POUR ORNER LES CHAPEAUX
DES BELLES DAMES
Comment on chasse les oiseaux
de paradis à la Nouvelle-Guinée
Quelques lignes n'eussent pas suffi
à dénombrer ici toutes les cruautés de la mode.
Comment se procure-t-on ces admirables oiseaux de paradis qui font l'ornement
des chapeaux de nos élégantes et valent par leur beauté
et leur rareté de véritables fortunes ?... Notre gravure
montrera à nos lecteurs comment s'opère cette chasse ;
et notre Variété leur dira par quelles ruses,
et au prix de quels préjudices pour l'agriculture, on s'empare
de tant d'oiseaux utiles, de tant de jolies bêtes qui faisaient
la joie de la nature et la richesse des campagnes, pour les faire périr
dans de hideuses tortures, afin de parer de leurs dépouilles
les chapeaux des belles dames.
VARIETÉ
Les Cruautés de la mode
Un paradisier de dix mille
francs. - Hécatombes d'oiseaux. - Goélands et mouettes.
-Un désastre pour l'agriculture.- La chouette porte-bonheur.
- L'électrocution des hirondelles. - Oiseaux étouffés
ou écorchés vifs. - Le héron scalpé. Comment
on obtient la plume d'autruche: - Les ligues pour la protection des
oiseaux. - La mode criminelle et triomphante.
Les cruautés de la mode... En
lisant ce titre, mes lectrices vont me taxer d'exagération. -
- Est-il possible, diront-elles, d'accuser la mode de cruauté
?... La mode peut être absurde, ridicule, baroque, elle peut commettre
des excentricités... Mais des cruautés ?
Oui, des cruautés !... je maintiens mon titre, mesdames, et je
vous demande la permission de dresser un acte d'accusation documenté
qui vous convaincra, je l'espère.
Vous avez pu lire, ces jours derniers, dans les journaux, que le Jardin
zoologique de Londres venait de recevoir d'Océanie un admirable
oiseau de paradis dont on estimait la valeur à dix mille francs
pour le moins, en raison de sa rareté.
Eh bien, savez-vous, mesdames, pourquoi ce paradisier est si rare ?...
Parce que, sans relâche, depuis des années, on lui fait
une guerre impitoyable: on le poursuit, on le capture, on le tue pour
que vous puissiez vous en faire une parure.
Et ce qui se passe pour l'oiseau de paradis se produit également
pour tous les oiseaux dont la beauté tente votre coquetterie.
Pour vous permettre de satisfaire à cette mode barbare et criminelle,
on détruit tout ce que la nature a créé de plus
beau, de plus joyeux et de plus inoffensif.
Il faut que vous sachiez pourtant à quels chiffres fantastiques
s'élèvent les hécatombes d'oiseaux dont les plumes
servent à orner vos chapeaux.
Les seuls modistes parisiennes consomment annuellement jusqu'à
40,000 hirondelles de mer. Un marchand de Londres, - un seul marchand
- a vendu, dans l'année 1907, 32,000 oiseaux-mouches, 80,000
oiseaux de mer et 800,000 paires d'ailes d'oiseaux de diverses espèces.
On estime à 300,000,000 le chiffre des oiseaux sacrifiés,
tous les ans, dans les pays civilisés, à la mode féminine.
Certains pays sont presque complètement dépeuplés
d'oiseaux qui leur sont spéciaux. Tels sont le canard du Labrador,
le pigeon de l'île Maurice, le râle d'Auckland, l'étourneau
de la Réunion, le bouvreuil de Açores et la mésange
à tête blanche.
Mais cette frénésie de massacre ne s'exerce pas que sur
les oiseaux exotiques. Les hôtes ailés de nos campagnes
et de nos côtes en sont aussi les victimes.
Il y a deux ou trois ans, la chasse des goélands et des mouettes
avait pris, en France et en Angleterre, des proportions inquiétantes.
