« JE MEURS POUR LA FRANCE,
POUR LA PATRIE ! »

 


Telles furent les dernières paroles que prononça le maréchal des logis Ben-Daoud
blessé mortellement au combat d'Anoual.

Une reconnaissance toute pacifique, sous les ordres du commandant Dinaux, revenait d'effectuer une randonnée dans la partie de la haute Moulouïa quand elle se heurta, aux environs d'Anoual, à un fort rassemblement de Berabers, qui voulut lui couper la route.
Un violent combat s'engagea : nos spahis durent charger leurs ennemis pour se dégager, et, après avoir fait éprouver des pertes sérieuses aux Berabers, la reconnaissance put continuer sa route, emportant ses blessés. Le maréchal des logis Ben-Daoud avait reçu une grave blessure au ventre, mais il ne put pas supporter les fatigues du retour et mourut en route. Ses dernières paroles furent : « Je meurs pour la France, pour la patrie ! »
Alors que, dans la métropole, quelques Français indignes, quelques misérables mènent contre la patrie une campagne sacrilège, quel contraste et quel exemple que le dévouement héroïque de cet Arabe qui fait à la France le sacrifice de sa vie !

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ERREUR FAIT COMPTE

- Tenez-vous à la table d'hôte ? Non, n'est-ce pas ?... Retenons une petite table dans la salle du restaurant. On y cause plus intimement, et l'on est dispensé de politesses banales envers des voisins de hasard.
Cette proposition du docteur Hédouville me parut tout d'abord naturelle, d'autant plus qu'elle s'accordait avec mon goût personnel.
Évidemment il attendait quelqu'un.
Quoiqu'il en eût dit, sa venue à Cauterets n'était pas fortuite. Et je commençais à douter qu'il n'eût pas d'autre raison que ma propre résidence pour préférer cet hôtel.
Une fois encore, la porte s'ouvrit et se ferma. Le serveur, précisément, me présentait un mets et me masquait les arrivants.
Le bruit de pas différents, le froufrou d'une robe de soie m'indiquaient que c'était un couple. Un coup d'oeil plus vif du docteur, puis sa mine soudain devenue calme, me révélaient que c'était l'objet de son attente. Il se mit n manger avec appétit, à causer de bonne humeur.
Puis, par un brusque écart de conversation, en me signalant de l'oeil le dernier couple survenu :
- Vous voyez ce jeune homme, cet homme jeune, si vous exigez plus de précision... attablé en face de cette dame blonde et pâle en robe mauve... vous ne savez pas si elle est pâle, elle vous tourne le dos, mais j'ai vu qu'elle est pâle, et vous apercevez la chevelure et la robe...
- En effet, ce gros garçon commun, à large face, le cou dans les épaules...
- Exactement. Eh bien ! demain matin, vous apprendrez qu'il est mort.
- Vous avez la plaisanterie macabre, docteur.
- Je ne plaisante pas ; le macabre n'est pas de mon goût, j'énonce un fait.
- Et pourquoi sera-t-il mort ? Vous le savez ?
- Si vous aviez examiné le personnage avec des yeux de physiologiste, vous le sauriez aussi clairement que moi. Décomposez le type et notez les circonstances révélatrices : ce cou trop court, cette face striée de violet et, tour à tour, à intervalles inégaux, écarlate ou blême ; voilà quatre ou cinq fois en un quart d'heure qu'il retire son binocle et en frotte les verres comme s'ils étaient brouillés, puis, de l'extrémité du médius, c'est sa paupière qu'il frictionne comme s'il y sentait un grain de sable : il éprouve des troubles de la vue; la buée monte à sa prunelle, non du dehors, mais du dedans. La joie d'avoir pour convive une jolie femme lui enlève toute prudence et excite son appétit ; il mange ferme, et quels mets ! Il a repris deux fois du homard à l'américaine et des cèpes à la bordelaise, et il boit du champagne. Votre odorat est-il assez subtil pour avoir perçu l'odeur de tabac dont il est imprégné ? Ce bonhomme-là est un fumeur impénitent. Il ne se privera pas de son cigare après son repas. Il réunit toutes les conditions requises pour compliquer les arrêts de la circulation du sang par un embarras gastrique, doublé d'une angine de poitrine. Pas d'hésitation dans le diagnostic, mon cher, congestion, embolie ou rupture d'anévrisme, son compte est fait, il va le régler.
- Et savez-vous ce qui pourrait empêcher, retarder cette mort ?
- Empêcher, non, vous rêvez ; personne n'a le pouvoir d'empêcher ce phénomène nécessaire ; retarder, oui.
- Et vous n'usez pas de cette notion pour préserver, pour prolonger la vie d'un de vos semblables ?
- I-nu-ti-le. Au point où il en est, il a parcouru les quatre cinquièmes du chemin fatal.
Un malaise indéfinissable me contractait la gorge et l'estomac, tandis que, silencieux, j'observais le condamné, au point que lui-même, gêné par la fixité de mon regard, releva de dessous son assiette sa grosse tête lourde de boeuf apoplectique et tourna dans ma direction ses yeux atones derrière les vitres de son binocle.
- Et puis, reprit le docteur, en imaginant que je devrais, sans en être d'ailleurs prié ni requis, employer ma science et mon art, par cela même que je possède un certain art et une certaine science, à faire durer ce spécimen peu noble de la race blanche, êtes-vous sûr de si bien comprendre et pratiquer la justice et la charité ? Vous ne voyez que lui, vous ne vous intéressez qu'à lui, par une vulgaire et conventionnelle compassion, comme s'il était une unité indépendante, détachée, isolée de toute autre. Mais, en face de cet homme, il y a cette femme, sa femme.
- Raison de plus.
- Raison de plus ? Vous êtes superbe. L'avez-vous consultée ? Qu'à ce masculin laid, malsain, désorganisé, dont tout l'extérieur dénonce aux yeux experts une existence adonnée aux basses jouissances, soit associée et liée une femme jeune, bien constituée, jolie, distinguée de forme d'allure et d'esprit, intelligente, portée aux choses belles et aux actions nobles, par ses inclinations innées et par son éducation supérieure, est-ce que c'est dans l'ordre ? Est-ce que c'est selon le voeu de la nature, qui a pour loi suprême l'harmonie ? Jamais ! C'est contradictoire. Et j'irais moi, faire le malin, mesurer des secrets arrachés à la nature et malicieusement accroître la contradiction à sa loi en prolongeant l'assujettissement du meilleur au pire, de cette femme accomplie à ce résidu d'homme ?
J'appuyai ma main droite sur son bras gauche.
- Mon ami, lui dis-je, vous ne parlez plus en savant ni en philosophe ; nous ne sommes plus dans une théorie générale appliquée tranquillement à un accident impersonnel ; nous sommes en face d'un cas tout particulier : vous connaissez cet homme.
- Si vous voulez... Je sais qu'il s'appelle Nointot du Luc.
- Et vous connaissez cette femme.. et vous l'aimez.
- Taisez-vous, ils se lèvent et vont passer.

