LES HOTES DE LA FRANCE

LL. MM. Le roi Gustave V et la reine Victoria,de Suède

A l'occasion de la visite officielle à Paris du roi et de la reine de Suède, nous-avons rappelé, dans notre « Variété » d'aujourd'hui, l'histoire de la dynastie française qui, depuis près d'un siècle, occupe le trône suédois. Ajoutons-y quelques notes biographiques sur les souverains qui sont en ce moment les hôtes de la France.
S. M. Gustave V a succédé, au mois de Décembre 1907, à son père le roi Oscar II, qui fut un grand ami de la France.
Le souverain suédois a cinquante ans. Il est né au château de Drottingholm, le 16 Juin 1858.
Il a épousé, le 10 Septembre 1881, à Carslruhe, la princesse Victoria de Bade, fille du grand-duc de Bade, et, par conséquent, cousine de l'empereur d'Allemagne. Le couple royal a trois fils : le duc de Scanie, âgé de vingt-six ans ; le duc de Sudermanie, âgé de vingt-quatre ans, et le duc de Westmanland, âgé de dix-neuf ans.

VARIETE

Une dynastie française

EN SUEDE

Un passage des « Mémoires d'Outre-Tombe ». - Les Clary. - La fiancée de Bonaparte. - Infidélité et désespoir. - Le seul homme qui puisse tenir tête à Napoléon. - Bernadotte et les Suédois. - Une reine qui ne veut pas régner. - Le roi Charles-Jean et sa descendance. - L'hôte de la France.

On lit, dans les Mémoires-d'Outre-Tombe :
« Il y avait à Marseille une famille de négociants, les Clary. Elle était fort riche. Un capitaine d'artillerie, jeune et pauvre, demanda en mariage leur plus jeune fille. On tint conseil. Le frère aîné du capitaine, Joseph, avait épousé la soeur aînée. C'est assez. Le second parti n'est pas trouvé assez sortable. Le jeune homme est refusé. Un autre militaire aussi jeune, aussi pauvre, mais plus beau, plus insinuant, se présente. Il plaît, il est accepté. Le premier est Napoléon ; le second-Charles-Jean, le futur roi de Suède. Cette fille de marchands pouvait être impératrice ; elle ne fut que reine. »
Ces quelques lignes ont l'air d'un scénario de roman. Eh bien, non, c'est de l'histoire. Seulement, la vérité n'est pas tout à fait telle que Chateaubriand l'a présentée. Il est intéressant de rétablir les faits dans leur exactitude, et, à l'heure où l'arrière-petit-fils de Charles-Jean est l'hôte de la France, de rappeler les curieuses origines de la dynastie française qui règne sur la Suède.
Donc, il y avait, en effet, à Marseille, à la fin du dix-huitième siècle, une famille de riches négociants, les Clary, qui habitaient une belle et grande maison de la rue des Phocéens. Les Clary avaient un fils et quatre filles. Deux de ces filles devaient jouer, un certain rôle dans l'histoire.
L'une, l'aînée, s'appelait Julie. C'était une demoiselle grave, réfléchie, quelque peu volontaire, mais assez dépourvue de charme et de beauté. L'autre, la cadette, se nommait Désirée. De jolis yeux, une admirable chevelure brune, la taille petite mais bien prise, un pied de marquise et une main de duchesse. Avec cela, vive, délurée, pétulante, Désirée Clary était la plus jolie petite Marseillaise qu'on pût imaginer.
Or, il advint ceci. En 1794, les Clary firent connaissance d'un jeune Corse, nommé Joseph-Bonaparte, dont la famille s'était installée à Marseille. Désirée n'avait que treize ans, mais Joseph s'éprit d'elle et la demanda en mariage. Il fut agréé et l'on convint, vu l'âge de la fiancée, que l'union se ferait deux ans, plus tard.
Sur ces entrefaites, arriva de Toulon, où il s'était distingué, un jeune commandant d'artillerie, frère de Joseph, que celui-ci présenta dans sa future famille. L'officier, lui aussi, fut pris tout de suite au charme de la jolie Désirée. Et, avec un ton d'autorité auquel personne n'osa résister, le jeune officier, un beau soir, dit à son frère, dans le salon même des Clary :
- Dans un bon ménage, il faut que l'un des époux cède à l'autre. Toi, Joseph, tu es d'un caractère indécis et il en est de même de Désirée, tandis que Julie est moi nous savons ce que nous voulons. Tu feras donc mieux d'épouser Julie. Quant à Désirée, elle sera ma femme.
Et, ce disant, il prenait la jeune fille sur ses genoux.
Un demi-siècle plus tard, la petite Marseillaise, devenue reine de Suède, rapportait à son secrétaire les paroles du petit officier d'artillerie.
- Et c'est ainsi, concluait-elle, que je devins la fiancée de Napoléon.

