peu accru. Mais une seule d'entre elles a plaidé deux ou trois causes avec quelque succès. Les antiféministres disent, pour expliquer ce succès, que la jeune avocate dont il s'agit est une fort jolie personne.
Parlerai-je des femmes de lettres ?... Genus irritabile... Soyons prudents... Au surplus, ce n'est point là une profession ouverte nouvellement au beau sexe. Il y eut de tout temps des femmes écrivains. Il y en eut même naguère qui furent parmi les plus célèbres romanciers.
Leur nombre s'est furieusement accru depuis quelques années.. Une statistique, dont il est malheureusement impossible de contrôler l'exactitude, affirmait, il y a quelque temps, qu'elle étaient, en France, au nombre de 2,833, dont 1,711 écrivent des romans et des livres pour la jeunesse, 317 des ouvrages de pédagogie, 280 des vers. Les autres cumulent.
A la vérité, cette statistique me semble sujette à caution. Les femmes de lettres sont infiniment plus nombreuses. La preuve en est que, régulièrement, sur cinq adhérents admis à la Société des Gens de lettres, il y a trois femmes pour deux hommes. Mais supposons même qu'elles ne soient que 2,833. C'est encore un chiffre fort respectable... Et, sur ce nombre, combien, me direz-vous, ont du talent ? Combien?.. . Mais toutes, parbleu, toutes !...
Disons-en autant des femmes peintres, auxquelles, aujourd'hui, l'École des Beaux-Arts est ouverte avec la perspective de toutes les récompenses et l'accès à la villa Médicis, but suprême auquel, jusqu'ici, ces émules de la Rosalba n'ont pu atteindre encore.
Et laissons de côté toutes les professions naturellement destinées à la femme, telles celles de couturière ou de brodeuse, de modiste, d'employée de bureau, d'institutrice, etc., pour nous arrêter aux métiers imprévus.

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Depuis un an, nous avons des femmes cochères. Combien en avons-nous ? Une dizaine tout au plus. Encore une carrière dont la conquête échappe au féminisme. Le nombre des femmes cochères a été plutôt en diminuant... Et, ma. foi, c'est dommage, surtout pour les chevaux qui sont plus heureux, mieux soignés, moins fouettés par les femmes que par les hommes.
Mais dans ce Paris encombré de travaux, dans ces rues qui ne sont que plaies et bosses, la circulation est trop difficile, le métier est trop rude, et les femmes sont peu à peu obligées d'y renoncer.
Mais avons-nous des femmes chauffeuses ?... Je n'en ai pas vu encore. L'Amérique, paraît-il, en a. Mais qu'est-ce que n'a pas l'Amérique ?... Elle a même mieux que des chauffeuses d'automobile ; elle a une chauffeuse de locomotive. C'est une robuste jeune femme, miss Henriette Snyder, qui, l'an dernier, entra en cette qualité au service de la Compagnie du chemin de fer de New-York Central.
L'Amérique a même infiniment mieux que la femme cochère : elle a la femme jockey. Cette dame - une femme du monde, s'il vous plaît - s'appelle Mrs Maitland Alexander. Son mari est un fort honorable révérend de la ville de Pittsburg.
Donc, il y a quelques mois, Mrs Maitland monta un cheval de course - elle le monta même à califourchon - et. gagna un sensationnel steeple-chase.
Nos plus intrépides féministes, celles qui réclament pour les femmes l'accès de toutes les professions masculines, ne reculeraient-elles pas devant les dangers de cette profession-là ?...
En Amérique, les femmes ne reculent devant rien. Le dernier recensement des États-Unis, publié à la fin de 1907, nous apprend que, là-bas, environ 5 millions et demi de femmes gagnent leur vie.
Parmi les métiers imprévus qu'elles exercent, on. trouve 84 femmes ingénieurs, 100 gardes-forestières et 2 couvreuses de toits.
Elles peuvent prétendre librement à toutes les professions et atteindre aux plus hautes fonctions administratives.
L'an dernier, une femme fut promue à la fonction publique d'avocat général adjoint de la ville de New-York. Ce haut magistrat féminin est Mme Mary Quakenboss, une avocate qui, après de brillantes études de droit, fut admise au barreau en 1904, et, pendant trois ans, à force d'éloquence et d'habileté, gagna toutes les causes qui lui furent confiées.