***

Au passage, Mme Nointot du Luc avait envoyé à Hédouville un petit sourire et un regard timide, avec beaucoup de tristesse et beaucoup de tendresse dans ce regard et dans ce sourire.
Il fut un moment sans parler. Puis, avec l'amertume de l'impuissance de la volonté contre le fait accompli, le mal irréparable :
- Elle m'aime, et c'est lui qui la possède.
- Situation qui n'est ni unique ni nouvelle.
- Ni unique ni nouvelle, cela n'y change rien ; c'est la nôtre, elle est atroce.
- Encore le destin vous ménageait une spéciale faveur et le remède à votre mal ; c'est une courte patience puisque, vous en êtes sûr, cette nuit elle sera veuve.
- Une pointe de scepticisme perce dans vôtre phrase, remarqua le docteur.
- Je doute un peu, je l'avoue, et c'est ce qui me permet de parler d'un ton léger de la mort imminente d'un homme, même le moins sympathique. Si vous me plantiez dans l'esprit la conviction de la justesse de votre prévision, j'en souffrirais une véritable angoisse ; vôtre refus de secourir le malade, bientôt le moribond, me paraîtrait coupable.
- Ah ! vous voilà bien ! Sentimentalisme ! C'est la base de vôtre jugement de moralité. Qu'il agonise tant qu'il pourra, s'il ne veut pas rompre brusquement et d'un coup avec la vie ; je ne le soulagerai pas d'une minute de combat.
Et, se penchant à mon oreille, il déchargea sa rancune d'une voix sourde et d'un ton véhément.
- Ce Nointot, son mal je n'y suis pour rien, et sa suprême joie, c'est à mon préjudice qu'il l'a obtenue en épousant la jeune fille que j'aimais et qui m'aimait. Toute ma souffrance, à moi, vient de lui, une souffrance incurable quoi qu'il advienne... Je sais ce que vous allez dire, le pardon des offenses, le bien rendu pour le mal... Je ne me donne ni pour un héros ni pour un saint. J'ai déjà donné des gages suffisants à votre morale en m'interdisant la satisfaction de la vengeance.
- Eh bien, alors, demandai-je brusquement, pourquoi êtes-vous venu ici sachant qu'il s'y trouvait ? Car vous le saviez.
- Assurément, mon cher. Je n'ignorais ni l'installation de Laurianne et de son mari à l'hôtel d'Angleterre, ni les ravages progressifs des maladies de Nointot. Je n'osais cependant espérer qu'il fût aussi avancé. Ma venue, je vous le confie, a pour motif les services dont peut avoir besoin Laurianne dès le premier instant du veuvage.
- Et si, dans la nuit, la catastrophe devenue imminente à deux pas de votre chambre, on vous demande de l'aide, vous refuserez ?
- Je refuserai.
- C'est contre votre devoir d'homme, contre votre devoir professionnel.
- Ici, à l'hôtel, je ne suis pas un médecin exerçant, je suis un voyageur qui passe... Et à ceci avez-vous, du reste, songé : que je consente à me rendre près de l'homme agonisant, mes ennemis - j'entends les parents de Laurianne - ne manqueront pas de clamer que, rival évincé, je l'ai exprès laissé trépasser, et, par là, chercheront à empêcher mon union avec leur fille, désormais libre de son choix et affranchie de leur autorité.
- Cette considération, je l'avoue, ébranle un peu mon opinion... Et pourtant non... encore une fois, non, vous n'êtes pas dans la vérité, vous n'êtes pas dans l'ordre, on doit du secours même à son ennemi...
- Abattu... jusque-là, c'est le droit de légitime défense ; c'est la nature qui combat pour moi, je la laisse faire.
- Eh bien ! écoutez, mon cher Hédouville, j'ai le pressentiment d'une grosse erreur que vous allez commettre.
- Imagination.
- Point. On se trompe toujours lorsque, sciemment, on ne fait pas tout son devoir.