Les jolis oiseaux de mer n'eussent pas tardé à disparaître
jusqu'au dernier, si ou n'eût apporté en maints endroits
des entraves à cette destruction systématique. Dans le
comte de Devonshire, près de l'île Lundy, où les
mouettes étaient très abondantes, on vit, à maintes
reprises, les chasseurs arracher aux oiseaux blessés leurs ailes
- qui seules pouvaient servir à l'ornementation des chapeaux
féminins - et rejeter à la mer les corps pantelants des
pauvres bêtes.
A Granville, un arrêté municipal défendit la chasse
aux oiseaux de mer. A Camaret, les pêcheurs eux-mêmes réclamèrent
la protection du préfet du Finistère pour ces mouettes
et ces goélands qui, disaient-ils, « rendent d'immenses
services aux pêcheurs, à qui ils indiquent les bancs de
sardines qu'ils suivent dans leur marche. »
Sans cette intervention intéressée, il est probable que
l'on ne verrait plus aujourd'hui une seule mouette sur nos côtes.
***
Quant aux jolis oiseaux de nos champs et de nos bois, on sait quelle
guerre acharnée leur est faite. Des intérêts électoraux
empêchent le plus souvent l'application des lois qui les protègent.
Ces lois, dans le Midi surtout; sont lettres mortes. L'extermination
en masse des oiseaux par les engins prohibés est ouvertement
tolérée. Il n'y a plus d'oiseaux en Provence. Il n'y en
a plus guère dans maintes autres provinces françaises.
Or, la disparition des oiseaux n'est pas seulement un préjudice
pour le pittoresque et le charme des campagnes, c'est encore un désastre
pour les récoltes. Un professeur d'agriculture a calculé
que 45,000 chenilles, vers et autres insectes étaient nécessaires
pour alimenter, dans l'espace d'une saison, une seule nichée
de mésanges. C'est au chiffre de 300 millions de francs que les
calculs les plus modérés évaluent les dégâts
que font subir annuellement à l'agriculture les insectes dont
les oiseaux font leur nourriture habituelle. Plus le nombre de ceux-ci
diminuera, plus augmentera, par conséquent, le chiffre des déprédations
dues à la vermine des champs.
La prospérité économique du pays en sera fatalement
ralentie... Mais qu'est-ce que ça peut bien faire aux despotes
qui créent la mode et aux brebis de Panurge qui la suivent ?...
Ces oracles avaient, l'an dernier, à pareille époque,
décrété que rien ne serait mieux porté sur
un chapeau féminin que la tête de la chouette, du hibou,
du grandduc et de l'effraie. On se mit donc à faire une chasse
furibonde à ces oiseaux de nuit. Or, ils sont de ceux, qu'on
devrait protéger envers et contre tout, car chacun sait qu'ils
ne vivent que de rats, de souris et de tous ces petits rongeurs qui
causent tant de dégâts dans les cultures... Eh bien ! non,
pour obéir aux ukases de l'élégance, et pour la
satisfaction d'une mode grotesque et barbare, on les détruisit
en masse.
Ces bêtes si utiles étaient autrefois victimes d'une superstition
qui régnait dans les villages. En liberté, disait-on,
elles portaient malheur, alors que, clouées à la porte
d'une grange, elles portaient bonheur au logis. Il n'y a pas plus de
vingt-cinq à trente ans, j'ai vu encore de ces pauvres oiseaux
crucifiés, dont les ailes pleuraient du sang autour des clous.
L'instruction a chassé des campagnes cette croyance féroce.
Et c'est le monde des villes, le « beau monde » qui la recueille
à présent !... Une feuille mondaine, annonçant
cette mode nouvelle, assurait que, « fixée au-dessus d'un
joli front, la tête d'une chouette présageait toutes sortes
de prospérités ».
Peut-on penser vraiment qu'il y ait chez nous des femmes assez dénuées
de bon sens et de sensibilité pour croire qu'un bonheur puisse
leur venir d'une aussi imbécile cruauté ?...
La mode, qui ne respecte rien, s'attaqua même, voici quelques
années, aux pauvres petites hirondelles qui sont les bons génies
de nos toits. Il y eut un moment où l'hirondelle était
l'ornement obligé de tout chapeau féminin.
