« JE MEURS POUR LA FRANCE,
POUR LA PATRIE ! »

Telles furent les dernières paroles que
prononça le maréchal des logis Ben-Daoud
blessé mortellement au combat d'Anoual.
Une reconnaissance toute pacifique,
sous les ordres du commandant Dinaux, revenait d'effectuer une randonnée
dans la partie de la haute Moulouïa quand elle se heurta, aux environs
d'Anoual, à un fort rassemblement de Berabers, qui voulut lui
couper la route.
Un violent combat s'engagea : nos spahis durent charger leurs ennemis
pour se dégager, et, après avoir fait éprouver
des pertes sérieuses aux Berabers, la reconnaissance put continuer
sa route, emportant ses blessés. Le maréchal des logis
Ben-Daoud avait reçu une grave blessure au ventre, mais il ne
put pas supporter les fatigues du retour et mourut en route. Ses dernières
paroles furent : « Je meurs pour la France, pour la patrie ! »
Alors que, dans la métropole, quelques Français indignes,
quelques misérables mènent contre la patrie une campagne
sacrilège, quel contraste et quel exemple que le dévouement
héroïque de cet Arabe qui fait à la France le sacrifice
de sa vie !
****
ERREUR FAIT COMPTE
- Tenez-vous à la table d'hôte
? Non, n'est-ce pas ?... Retenons une petite table dans la salle du
restaurant. On y cause plus intimement, et l'on est dispensé
de politesses banales envers des voisins de hasard.
Cette proposition du docteur Hédouville me parut tout d'abord
naturelle, d'autant plus qu'elle s'accordait avec mon goût personnel.
Évidemment il attendait quelqu'un.
Quoiqu'il en eût dit, sa venue à Cauterets n'était
pas fortuite. Et je commençais à douter qu'il n'eût
pas d'autre raison que ma propre résidence pour préférer
cet hôtel.
Une fois encore, la porte s'ouvrit et se ferma. Le serveur, précisément,
me présentait un mets et me masquait les arrivants.
Le bruit de pas différents, le froufrou d'une robe de soie m'indiquaient
que c'était un couple. Un coup d'oeil plus vif du docteur, puis
sa mine soudain devenue calme, me révélaient que c'était
l'objet de son attente. Il se mit n manger avec appétit, à
causer de bonne humeur.
Puis, par un brusque écart de conversation, en me signalant de
l'oeil le dernier couple survenu :
- Vous voyez ce jeune homme, cet homme jeune, si vous exigez plus de
précision... attablé en face de cette dame blonde et pâle
en robe mauve... vous ne savez pas si elle est pâle, elle vous
tourne le dos, mais j'ai vu qu'elle est pâle, et vous apercevez
la chevelure et la robe...
- En effet, ce gros garçon commun, à large face, le cou
dans les épaules...
- Exactement. Eh bien ! demain matin, vous apprendrez qu'il est mort.
- Vous avez la plaisanterie macabre, docteur.
- Je ne plaisante pas ; le macabre n'est pas de mon goût, j'énonce
un fait.
- Et pourquoi sera-t-il mort ? Vous le savez ?
- Si vous aviez examiné le personnage avec des yeux de physiologiste,
vous le sauriez aussi clairement que moi. Décomposez le type
et notez les circonstances révélatrices : ce cou trop
court, cette face striée de violet et, tour à tour, à
intervalles inégaux, écarlate ou blême ; voilà
quatre ou cinq fois en un quart d'heure qu'il retire son binocle et
en frotte les verres comme s'ils étaient brouillés, puis,
de l'extrémité du médius, c'est sa paupière
qu'il frictionne comme s'il y sentait un grain de sable : il éprouve
des troubles de la vue; la buée monte à sa prunelle, non
du dehors, mais du dedans. La joie d'avoir pour convive une jolie femme
lui enlève toute prudence et excite son appétit ; il mange
ferme, et quels mets ! Il a repris deux fois du homard à l'américaine
et des cèpes à la bordelaise, et il boit du champagne.
