LES FÊTES TRADITIONNELLES SAINT-ÉLOI


Les forgerons se réjouissent

Dans toute la région industrielle du Nord, on désigne d'un mot pittoresque tous ceux qui travaillent le fer : forgerons, maréchaux ferrants, ouvriers des hauts fourneaux, puddleurs, etc. On les appelle les « Noirs ». Or, le jour de Saint-Eloi, ou plutôt le premier lundi qui suit cette fête - c'est la coutume - tous ces braves gens chôment. C'est la fête des « Noirs ». Les ateliers sont clos, la forge ne retentit plus des coups bruyants du marteau : mais c'est le choc des verres que l'on entend dans les salles joyeuses, et l'air entraînant des refrains qui chantent le saint patron.
Il nous a semblé intéressant, à cette occasion, d'évoquer, dans notre « Variété », l'histoire rapide de ces solennités corporatives, de ces fêtes des métiers où s'affimer toujours, l'esprit de corps des travailleurs et la bonne entente entre patrons et ouvriers.


VARIETE

Les fêtes des Corporations

Les patrons des métiers. - Fêtes de Janvier. - La « romeria de San-Antonio ».
- Une légende inspiratrice de chefs-d'œuvre. - Le patron des potaches. - Saint Joseph et les charpentiers.
- Le compagnonnage.- Fêtes patronales de la fin de l'année. - Saint Eloi et les travailleurs du fer.
- Sainte Barbe et les mineurs. - Cérémonies qui s'en vont et qu'il faut regretter.