Un pays qui a des femmes juges peut bien avoir des femmes sergents de ville. L'an dernier, au mois de Mai, le maire de Lorain, dans l'État d'Ohio, reçut une curieuse visite. C'était celle de trois dames de la meilleure société qui venaient lui proposer, au nom d'un comité de femmes formé spécialement, d'admettre dans les cadres de la police l'élément féminin.
- Nous sommes beaucoup, lui dirent-elles, qui ne demandons qu'à devenir sergents de ville. Le nombre des agents dont vous disposez est ridicule, et les hommes qui ont un métier refusent de quitter leur emploi pour entrer dans la police. Pourquoi ne profiteriez-vous pas de la bonne volonté des femmes ?
Le maire accepta cette offre. Et vingt dames furent enrôlées dans les vingt-quatre heures et prêtèrent le serment d'usage. Nous savons que la première chose dont elles se soient occupées a été la question d'uniforme. Elles décidèrent qu'elles porteraient une robe courte, seraient coiffées d'un chapeau et qu'elles auraient à la ceinture le fameux bâton qui est, en même temps qu'un insigne, une arme défensive.
Mais nous ignorons si la municipalité de Lorain est satisfaite de ses sergents de ville...
L'Angleterre ne le cède guère aux ÉtatsUnis en ce qui concerne les métiers singuliers exercés par des femmes.
Une statistique - il faut bien s'en rapporter aux statistiques - nous apprend qu'il y a, dans le Royaume-Uni, plusieurs centaines de femmes qui sont matelots, pilotes ou débardeurs. On en trouve même quatre qui sont qualifiées « valets d'écurie ».
Bien mieux, on nous signalait dernièrement que le colonel dirigeant le principal bureau de recrutement de Londres utilisait les services d'une femme pour faire de nouvelles recrues. Ce racoleur féminin, disait-on, se montre particulièrement brillant et a déjà reçu une rosette d'honneur...
Une femme sergent recruteur... Les Américains n'avaient pas songé à cela...
Mais une profession dans laquelle les femmes peuvent faire aux hommes une active concurrence, c'est celle de commis-voyageur. Si les voyageuses de commerce sont rares chez nous, on les trouve, par contre, assez nombreuses en Angleterre. Un journal d'outre-Manche, qui s'est livré à une enquête approfondie sur la question, assure qu'il existe actuellement au moins 200 women-travellers voyageant pour les principales maisons du Royaume-Uni. La grande majorité de ces femmes commis-voyageurs représentent des maisons de lingerie, de modes et de parfumerie. Il en est quelques-unes, cependant, qui placent des marchandises peu en harmonie avec leur sexe, comme par exemple des engrais et des produits chimiques. L'une d'elles, même, ne visite que la clientèle des dentistes, auxquels elle fournit des dents artificielles...
J'oubliais de vous signaler, parmi les manifestations féministes, la création, par la demoiselle Ruth Longfellow, d'un cirque où tous les emplois sont tenus par des femmes. Bien mieux, Mlle . Longfellow n'admet dans son cirque, comme animaux dressés, que des bêtes femelles. Il n'y a pas de chevaux : rien que des juments. Je crois qu'il n'est guère possible de pousser le féminisme plus loin.
Qu'ajouterai-je à tout cela, sinon qu'à Pittsburg - en Amérique, toujours !- on nous signale une femme capitaine au long cours ; qu'à Saint-Pétersbourg, on cite des femmes qui ont passé brillamment l'examen de médecin-major, afin d'exercer dans, les écoles d'enfants de troupe ; et que, en Hongrie, à Marosvasarhely, une demoiselle Hélène Preda, après avoir appris le métier de maçon, vient de s'établir entrepreneuse de bâtisses.
Après celle-ci, je crois qu'on peut tirer l'échelle.
Nous avons déjà des femmes exploratrices des femmes aéronautes, et nous aurons bientôt des femmes aviatrices.
Dans quelques années d'ici, les femmes en auront conquis définitivement toutes les professions naguère exercées par les hommes. Et l'on citera comme des exceptions celles - très rares - qui seront restées fidèles à l'unique profession que leur accordaient nos pères : la profession de ménagère.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 11 Octobre 1908