Votre odorat est-il assez subtil pour avoir perçu l'odeur de
tabac dont il est imprégné ? Ce bonhomme-là est
un fumeur impénitent. Il ne se privera pas de son cigare après
son repas. Il réunit toutes les conditions requises pour compliquer
les arrêts de la circulation du sang par un embarras gastrique,
doublé d'une angine de poitrine. Pas d'hésitation dans
le diagnostic, mon cher, congestion, embolie ou rupture d'anévrisme,
son compte est fait, il va le régler.
- Et savez-vous ce qui pourrait empêcher, retarder cette mort
?
- Empêcher, non, vous rêvez ; personne n'a le pouvoir d'empêcher
ce phénomène nécessaire ; retarder, oui.
- Et vous n'usez pas de cette notion pour préserver, pour prolonger
la vie d'un de vos semblables ?
- I-nu-ti-le. Au point où il en est, il a parcouru les quatre
cinquièmes du chemin fatal.
Un malaise indéfinissable me contractait la gorge et l'estomac,
tandis que, silencieux, j'observais le condamné, au point que
lui-même, gêné par la fixité de mon regard,
releva de dessous son assiette sa grosse tête lourde de boeuf
apoplectique et tourna dans ma direction ses yeux atones derrière
les vitres de son binocle.
- Et puis, reprit le docteur, en imaginant que je devrais,
sans en être d'ailleurs prié ni requis, employer ma science
et mon art, par cela même que je possède un certain art
et une certaine science, à faire durer ce spécimen peu
noble de la race blanche, êtes-vous sûr de si bien comprendre
et pratiquer la justice et la charité ? Vous ne voyez que lui,
vous ne vous intéressez qu'à lui, par une vulgaire et
conventionnelle compassion, comme s'il était une unité
indépendante, détachée, isolée de toute
autre. Mais, en face de cet homme, il y a cette femme, sa femme.
- Raison de plus.
- Raison de plus ? Vous êtes superbe. L'avez-vous consultée
? Qu'à ce masculin laid, malsain, désorganisé,
dont tout l'extérieur dénonce aux yeux experts une existence
adonnée aux basses jouissances, soit associée et liée
une femme jeune, bien constituée, jolie, distinguée de
forme d'allure et d'esprit, intelligente, portée aux choses belles
et aux actions nobles, par ses inclinations innées et par son
éducation supérieure, est-ce que c'est dans l'ordre ?
Est-ce que c'est selon le voeu de la nature, qui a pour loi suprême
l'harmonie ? Jamais ! C'est contradictoire. Et j'irais moi, faire le
malin, mesurer des secrets arrachés à la nature et malicieusement
accroître la contradiction à sa loi en prolongeant l'assujettissement
du meilleur au pire, de cette femme accomplie à ce résidu
d'homme ?
J'appuyai ma main droite sur son bras gauche.
- Mon ami, lui dis-je, vous ne parlez plus en savant ni en philosophe
; nous ne sommes plus dans une théorie générale
appliquée tranquillement à un accident impersonnel ; nous
sommes en face d'un cas tout particulier : vous connaissez cet homme.
- Si vous voulez... Je sais qu'il s'appelle Nointot du Luc.
- Et vous connaissez cette femme.. et vous l'aimez.
- Taisez-vous, ils se lèvent et vont passer.
***
Au passage, Mme Nointot du Luc avait
envoyé à Hédouville un petit sourire et un regard
timide, avec beaucoup de tristesse et beaucoup de tendresse dans ce
regard et dans ce sourire.
Il fut un moment sans parler. Puis, avec l'amertume de l'impuissance
de la volonté contre le fait accompli, le mal irréparable
:
- Elle m'aime, et c'est lui qui la possède.
- Situation qui n'est ni unique ni nouvelle.