La nuit s'écoulait ; dans l'hôtel, tout bruit s'était assoupi. Dans la chambre voisine, assourdi par le tapis, le pas du docteur attestait qu'il veillait dans l'attente de l'événement prédit. Il pouvait être deux heures du matin quand, dans le vaste corridor retentit la démarche précipitée de la camériste de garde ; elle s'arrête à la porte d'Hédouville, frappe, et, tout de suite, d'une voix effarée :
- Monsieur le docteur, s'il vous plaît, une personne est très mal, au deuxième étage. Veuillez venir.
- Impossible, qu'on aille en ville chercher un médecin.
- On y est allé, monsieur, il faudra. du- on y est allé, monsieur, il faudra du temps et c'est très urgent. La personne paraît en danger de mort. Venez, monsieur, c'est un grand malheur.
- J'irai, s'il le faut, constater le décès, réplique une voix âpre, la voix blanche du vindicatif docteur.
La femme de chambre marmonne quelques mots désobligeants et s'éloigne en trottinant.
De l'étage inférieur montait une rumeur de voix contraintes.
Je me précipitai aux informations.
C'est la dame du 18 qui est mourante, m'apprit le secrétaire de l'hôtel.
- Une dame... la dame du 18... mais c'est Mme Nointot du Luc ?
- Oui, monsieur.
- Vous vous trompez, ce n'est pas elle, c'est son mari qui est à la mort.
- Non, c'est elle ; le mari, on ne sait pas où il est.
En quatre bonds, je grimpai l'escalier et me jetai, essoufflé, étouffé, dans la chambre d'Hédouville.
- Malheureux, voyez votre faute : ce n'est pas lui, c'est elle qui se meurt.
Il pâlit et resta comme pétrifié, les yeux agrandis par une sorte d'hébétement.
- Venez et rassemblez vos esprits.
Laurianne gisait inanimée sur le lit, la fenêtre était ouverte. La femme de chambre déclara :
- J'ai entendu madame pousser un cri, puis choir sur le parquet. La porte n'était pas fermée à clé, je suis entrée, j'ai vu la fenêtre ouverte, et, tout auprès, madame étendue à la renverse. J'ai appelé ma camarade du premier étage. Nous avons relevé et frictionné madame, et, voyant qu'elle ne donnait plus signe de vie, effrayées, nous avons couru avertir et demander du secours.
- Et le mari ? demandai-je.
- Tenez, le voilà, répondit d'une voix altérée le secrétaire.
Des garçons de l'hôtel hissaient à grand-peine une masse inerte.
- Dans l'obscurité, en revenant de prévenir les médecins les plus proches, exposa l'un d'eux, je me suis heurté à un paquet énorme devant l'hôtel.. J'ai craqué une allumette et reconnu le monsieur du 18. Le voilà, il est mort.
La scène tragique se dévoilait très simplement : frappé d'un coup de sang, Nointot, sentant qu'il étouffait, s'était précipité vers la fenêtre, sa femme ou lui l'avait ouverte ; il s'était trop approché ; soit qu'emporté par le poids de la tête et du buste, il eût perdu l'équilibre ; soit que l'apoplexie, achevant son oeuvre, l'eût assommé et fait basculer, il avait passé par-dessus l'appui et s'était aplati sur le sol.
En le voyant disparaître dans le vide noir, la jeune femme avait subi le choc d'une épouvante mortelle.
Hédouville n'essayait même plus de la rappeler à la vie. Son expérience de médecin avait raison de ses désirs et de ses illusions d'amoureux. Deux docteurs étaient arrivés, et, sur l'expirée, s'ingéniaient en frictions, en piqûres, en tractions de la langue.
Mon pauvre ami accablé, écroulé dans un fauteuil, se serrait la tête dans les mains, comme pour l'empêcher d'éclater.
Avec un accent où frémissait tout à la fois la colère, le regret, le repentir, 1e désespoir, il souffla plus qu'il n'articule ces mots
-. Vous aviez raison... le devoir c'est le salut... peut-être si j'étais venu tout de suite...

PONTSEVREZ

Le Petit Journal illustré du 20 Décembre 1908