LE RÉVEIL DE LA QUESTION D'ORIENT


La Bulgarie proclame son indépendance.
L'Autriche prend la Bosnie et l'Herzégovine.

Cette gravure allégorique explique plaisamment, mais clairement, les récents événements des Balkans. De la carte des territoires soumis au pouvoir du sultan, la Bulgarie se détache elle-même par la main du prince Ferdinand qui se couronne tzar ; l'Autriche arrache les deux provinces de Bosnie et d'Herzégovine. Et le sultan, que menacent sans cesse les convoitises de ses voisins et même celles de maintes puissances européennes, le sultan, dont la politique de faiblesse est responsable de ces événements, semble se demander, comme tel personnage d'opérette :
Si on m'enlèv' tant d' choses que ça,
Quoi donc qu'il m' restera ?

VARIÉTÉ

Un peuple patriote

Êtes-vous ferré sur la question d'Orient ? - Un problème compliqué. - La lutte entre Turcs et Bulgares au quatorzième siècle. - Vaincus mais non soumis. - Brigands bulgares. - La légende de l'invulnérable Ilia. - La Bulgarie d'aujourd'hui. - Trente ans d'efforts. - L'opinion d'un Français sur le paysan et le soldat bulgares.

Êtes-vous ferré sur la question d'Orient ?... Non ?... Moi non plus. Et j'ai idée que beaucoup de diplomates n'en savent pas, sur ce sujet, beaucoup plus long que vous et moi... Dame ! c'est tellement compliqué, la question d'Orient !...
Les camelots, qui sont d'ingénieux philosophes, avaient, voici une trentaine d'années, trouvé le moyen de la symboliser, cette fameuse question d'Orient, par un objet qui fit fureur. C'était un assemblage d'anneaux qu'il fallait disjoindre et séparer les uns des autres.
- Demandez la question d'Orient !... criaient-ils sur les boulevards.
Et chacun d'acheter ce jeu qui ressemblait à un casse-tête chinois, et de s'évertuer à trouver la solution... Que de patience dépensée !... Et combien peu y parvenaient !...
Ce symbole puéril caractérisait assez bien cet éternel problème sur lequel la patience de la diplomatie s'exerce depuis des années - que dis-je ? depuis des siècles - sans pouvoir en trouver la solution.
Depuis des siècles, en effet, car la question d'Orient n'est point, comme d'aucuns se l'imaginent, un problème né au dix-neuvième siècle. Qu'est-elle, en réalité, débarrassée de toutes ses complications, sinon le résultat des convoitises de l'Europe dirigées contre la Turquie ?...
La Turquie, puissance orientale, s'est installée en Europe. Repoussons-la en Asie, disent les puissances occidentales, et partageons-nous ses dépouilles. Voilà la question d'Orient. Elle est née du jour où les Osmanlis franchirent, pour la première fois, les limites qui séparent l'Europe de l'Asie. Elle est donc très ancienne et remonte même, comme vous l'allez voir, avant la prise de Constantinople par les Turcs.
Les Bulgares, qui viennent de réveiller le vieux conflit apaisé depuis plus de vingt ans, furent, il y a cinq siècles, le premier peuple qui le fit naître. La Bulgarie n'est point, comme certains le croient, une nation toute neuve sortie des conférences du Congrès de Berlin, en 1878. C'est un peuple fort ancien, d'origine slave, qui, au cinquième siècle, vint des bords du Volga s'établir aux rives du Danube.
Belliqueux et turbulents, les Bulgares furent, dès lors, de terribles voisins pour les maîtres de Constantinople. Tour à tour, ils guerroyèrent contre les empereurs grecs et contre les empereurs français de l'antique Byzance.
Et le jour où les Turcs passèrent en Europe, ce sont les Bulgares qu'ils trouvèrent tout d'abord devant eux. Soixante ans avant la prise de Constantinople par Mahomet II, les Bulgares avaient, si l'on peut dire, créé la question d'Orient en essayant de rejeter en Asie les Turcs du sultan Amurat ler qui avaient envahi leur pays.
Mais les Turcs d'alors étaient une formidable puissance guerrière. Les Bulgares furent vaincus par eux à Cassovie, et leur pays fut asservi au joug musulman.
Trois ans plus tard, ils tentaient de se révolter et de reconquérir leur liberté. Mais Bajazet, successeur d'Amurat, les écrasait sous les murs de Nicopolis. Et, depuis lors, la Bulgarie ne fut plus qu'une province de l'Empire ottoman.