- Ni unique ni nouvelle, cela n'y change rien ; c'est la nôtre,
elle est atroce.
- Encore le destin vous ménageait une spéciale faveur
et le remède à votre mal ; c'est une courte patience puisque,
vous en êtes sûr, cette nuit elle sera veuve.
- Une pointe de scepticisme perce dans vôtre phrase, remarqua
le docteur.
- Je doute un peu, je l'avoue, et c'est ce qui me permet de parler d'un
ton léger de la mort imminente d'un homme, même le moins
sympathique. Si vous me plantiez dans l'esprit la conviction de la justesse
de votre prévision, j'en souffrirais une véritable angoisse
; vôtre refus de secourir le malade, bientôt le moribond,
me paraîtrait coupable.
- Ah ! vous voilà bien ! Sentimentalisme ! C'est la base de vôtre
jugement de moralité. Qu'il agonise tant qu'il pourra, s'il ne
veut pas rompre brusquement et d'un coup avec la vie ; je ne le soulagerai
pas d'une minute de combat.
Et, se penchant à mon oreille, il déchargea sa rancune
d'une voix sourde et d'un ton véhément.
- Ce Nointot, son mal je n'y suis pour rien, et sa suprême joie,
c'est à mon préjudice qu'il l'a obtenue en épousant
la jeune fille que j'aimais et qui m'aimait. Toute ma souffrance, à
moi, vient de lui, une souffrance incurable quoi qu'il advienne... Je
sais ce que vous allez dire, le pardon des offenses, le bien rendu pour
le mal... Je ne me donne ni pour un héros ni pour un saint. J'ai
déjà donné des gages suffisants à votre
morale en m'interdisant la satisfaction de la vengeance.
- Eh bien, alors, demandai-je brusquement, pourquoi êtes-vous
venu ici sachant qu'il s'y trouvait ? Car vous le saviez.
- Assurément, mon cher. Je n'ignorais ni l'installation de Laurianne
et de son mari à l'hôtel d'Angleterre, ni les ravages progressifs
des maladies de Nointot. Je n'osais cependant espérer qu'il fût
aussi avancé. Ma venue, je vous le confie, a pour motif les services
dont peut avoir besoin Laurianne dès le premier instant du veuvage.
- Et si, dans la nuit, la catastrophe devenue imminente à deux
pas de votre chambre, on vous demande de l'aide, vous refuserez ?
- Je refuserai.
- C'est contre votre devoir d'homme, contre votre devoir professionnel.
- Ici, à l'hôtel, je ne suis pas un médecin exerçant,
je suis un voyageur qui passe... Et à ceci avez-vous, du reste,
songé : que je consente à me rendre près de l'homme
agonisant, mes ennemis - j'entends les parents de Laurianne - ne manqueront
pas de clamer que, rival évincé, je l'ai exprès
laissé trépasser, et, par là, chercheront à
empêcher mon union avec leur fille, désormais libre de
son choix et affranchie de leur autorité.
- Cette considération, je l'avoue, ébranle un peu mon
opinion... Et pourtant non... encore une fois, non, vous n'êtes
pas dans la vérité, vous n'êtes pas dans l'ordre,
on doit du secours même à son ennemi...
- Abattu... jusque-là, c'est le droit de légitime défense
; c'est la nature qui combat pour moi, je la laisse faire.
- Eh bien ! écoutez, mon cher Hédouville, j'ai le pressentiment
d'une grosse erreur que vous allez commettre.
- Imagination.
- Point. On se trompe toujours lorsque, sciemment, on ne fait pas tout
son devoir.
La nuit s'écoulait ; dans l'hôtel, tout bruit s'était
assoupi. Dans la chambre voisine, assourdi par le tapis, le pas du docteur
attestait qu'il veillait dans l'attente de l'événement
prédit. Il pouvait être deux heures du matin quand, dans
le vaste corridor retentit la démarche précipitée
de la camériste de garde ; elle s'arrête à la porte
d'Hédouville, frappe, et, tout de suite, d'une voix effarée
:
- Monsieur le docteur, s'il vous plaît, une personne est très
mal, au deuxième étage. Veuillez venir.