Au temps jadis, les corporations ouvrières avaient, en France, de fréquentes occasions de se distraire et de prendre un repos bien gagné. Chacune d'elles avait sa tête patronale. Depuis le moyen âge, en effet, chaque métier était sous la protection d'un saint. Et quand le jour du saint arrivait, c'était joie, beuveries et festins. La plupart de ces fêtes patronales ont disparu, avec le système des jurandes et des confréries, mais quelques-unes ont subsisté jusqu'à nos jours. Et, parmi celles-ci, la fête de saint Eloi, fête des travailleurs des métaux, est peut-être celle dont la tradition s'est le mieux conservée.
Dans le seul mois de Janvier, on ne comptait pas moins de sept grandes fêtes patronales.
Le 13, les lingères célébraient sainte Véronique, qu'elles avaient prise pour patronne en souvenir du linge avec lequel la sainte femme de Jérusalem avait, sur le Golgotha, essuyé la figure du Christ.
Le 15, les chaudronniers invoquaient saint Maur. Et je regrette infiniment de ne pas vous dire pourquoi, les hagiographes qui se sont occupés de ce disciple de saint Benoît ayant omis de nous faire savoir quel rapport peut exister entre lui et le bruyant métier dans lequel excellent aujourd'hui les enfants de l'Auvergne.
Le 16, les grainetiers fêtaient saint Marcel. Le 17, les charcutiers saint Antoine. Ici, point n'est besoin d'insister. Chacun sait que le bienheureux Antoine avait pour compagnon « l'animal roi », le « cher ange » que Monselet a chanté dans un sonnet fameux.
Naguère, le dimanche le plus proche de la fête de leur patron, les charcutiers, qui formaient alors une importante corporation, se réunissaient dès le matin et se rendaient à l'église, en compagnie de plusieurs cochons ornés, pour la circonstance, de fleurs, de rubans et de clochettes.
Après la cérémonie, les compagnons de saint Antoine étaient conduits à l'abattoir où, solennellement, les membres les plus habiles de la corporation étaient chargés de préparer saucisses et boudins qui devaient figurer au repas du soir.
Pendant longtemps, en Italie, le 17 Janvier, les charcuteries rivalisaient de luxe pour orner leurs boutiques et exhiber les jambons les plus merveilleux et les plus monstrueux saucissons. Des prix étaient décernés aux charcutiers qui avaient fait les plus savoureuses préparations en hachis, pâtés et galantines.
Enfin, en Espagne, on fête encore le jour de San-Antonio. A Madrid, les gardiens de porcs amènent leurs troupeaux à la Romeria de San-Antonio. Un moine, du fond d'une chapelle, les bénit. Cette dévotion n'est pourtant qu'un faible souvenir de la grande et joyeuse piété d'autrefois. Devant l'ermitage de San-Blas, on installait une auge d'orge. Tous les cochons du pays, alignés sur un rang, étaient lâchés à un signal. Et qui arrivait premier à l'auge était roi. Une dignité pareille était conférée à un berger, que le sort désignait. On lui mettait une couronne d'oignons et on l'habillait en saint Antoine. Les deux rois, l'homme et le porc, se promenaient triomphalement dans la capitale, aux acclamations des fidèles. Or, il arriva qu'un roi d'Espagne - je ne sais plus lequel - prit ombrage de la cérémonie et en supprima tout le pittoresque...
Ainsi s'en vont les traditions...
Le 20 Janvier, les tireurs d'arc et d'arbalète, et les fabricants de ces armes de trait chantaient les louanges de saint Sébastien. La raison n'en est pas douteuse. Chacun sait que, par l'ordre de Dioclétien, ce saint homme fut percé de flèches. Sa légende est même des mieux connues, car il n'en est point que l'art ait autant popularisée. Quel peintre n'a pas fait son saint Sébastien ?... Raphaël, Annibal Carrache, le Pérugin, Giovanni Bellini, le Titien, Memling, Holbein ont peint des saints Sébastien. La légende de ce saint inspira à Van Dyck un de ses plus purs chefs-d'oeuvre. Et, parmi les toiles modernes les plus célèbres, il faut citer le saint Sébastien de Ribot, celui de Delacroix et celui de Corot. Un saint que tant de chefs-d'oeuvre ont illustré ne saurait être inconnu de personne.
Le 28 Janvier, enfin, c'est la Saint-Charlemagne, la seule de toutes ces fêtes qui ait subsisté. Encore la tradition des banquets de Saint-Charlemagne va-t-elle s'effaçant de plus en plus. Nos potaches sont devenus gens graves, ou du moins préfèrent-ils aux festoiements universitaires des plaisirs plus modernes. Combien de lyçéens fêtent aujourd'hui saint Charlemagne?...Le grand empereur à la barbe fleurie est bien négligé de nos jours... Et quand on songe que, du temps de Louis XI, sa fête était fête légale et obligatoire... Quiconque était surpris travaillant ce jour-là était condamné à mort et pendu haut et court.
La dévotion de Louis XI pour Charlemagne était tout de même un peu excessive dans ses manifestations...
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Nous pourrions continuer la revue des fêtes patronales à travers le calendrier, mais cela nous mènerait un peu loin. Contentons-nous de saluer au passage les plus illustres patrons des corporations d'autrefois.
3 Février, voici saint Blaise, protecteur des bonnetiers et des travailleurs de la laine. Ce bienheureux, parait-il, bien qu'il fût évêque de Sébaste, en Arménie, s'était retiré sur le mont. Argée, où il vivait dans une caverne, parmi les bêtes sauvages. Singulière existence pour un évêque... Or, dans cette retraite lointaine, saint Blaise, privé de sa garde-robe épiscopale, se confectionnait des vêtements avec les peaux des moutons et des chèvres. Il n'en fallut pas plus pour qu'il fût choisi comme patron des travailleurs de la laine.
Passons au mois de Mars. Le 19 de ce mois est le jour d'une des fêtes corporatives les plus considérables au temps passé saint Joseph, patron des charpentiers.
De tous les ouvriers du bâtiment, ce sont les charpentiers qui ont le mieux conservé les traditions des anciennes corporations. La leur date du treizième siècle. Depuis lors, et jusqu'à ces dernières années, les charpentiers ont toujours fêté annuellement la Saint-Joseph par l'exécution d'un « chef-d'œuvre » qu'ils promenaient sur leurs épaules en une procession solennelle. Plusieurs de ces chefs-d'oeuvre furent célèbres : on en peut voir au Conservatoire des arts et métiers.
Les charpentiers furent les derniers ouvriers fidèles à la célèbre tradition du compagnonnage. Leur corporation formait, naguère encore, deux grandes sociétés de compagnons qui, maintes fois, furent rivales : les Compagnons passants charpentier du devoir, et les Compagnons du devoir de Liberté. Quel beau temps que celui où le mot de devoir était ainsi l'enseigne des corporations ouvrières ! Ces deux sociétés avaient des sièges sociaux différents et, par conséquent, n'avaient pas la même « mère »... Mais peut-être est-il utile de dire ce qu'étaient le « compagnonnage » et la « mère des compagnons »...
Au temps jadis, l'apprenti reçu compagnon ne pouvait se dissimuler que son éducation était loin d'être terminée. Chaque ville, chaque atelier différait par ses produits et par qui en était faite.
Paris, alors, n'imposait pas comme aujourd'hui ses modes et ses caprices à la France, au monde entier, et tout ouvrier soucieux de connaître toutes les ressources du métier et de se perfectionner dans sa spécialité devait forcément voyager. Ainsi, les ouvriers compagnons de tous les corps prirent l'habitude, une fois leur apprentissage terminé, de faire, sous le nom de « Tour de France », un pèlerinage pratique.
Et c'est pour leur faciliter ce voyage et les mettre à l'abri de la misère pendant qu'ils l'accomplissaient que fut créée l'institution du compagnonnage par les ouvriers associés.
Dans chaque ville, la corporation était représentée par la mère, siège social, lieu de rendez-vous universel.
Tel compagnon charpentier arrivait-il sans le sou dans une ville de province ? Il se rendait immédiatement chez la mère des charpentiers, se faisait reconnaître comme frère et demandait du travail.
Dès qu'il avait prononcé le mot d'ordre et exhibé ses insignes, on lui donnait du travail, qu'il y en eût ou qu'il n'y en eût pas, car, dans ce dernier cas, le plus ancien compagnon quittait sa place pour l'offrir au confrère nouvellement arrivé.
Messieurs les socialistes, vous le voyez, n'ont point inventé l'esprit de solidarité corporative. Cette solidarité s'exerçait jadis avec plus de désintéressement qu'aujourd'hui, et ces pratiques chevaleresques du compagnonnage d'autrefois étaient à coup sûr plus estimables que l'abominable tyrannie des syndicats d'à présent.
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Mais revenons à nos charpentiers : le jour de la Saint-Joseph, ils organisaient, au faubourg Saint-Antoine, leur cortège traditionnel et promenaient le chef-d'oeuvre du métier. On les voyait passer, les vaillants et solides ouvriers, vêtus du pantalon de velours à la houzarde et coiffés du chapeau aux larges ailes, orné des couleurs. de la corporation. A leurs oreilles brillaient des anneaux d'or soutenant un petit compas ou une bisaiguë, instruments professionnels. De la main droite, ils brandissaient la haute canne d'ébène à la tête d'ivoire enguirlandée de rubans brodés d'emblèmes et de légendes... Et c'était une belle et pittoresque procession qu'on ne voit plus à présent, et qu'il faut regretter puisqu'elle a disparu avec tant d'autres belles et pittoresques traditions du passé.