C'est à l'époque de leur migration, quand elles s'apprêtaient
à traverser la Méditerranée, ou bien quand elles
nous revenaient après l'avoir traversée, que les habitants
de certaines contrées du Midi les sacrifiaient par milliers.
Il y avait plusieurs moyens de les prendre. Voici le piège indigne
qu'on leur tendait généralement, et qui constituait le
moyen le plus expéditif de s'emparer d'elles : on tendait des
rangées de fil de fer pareilles à celles des fils télégraphiques.
Les hirondelles venaient s'y poser sans défiance. Quand le chasseur
jugeait qu'elles étaient en nombre suffisant, il les foudroyait
en faisant passer dans les fils un courant électrique d'une grande
intensité.
Un de nos confrères rapportait alors ce détail typique
sur l'hécatombe des hirondelles : « J'ai vu un jour, disait-il,
un plumassier de Paris télégraphier à Marseille
pour une commande d'hirondelles. Quatre jours après, il en avait
reçu 220 prises en même temps de cette façon expéditive...»
Et voilà à quelles inexcusables barbaries la coquetterie
féminine doit ses coutumières satisfactions...
***
Mais ces cruautés ne sont rien
auprès de celles qu'on fait subir aux jolies bêtes des
Tropiques pour leur conserver, mortes, le brillant de leur plumage.
Le colibri, l'oiseau-mouche, ces « flammes ailées »,
comme les appelle Michelet, sont si frêles qu'on ne peut les chasser
avec le plomb le plus petit. On les prend avec un piège placé
dans la corolle des fleurs dont ils vont sucer le suc, ou bien encore
on les étourdit soit en leur lançant du sable au moyen
d'une sarbacane, soit en tirant un coup de fusil à poudre, dont
la répercussion suffit à les jeter à terre.
Pour prendre les marabouts, les bengalis et les sénégalis,
les noirs d'Afrique creusent un trou dans le sable, en des endroits
où ils savent que l'eau peut suinter ; ils dissimulent un filet
sur le bord de cette mare improvisée. Après le coucher
du soleil, les oiseaux viennent en masse s'y baigner et s'y désaltérer.
Alors, le filet se rabat brusquement et les pauvres petites bêtes
sont captives.
Quant aux paradisiers, les Papous de la Nouvelle-Guinée les prennent
à la glu ou avec des lacets. Ils réussissent même
parfois à les saisir vivants, en grimpant sur les arbres où
les oiseaux dorment. Mais le moyen le plus répandu consiste à
les étourdir et à les abattre au moyen d'une flèche
faite avec la nervure d'une feuille de latanier, dont le bout est garni
d'une lourde boule de gutta-percha.
Tous ces animaux pris vivants ou simplement étourdis sont écorchés
vifs ou étouffés dans un four ad hoc. Ainsi,
leur plumage n'est point endommagé, ne porte aucune trace de
sang, et les belles dames peuvent se parer avec fierté de leurs
dépouilles.
Mais la barbarie la plus abominable est celle qu'on emploie pour se
procurer l'aigrette du héron blanc, la plus belle, la plus recherchée
de toutes les aigrettes.
Le héron blanc, qui fournit cet ornement si convoité par
toutes les modistes de la terre, n'en est lui-même avantagé
par la nature que pendant la saison des nids. Très sauvage, en
temps ordinaire, il reste, une fois père, auprès de ses
enfants, et, absorbé par sa tendresse, se laisse approcher avec
facilité. On ne le capture pas, on se contente de lui enlever
la peau de la tête, garnie du précieux duvet, et l'infortuné,
ainsi scalpé, meurt lentement et douloureusement, près
de ses petits, qui ne tardent pas, eux aussi, à périr,
faute de nourriture.
Chaque aigrette de héron blanc représente une somme terrible
de souffrances subies par une jolie bête inoffensive, et la mort
de toute une nichée d'oiseaux... Réjouissez-vous, ô
fastueuses élégantes qui pouvez garnir vos chapeaux de
ces plumets merveilleux, dont le kilogramme se vend. jusqu'à
cinq mille francs sur les marchés de Londres et de New-York,
réjouissez-vous ! il n'est pas donné à tout le
monde de se parer au prix de tant de cruautés.