- Impossible, qu'on aille en ville chercher un médecin.
- On y est allé, monsieur, il faudra. du- on y est allé,
monsieur, il faudra du temps et c'est très urgent. La personne
paraît en danger de mort. Venez, monsieur, c'est un grand malheur.
- J'irai, s'il le faut, constater le décès, réplique
une voix âpre, la voix blanche du vindicatif docteur.
La femme de chambre marmonne quelques mots désobligeants et s'éloigne
en trottinant.
De l'étage inférieur montait une rumeur de voix contraintes.
Je me précipitai aux informations.
C'est la dame du 18 qui est mourante, m'apprit le secrétaire
de l'hôtel.
- Une dame... la dame du 18... mais c'est Mme Nointot du Luc ?
- Oui, monsieur.
- Vous vous trompez, ce n'est pas elle, c'est son mari qui est à
la mort.
- Non, c'est elle ; le mari, on ne sait pas où il est.
En quatre bonds, je grimpai l'escalier et me jetai, essoufflé,
étouffé, dans la chambre d'Hédouville.
- Malheureux, voyez votre faute : ce n'est pas lui, c'est elle qui se
meurt.
Il pâlit et resta comme pétrifié, les yeux agrandis
par une sorte d'hébétement.
- Venez et rassemblez vos esprits.
Laurianne gisait inanimée sur le lit, la fenêtre était
ouverte. La femme de chambre déclara :
- J'ai entendu madame pousser un cri, puis choir sur le parquet. La
porte n'était pas fermée à clé, je suis
entrée, j'ai vu la fenêtre ouverte, et, tout auprès,
madame étendue à la renverse. J'ai appelé ma camarade
du premier étage. Nous avons relevé et frictionné
madame, et, voyant qu'elle ne donnait plus signe de vie, effrayées,
nous avons couru avertir et demander du secours.
- Et le mari ? demandai-je.
- Tenez, le voilà, répondit d'une voix altérée
le secrétaire.
Des garçons de l'hôtel hissaient à grand-peine une
masse inerte.
- Dans l'obscurité, en revenant de prévenir les médecins
les plus proches, exposa l'un d'eux, je me suis heurté à
un paquet énorme devant l'hôtel.. J'ai craqué une
allumette et reconnu le monsieur du 18. Le voilà, il est mort.
La scène tragique se dévoilait très simplement
: frappé d'un coup de sang, Nointot, sentant qu'il étouffait,
s'était précipité vers la fenêtre, sa femme
ou lui l'avait ouverte ; il s'était trop approché ; soit
qu'emporté par le poids de la tête et du buste, il eût
perdu l'équilibre ; soit que l'apoplexie, achevant son oeuvre,
l'eût assommé et fait basculer, il avait passé par-dessus
l'appui et s'était aplati sur le sol.
En le voyant disparaître dans le vide noir, la jeune femme avait
subi le choc d'une épouvante mortelle.
Hédouville n'essayait même plus de la rappeler à
la vie. Son expérience de médecin avait raison de ses
désirs et de ses illusions d'amoureux. Deux docteurs étaient
arrivés, et, sur l'expirée, s'ingéniaient en frictions,
en piqûres, en tractions de la langue.
Mon pauvre ami accablé, écroulé dans un fauteuil,
se serrait la tête dans les mains, comme pour l'empêcher
d'éclater.
Avec un accent où frémissait tout à la fois la
colère, le regret, le repentir, 1e désespoir, il souffla
plus qu'il n'articule ces mots
-. Vous aviez raison... le devoir c'est le salut... peut-être
si j'étais venu tout de suite...
PONTSEVREZ