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Passons au mois d'Avril et saluons saint Georges, patron des cavaliers... Au mois de Mai, voici saint Honoré, grand protecteur des boulangers, lesquels, au temps jadis, célébraient leur patron en portant par les villes la bannière corporative qui était « d'azur à un saint Honoré mitré d'or tenant à dextre une pelle d'argent chargée de trois pains de même et une crosse aussi d'or ».
Le 26 Juillet, c'est sainte Anne qui, dans plusieurs de nos provinces, est la patronne des couturières et des modistes ; et dans d'autres, en particulier dans le « Jardin de la France », fait concurrence à saint Fiacre comme patronne des jardiniers.
Outre des réjouissances variées dans tous les villages de la région tourangelle, le jour de la Sainte-Anne est marqué, a Tours, par deux foires célèbres : la foire au basilic et la foire à l'ail.
Mais les derniers mois de l'année sont ceux où abondent les fêtes patronales : le 25 Octobre
C'est la Saint-Crépin,
Mon cousin,
Les cordonniers se frisent...
Une variante de la chanson dit même :
Les cordonniers se grisent...
Après tout, c'est bien, permis le jour où l'on fête le patron de la corporation.
Le 3 Novembre, les chasseurs, piqueurs et veneurs de tout acabit sont en liesse pour célébrer monseigneur saint Hubert. Le 22 les musiciens chantent harmonieusement les louanges de sainte Cécile . Le 25, c' est jour de fête pour nos midinettes parisiennes qui coiffent du bonnet de sainte Catherine celles d'entre elles qui ont atteint l'âge fatidique : vingt-cinq ans.
Et voici Décembre : saint Eloi, naguère encore, mettait en joyeux chômage tous les travaileurs des métaux et même, en certaines régions, les travailleurs de la terre.
On sait pourquoi le conseiller de Dagobert a été choisi comme patron des métiers où l'on frappe du marteau sur l'enclume. C'est qu'il ne se contenta pas d'être évêque et ministre, il fut ouvrier d'art... Combien d'évêques et de ministres d'aujourd'hui ne pourraient en dire autant ! Le chef-d'oeuvre d'Eloi fut ce fameux trône d'or enrichi de pierreries qu'on conserve, dans le trésor de Saint-Denis, en témoignage de son habileté et de son talent.
Grand artisan, ministre intègre, prélat sage et vertueux, il mériterait, certes, que la tradition de sa fête ne se perdit pas de sitôt parmi les robustes travailleurs du fer.
Sainte Barbe suit de près saint Eloi. Elle aussi est la patronne d'une corporation de rudes travailleurs. Ce ne sont pas seulement les artilleurs et les pompiers qui la fêtent, ce sont aussi les mineurs.
En dépit des efforts du syndicalisme qui, depuis quelques années, s'acharne à arracher cette vieille coutume des pays miniers, les houilleurs du Nord et du Pas-de-Calais font encore les « longues coupes ». c'est-à-dire qu'ils travaillent double pendant la quinzaine qui précède Sainte-Barbe, afin de célébrer copieusement la fête patronale. Et je gage que plus d'un vieux mineur d'Anzin chante encore à table le refrain naïf :
Sainte Barbe, que l'on révère
Dans les anciens calenderriers (sic),
Du feu, garantis la barbe,
La barbe des « carbonniers ».

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Toutes ces vieilles fêtes traditionnelles paraîtront peut-être ingénues aux gents imbus de l'esprit moderne. Mais tous ceux qui ne condamnent point de parti pris le coutumes du passé regretteront leur disparition. Elles portaient en elles, en effet, maintes choses respectables, telles que la fierté du métier, et surtout cet esprit de solidarité corporative qui réunissait ouvriers et patrons, et que le syndicalisme d'aujourd'hui, par le moyen criminel de la lutte des classes, est en train d'abolir à tout jamais.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 6 Décembre 1908