La plume d'autruche elle-même ne s'obtient pas, quoiqu'on puisse
en croire, sans faire souffrir l'animal. On sait que le fermage des
autruches est une industrie qui se pratique en Afrique et dans l'Amérique
du Sud. Il y a, au Cap, des fermes d'autruches depuis plus de quarante
ans. On récolte les plumes au moment de la mue, c'est-à-dire
vers les mois de Juin ou Juillet. Les plumes du dos et du ventre tombent
naturellement, mais il faut tirer celles de la queue et des ailes, et
ce tirage ne va pas sans brutalité.
Voici comment on s'y prend dans les fermes du Cap. Un gardien attire
à l'écart l'autruche en lui jetant du grain. Pendant que
la bête baisse la tête, le gardien la saisit par le cou.
En même temps, quelques hommes vigoureux se jettent sur elle,
se cramponnent aux pattes, aux ailes, et la forcent à s'accroupir.
Maintenue en cet état, on lui arrache les plumes des ailes et
de la queue. Ce procédé barbare est souvent fatal à
l'autruche qui, en se défendant, peut se briser une jambe.
« Il faut souffrir pour être belle » disait un proverbe
d'autrefois... « Il faut faire souffrir pour être belle
», devrait dire plus justement ce proverbe, aujourd'hui.
***
Au printemps dernier, j'assistais à une conférence antivivisectionniste
faite à Paris, dans une salle très mondaine, par un savant
médecin. L'auditoire était des plus selects : messieurs
en habit, dames en grands falbalas... Car l'antivivisectionnisme devient,
à ce qu'il paraît, un petit jeu pour snobs et snobinettes.
Or, je remarquai que ces personnes sensibles, qui frémissaient
d'horreur au récit des souffrances subies par de pauvres animaux
dans les chambres de tortures de la science, avaient toutes d'immenses
chapeaux chargés de plumes, d'ailes, d'oiseaux entier... Et ces
dames ne semblaient même pas se douter qu'elles étaient
elles-mêmes complices de cruautés tout aussi répréhensibles
que celles qui soulevaient leur indignation.
0 inconscience !...
Pourtant, les femmes ne peuvent arguer de leur ignorance. Partout, en
Allemagne, en Angleterre, en Suisse, des ligues se sont créées
pour combattre le port des plumes d'oiseaux. La reine d'Angleterre est,
elle-même, à la tête de la ligue anglaise. Elle ne
permet, dans son entourage, que les plumes provenant de l'autruche ou
de la volaille de basse-cour.
On conte même, à ce-propos, une jolie anecdote. Un jour,
la reine Maud de Norvège se présenta à une fête
de charité, à Londres, avec un chapeau orné d'une
superbe orfraie. La reine d'Angleterre fut informée de ce manquement
à ses principes.
Elle manda sa fille et lui intima l'ordre d'enlever immédiatement
ce chapeau. Et la reine Maud obéit et donna désormais
l'exemple du respect aux volontés si généreuses
et si humaines de sa mère.
En Amérique, certains États ont même fait des lois
contre cette mode barbare « Aucune femme, mariée ou non,
dit une de ces lois, ne pourra porter sur son chapeau d'autres plumes
que celles provenant d'un dindon, d'un coq ou de tout autre oiseau de
basse-cour destiné à l'alimentation... »
Des amendes considérables punissent toute infraction à
cette loi.
Eh bien, en dépit de tout cela, cette mode absurde et cruelle
subsiste, plus forte, plus impérieuse que jamais. Le ruban, la
fleur, ces industries si françaises, sont abandonnées:
la plume triomphe ! Il paraît que les chapeaux de femmes, cette
saison, seront encore plus garnis de dépouilles d'oiseaux qu'ils
ne le furent jusqu'ici.
Allons !... Nous vivons décidément en des temps singuliers.
Les objurgations en faveur de la raison et de la pitié ne rencontrent
qu'indifférence et cynisme, et il en est, hélas !des crimes
de la mode comme des autres crimes : ils restent impunis.
Ernest LAUT.