***
Car tout se passa comme le voulait le jeune autocrate qui s'exerçait déjà à jouer son rôle d'empereur. Julie, qui aimait en secret Joseph, l'accepta avec joie pour époux. Joseph, qui n'aimait pas Julie et aimait Désirée, renonça à celle-ci et épousa celle-là parce que telle était la volonté de son frère. Et Napoléon fut considéré dans la famille comme le fiancé de la cadette.
Vint le 9 Thermidor. Le jeune commandant, dans l'intervalle, avait été nommé général de brigade. Mis en disponibilité, il dut partir pour Paris afin de reconquérir son grade. Ce départ devait anéantir les beaux projets des amoureux. D'abord, une correspondance ardente et très suivie s'établit entre eux ; puis, bientôt, les lettres du fiancé se firent de plus en plus rares. Dans le tourbillon parisien, Napoléon avait trouvé des joies nouvelles qui lui faisaient oublier les serments faits naguère à la petite. Marseillaise.
Chez Mme Tallien, il avait rencontré un jour une belle créole jeune encore quoique plus âgée que lui, et veuve d'un général mort sur l'échafaud révolutionnaire. Mme de Beauharnais avait pris dans son coeur la place de la pauvre Désirée. Au mois de Septembre 1795, au lieu de retourner à Marseille comme il l'avait promis, il écrivait à Julie, sa belle-sueur, pour la charger de rendre à Désirée sa promesse, et il avouait son amour pour la belle veuve qu'il devait bientôt épouser.
Désirée conçut de cette trahison un profond dépit et un violent désespoir.
« Méritais-je, écrivit-elle à l'infidèle, d'être traitée avec autant de cruauté ?... Ne vous ressouvenez-vous plus de vos engagements ? Vous m'avez rendu malheureuse pour le reste de ma vie... Je ne puis m'accoutumer à cette idée ; elle me tue ! je n'y puis survivre ; je vous ferai voir que je suis fidèle à mes engagements, et, malgré que vous ayez rompu les liens qui nous unissaient, jamais je ne me marierai. Mes malheurs m'apprennent à connaître les hommes et à me méfier de mon coeur... »
Ce faisant, Désirée préjugeait un peu de l'avenir, comme vous l'allez voir. Elle ne devait pas rester fille, ainsi qu'elle en. affirmait le projet dans cette lettre. Le destin, qui l'empêchait d'être impératrice, lui devait une revanche. Elle se maria et fut reine.
Mais de tout ce que nous venons d'exposer, il résulte que Chateaubriand a commis, dans ses Mémoires d'Outre-Tombe, une erreur. Ce n'est point la famille Clary qui refusa Napoléon comme gendre, c'est, Napoléon qui fut infidèle et abandonna Désirée pour courir à d'autres amours.

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Désirée, d'abord, se tint parole. Elle refusa des partis brillants qui s'offrirent. Plusieurs lieutenants de Bonaparte briguèrent sa main. Elle repoussa Junot ; mais peut-être se fût-elle laissée attendrir par Duphot, lorsque le jeune et brillant, général fut assassiné à Rome dans une émeute.
Un richissime banquier suédois crut que sa fortune pourrait lui conquérir ce coeur inflexible. Désirée l'éconduisit avec brutalité. Enfin parut Bernadotte. Il était beau, il était célèbre ; il était le plus illustre des généraux français après Bonaparte. Désirée l'agréa, non point pour toutes ces raisons, mais parce qu'on lui avait dit : « C'est le seul homme qui puisse tenir tête à Napoléon ». Au fond du coeur de la petite Marseillaise, la plaie d'amour-propre était toujours ouverte.
Le mariage eut lieu à Sceaux, le 30 Thermidor an VI. Le marié avait plus de trente-quatre ans ; la mariée n'en avait que dix-sept. Cependant, elle se prit à aimer ardemment cet époux, qui avait le double de son âge. Surtout, elle lui témoigna le plus profond dévouement, et c'est à son intervention qu'il dut de ne pas être poursuivi comme conspirateur, en 1802 et en 1804, malgré les preuves que Napoléon avait en mains de son entente avec Moreau.
Bernadotte, fils d'un avocat de Pau, s'était engagé comme volontaire, en 1780, et avait parcouru tous les grades jusqu'à celui de général de division qu'il obtint en 1795, avant Napoléon. Il s'était distingué aux armées du Rhin, de Sambre-et-Meuse et d'Italie. Ministre de la Guerre, conseiller d'Etat et général en chef de l'armée de l'Ouest pendant les années 1799 et 1800, il eut, en 1804, le titre de maréchal avec le gouvernement de Hanovre, contribua, largement à la victoire d'Austerlitz, fut nommé, en récompense, prince de Ponte-Corvo et reçut, en outre, le gouvernement des villes hanséatiques.
C'est de cette époque que datent les événements qui devaient lui attirer l'estime et la reconnaissance des Suédois et lui préparer un trône.
Gustave IV, roi de Suède, s'était ligué avec l'Angleterre contre la France. Bernadotte, chargé de le combattre, le vainquit et traita généreusement les officiers suédois faits prisonniers. Quatre ans plus tard, Gustave IV ayant été déposé et remplacé par Charles XIII, les Suédois, n'ayant pas de prince royal, se rappelèrent les bienfaits du maréchal français et résolurent de l'adopter pour leur futur roi.
Napoléon, consulté, bien qu'il n'eût point confiance en ce rival dangereux, donna son adhésion à ce choix. Peut-être ne voulut-il pas priver d'une couronne de reine celle que son infidélité avait privée d'une couronne d'impératrice.
Le 21 Août 1810, le maréchal Bernadotte, prince de Ponte-Corvo, fut élu prince royal de Suède et adopté par Charles XIII comme son fils.
Le 19 Octobre, Bernadotte arriva dans Elseneur. Le 2 Novembre, il entra dans Stockholm et reçut le commandement général des armées de terre et de mer. Bientôt même, à cause du grand âge et des maladies de Charles XIII, il eut l'entière conduite de la politique suédoise.
Moins de sept ans plus tard, Charles XIII mourait et Bernadotte était couronné sous le nom de Charles XIV Jean.
La petite Marseillaise de la rue des Phocéens était reine de Suède.