***
Ceci se passait en l'an 1392.
La Bulgarie a donc attendu cinq cent seize ans le retour de son indépendance.
Et, ma foi, en dehors de toute question de sympathie, je crois qu'on ne peut qu'admirer la fermeté d'âme avec laquelle ce peuple bulgare a résisté pendant plus de cinq siècles à l'influence du vainqueur. En dépit des efforts des Turcs, l'assimilation ne se fit jamais. Les Bulgares conservèrent leurs moeurs, leurs traditions, leur langue, leur religion, tout ce qui caractérise la personnalité d'une nation, tout ce qui fait sa force. Il faut qu'un peuple ait le sentiment national profondément enraciné au coeur pour ne point se laisser entamer dans une période si longue d'asservissement et ne pas désespérer de l'avenir.
Les Bulgares vécurent, vis-à-vis des Turcs, pendant cinq cents ans comme un peuple vaincu mais non soumis.
Presque tous les. voyageurs qui explorèrent autrefois la région des Balkans ont signalé ce fait. Guillaume Lejean, le célèbre explorateur français qui visita les pays balkaniques il y a une cinquantaine d'années, en a donné, dans ses récits, plusieurs témoignages.
Peu de temps avant son arrivée dans le pays. avait éclaté une révolte contre l'autorité turque. Des insurgés, pris les armes à la main, furent amenés en sa présence devant Mithat-Pacha, gouverneur ottoman du vilayet de Bulgarie. Et le voyageur français rapporte que ces hommes répondaient aux interrogations du pacha avec une audace et une énergie patriotique extraordinaires.
- C'est vous, lui disait, l'un d'eux, qui nous avez poussés à la. révolte. Vous avez doublé et triplé les impôts. Au lieu de nous protéger, vous vivez grassement à nos dépens. Vous nous imposez vos corvées et vous nous empêchez de semer et de récolter... Mais nous vous chasserons de ce pays et la Bulgarie sera libre.
Mithat-Pacha. faisait pendre les gens qui parlaient ainsi... Mais la corde est un faible argument contre l'enthousiasme d'un peuple décidé à chasser l'étranger du sol de la patrie.
Que n'a-t-on pas dit, jadis, des brigands bulgares ?... La Bulgarie fut, sous la domination turque, un peuple de brigands. Mais vous savez comment il faut entendre ce mot-là. Les Vendéens en révolte contre la Révolution, les Espagnols en rébellion contre Napoléon, ces hommes qui luttaient pour leur patrie et pour leur foi étaient des brigands.
Beaucoup de brigands bulgares étaient de ces brigands-là. La haine du vainqueur, ou quelque crime commis en réponse aux exactions des hauts fonctionnaires turcs, les avait jetés dans la montagne où ils faisaient une guerre sans merci aux Zaptiés, les fameux gendarmes ottomans, qu'on accusait d'ailleurs de se montrer souvent plus brigands que les brigands eux-mêmes.
Tel fut Ilia, le plus célèbre brigand bulgare du siècle dernier. Ilia était un simple paysan qui n'avait aucune vocation pour la vie d'aventures que les circonstances devaient le forcer à mener.
Il vivait paisiblement, cultivant sa terre et payant régulièrement l'impôt. On n'avait jamais eu à lui reprocher la moindre peccadille. Mais Ilia avait une soeur merveilleusement belle, la plus jolie fille du district d'Orhanié. Le mudir, sous-préfet turc du district, s'éprit de la soeur d'Ilia. Il lui fit d'abord une cour discrète ; mais la jeune fille ayant repoussé ses avances avec mépris, le mudir, un beau soir, profitant de l'absence d'Ilia, envahit sa maison avec quelques zaptiés, s'empara de la belle et l'emmena de force dans son harem.
Au retour d'Ilia, la famille éplorée lui raconta l'aventure. Que faire ?... Le mal était accompli. Exiger une réparation ?... Ilia savait bien qu'il ne l'obtiendrait pas d'un tribunal turc. Alors, décidé à se venger seul, Ilia glissa son pistolet chargé dans sa ceinture, puis il s'en fut chez le mudir, et, tranquillement, sans un mot, il lui logea une balle dans la tête.
Cela fait, Ilia gagna la montagne. Bientôt, d'autres mécontents se joignirent à lui. Une redoutable bande se forma qui ne tarda pas à semer la terreur sur le pays.
Ilia fut le brigand classique, le brigand patriote à la façon de Fra-Diavolo. Il coupait la gorge aux Turcs riches et faisait largesses aux Bulgares pauvres. Tous les paysans le servaient et priaient pour sa sauvegarde. Une légende épique s'était faite sur son nom. On disait que les balles s'écrasaient sur lui comme des cerises mûres et que la meilleure lame se brisait sur sa peau comme un simple fétu. Les zaptiés le craignaient comme le feu, et, quand on signalait sa présence sur quelque point, ils s'empressaient d'aller voir s'il n'était pas à quelques kilomètres de là.
Et c'est ainsi que, pendant de longues années, se poursuivit la carrière d'Ilia l'invulnérable, devenu brigand par patriotisme et par dévouement familial.