***
Mais cette royauté ne comblait pas ses voeux.
De même que sa soeur Julie, devenue reine d'Espagne, refusait de suivre son mari dans la péninsule, Désirée eût préféré demeurer à Paris, dans son joli hôtel de la rue d'Anjou, plutôt que d'aller porter la couronne aux pays hyperboréens. Elle se décida pourtant à y rejoindre son mari lorsqu'il fut élu prince royal, et l'accueil enthousiaste du peuple suédois la retint quelque temps à Stockholm. Mais Paris lui manquait. Malgré l'amitié du vieux roi, qui la traitait en fille chérie et l'appelait familièrement « Bonnette » ; malgré l'attachement qu'elle avait pour son mari, malgré son amour pour son fils unique, Le jeune prince Oscar, filleul de Napoléon, elle s'ennuyait en Suède. Lorsqu'éclatèrent les premières menaces de guerre entre ce pays et la France, elle en profita pour revenir à Paris, afin de tenter encore une fois d'apaiser la colère de l'empereur contre Bernadotte et de conjurer le danger.
Cette fois, elle ne devait pas réussir.
Au mois de Mai 1813, Bernadotte prenait le commandement de l'armée alliée ; il battait successivement ses anciens camarades Oudinot et Ney à Gross-Boeren et à Dennewitz, et dirigeait l'exécution d' un plan de campagne tracé par lui-même et qui aboutissait à Leipzig.
Bernadotte justifiait ainsi, et au delà, la réputation qu'on lui avait faite lorsqu'on l'avait présenté à Désirée Clary. Il n'était pas seulement l'homme capable de tenir tête à Napoléon, il était l'homme capable de le vaincre.
La guerre finie, l'empire tombé, Désirée Clary n'eut pas le désir d'aller jouir à Stockholm des triomphes militaires de son époux. Elle demeura à Paris. Les malheurs de Napoléon avaient, assure-t-on, ranimé en elle une sympathie lointaine pour « l'homme du destin ». On rapporte qu'elle s'était mise à suivre partout le duc de Richelieu dans l'intention de l'implorer pour le prisonnier de Sainte-Hélène.
Pendant plus de dix ans, elle resta éloignée de son mari. Ce n'est qu'en 1823 qu'elle se décida à partir pour la Suède, afin d'assister aux fiançailles de son fils unique qui épousait la fille aînée d'Eugène de Beauharnais. Elle ne s'en allait point, d'ailleurs, sans espoir de retour, et elle comptait bien revenir encore dans son hôtel de la rue d'Anjou, où elle avait passé les meilleurs moments de sa vie.
Mais ses devoirs d'épouse, de mère et de reine la retinrent à Stockholm. Elle y vécut trente-sept ans, regrettant toujours Paris et ne se décidant jamais à y revenir, et charmant son ennui en visitant les pauvres et en faisant le bien.
Le 17 Septembre 1860, elle mourait subitement, à l'âge de quatre-vingts ans.

***

Son mari l'avait précédée de seize ans dans la tombe.
Après 1815, la Suède avait résolu de ne plus intervenir dans les démêlés de l'Europe et de travailler à rétablir sa prospérité intérieure. Bernadotte, ou plutôt Charles-Jean, se montra bon administrateur et profond politique comme il s'était montré grand capitaine. Lorsqu'il mourut, en 1814, après vingt-six années de règne et trente et un ans d'une domination effective, il laissa à son fils Oscar Ier un pays en pleine prospérité.
La nation suédoise a continué sa marche dans la civilisation, sous les règnes de Charles XV et Oscar II, tous deux fils d'Oscar Ier.
Puissent ses destinées n'être pas moins heureuses sous le règne de S. M. Gustave V, l'hôte actuel de la France, arrière-petit-fils du maréchal Bernadotte et de Désirée Clary, la jolie Marseillaise !
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 22 Novembre 1908