***
Depuis trente ans, la Bulgarie n'a plus de brigands. Elle a des soldats. Car, il y a trente ans, à la suite au traité de Berlin, la Bulgarie fut déclarée libre. Elle n'était plus que de nom vassale du sultan. Le coup d'État qui vient de s'accomplir dans ce pays ne fait donc que confirmer un état de choses qui existait en fait auparavant.
Mais il est intéressant de constater combien le triomphe du sentiment national, après cinq cents ans d'asservissement, a inspiré dans ce pays d'initiatives et d'activités.
Lorsque Guillaume Lejean la visita, en 1867, la Bulgarie n'avait que quelques routes mauvaises et mal entretenues. Une seule ligne de chemin de fer réunissait Roustchouk, la capitale d'alors, au port de Varna, sur la mer Noire. Sofia, la capitale actuelle, n'était qu'une pauvre petite ville mal bâtie, perdue dans les montagnes, sans communications avec le reste du pays. Bien mieux, deux immenses plateaux des Balkans, situés au Nord et à l'Est de Sofia, étaient inconnus, encore inexplorés.
Du jour où ce pays fut livré à lui-même, le progrès le transforma. Il a aujourd'hui un réseau de grandes routes qui font communiquer entre elles les principales villes. Sofia, devenue une grande cité moderne, est en communication, par le chemin de fer, avec Belgrade d'une part, avec Constantinople de l'autre.
Enfin, la Bulgarie possède une armée solide, aguerrie, une armée qui fit ses preuves déjà, en 1885, dans la guerre contre la Serbie.
Un ingénieur français, M. Louis de Launay, qui a longtemps vécu en Bulgarie, donne sur ce peuple une opinion qui vaut d'être résumée ici :
« Le Bulgare, dit-il, est avant tout un « paysan », un cultivateur, un enfant de la terre, attaché au sol, vivant de lui et pour lui. Ses qualités et ses défauts sont à peu près ceux que nous sommes habitués à trouver chez nos paysans : solide, économe, travailleur, sobre, dur à lui-même et aux autres, mais poussant parfois la solidité jusqu'à la rudesse, l'économie jusqu'à
l'avarice
» En général, ce paysan sait lire et a même, en outre, quelques connaissances générales. La proportion des illettrés est infime... Il a aussi des vertus solides. Il n'est ni encombrant, ni bavard, ni buveur il ne se répand pas en paroles ; il ne perd pas son temps au cabaret et au café ; et je ne parle pas seulement du goût déplorable pour la boisson, qui annihile certains Slaves du Nord, mais même de ce goût pour les conversations indéfinies devant une table où il y a un verre d'eau, qui caractérise les Hellènes. »
M. de Launay vante tout particulièrement la faculté d'assimilation du peuple bulgare, dont la qualité maîtresse est, à son avis, « l'acharnement au travail ».
Il insiste sur le sentiment d'indépendance qui anime le paysan bulgare.
« Mais, cette indépendance, ajoute-t-il, ne va pas, à l'occasion, sans quelque rudesse. Le Bulgare, très doux et très pacifique d'ordinaire, passe pour mauvais quand il se fâche. Il a montré dans diverses circonstances, ou ses hommes politiques ont montré pour lui, que sa poigne savait être un peu rude. Malgré tout ce qu'il peut entrer de légende dans les histoires connues de Stamboulof ou, plus récemment, dans ce qu'on nous a appris avec fracas sur les cruautés des bandes bulgares en Macédoine, etc., le fond n'en reste pas moins vrai, et il suffit d'en parler avec quelques Bulgares pour constater que, dans les grandes questions politiques, une certaine brutalité, un peu de férocité même ne les choquent pas. »
Enfin, il montre le Bulgare ambitieux et patriote - patriote avec ardeur, avec combativité. Et il estime que c'est cette forme active du patriotisme qui fait accepter au Bulgare avec discipline toutes les charges militaires.
« Je ne sais, dit-il, s'il faut, à proprement parler, considérer les Bulgares comme un peuple belliqueux au sens où l'on accusait les Français de l'être jadis, c'est-à-dire aimant la bataille pour la bataille. Je n'ai jamais vu, en Bulgarie, l'esprit militaire se traduire par des manifestations bruyantes, des vantardises, des panaches et des flaflas. Mais le soldat bulgare, qui a déjà, eu l'occasion de montrer sa bravoure, sa solidité, son endurance et sa discipline, soit contre les Serbes, soit contre les Turcs, donne, quand on le voit manoeuvrer, une impression de confiance. Les officiers, moins chamarrés de galons, de brandebourgs et de couleurs voyantes que certains de leurs voisins, plus sobrement vêtus à la russe, semblent également moins disposés à prodiguer leur énergie et leur temps en conversations de café. L'impression que peut produire l'armée est la même que produit, à tous égards, le peuple l'intérêt inspiré par le labeur ,consciencieux et par la force robuste. »
A l'heure où les Bulgares rompent le dernier lien qui les unissait à leurs vainqueurs d'autrefois, il m'a paru intéressant de donner cette opinion d'un observateur sur ce peuple qui renaît après cinq siècles de vassalité et qui va fièrement au devant de ses destinées, soutenu par le sentiment national et l'amour de la patrie.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 18 Octobre 1908