UNE AGENCE DE DÉSERTION EN ALGÉRIE


On sait quelle campagne a été menée au Maroc depuis tantôt un an, et même en Algérie, dans le but de favoriser la désertion dans la Légion étrangère. Nous disons plus loin, dans notre « Variété », comment fonctionnent les agences organisées dans ce but.
Au Maroc, les désertions furent surtout nombreuses pendant les mois d'inaction.
Elles cessèrent presque complètement pendant la période d'action militaire énergique que nécessitèrent la répression et la pacification des Chaouïa.
Ce qui prouve, une fois de plus, que le légionnaire ne déserte pas devant l'ennemi,et ce qui démontre que, en temps de paix, une surveillance sévère est nécessaire pour empêcher certains agents étrangers de faire, auprès de nos soldats d'adoption, leur propagande criminelle.

VARIETE

DESERTEURS

Une agence de désertion au Maroc. - Les Allemands dans les armées françaises. - La Légion germanique. - La désertion sous l'ancien régime. - Comment on punissait les déserteurs. - Une propagande coupable. - Le nombre croissant des déserteurs et insoumis. - Le crime de lèse-patrie.

Les événements du Maroc ont révélé l'existence, non seulement à Casablanca, mais même en Algérie, d'agences organisées pour favoriser la désertion parmi les soldats de la Légion étrangère.
Un officier qui avait fait, dès le début de la campagne, une enquête approfondie sur le fonctionnement de ces agences, en faisait ainsi la description à un de nos confrères d'Algérie :
« Le directeur de l'agence de désertion, disait-il, est un gros commerçant de Casablanca. Des hommes à sa solde s'abouchent avec les légionnaires auxquels ils font prendre des consommations variées dans tous les débits de boisson.
» Quand ils sont en état d'ivresse, leurs compagnons leur font oublier l'heure de l'appel du soir, et on leur représente que, s'ils rentrent au camp, ils vont être punis de prison ou de cellule et qu'il vaudrait mieux pour eux, afin d'éviter un châtiment, ne plus rentrer du tout. C'est alors que les offres sont faites : on les habillera, on les nourrira, on leur donnera de l'argent, on les cachera jusqu'à l'arrivée du prochain paquebot allemand, où on les embarquera pour l'Allemagne. Là-bas, un comité les recevra, se chargera de leur procurer du travail, et ils seront beaucoup plus heureux qu'au service de la France... »
Voilà comment s'y prennent les agents de la propagande antifrançaise à la Légion. Et leur procédé est tout pareil à celui qu'employaient et qu'emploient encore les racoleurs dans certains pays où le recrutement s'effectue par ce moyen suranné. L'homme est grisé, on lui fait de belles promesses, on l'entortille, on lui glisse dans la main la prime qui fera taire ses remords, et, finalement, on l'arrache au métier militaire par les mêmes moyens dont on servait jadis pour l'y faire entrer.
Nul n'ignore d'où est parti ce mouvement en faveur de la désertion dans la Légion étrangère, et l'on sait que la ligue créée dans ce but a son siège à Cologne.
Les Allemands, en effet, sont et furent de tout temps fort nombreux à la Légion. Avant la guerre de 1870, ils y étaient même en majorité. Et, si quelques-uns d'entre eux ont méconnu, les engagements pris et écouté d'une oreille trop complaisante les propositions des agents de désertion, il faut dire, à l'honneur de beaucoup d'autres, parmi ceux qui passèrent à la Légion, qu'ils ont, ces temps derniers, témoigné de leur fidélité et des excellents souvenirs qu'ils conservent de ce corps d'élite.

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Les Allemands ont toujours servi volontiers en France. Au début de la Révolution, ils vinrent si nombreux s'engager sous nos drapeaux qu'on en forma une légion spéciale, la Légion germanique. Lisez le beau livre d'Arthur Chuquet, l'historien des guerres de la Révolution, sur cette légion des Germains, vous verrez qu'alors les désertions se produisaient en masse mais non pas dans nos troupes : dans celles des coalisés. Autrichiens, Prussiens, Hessois accouraient s'engager dans l'armées française.
Il est vrai qu'on faisait tout ce qu'il fallait pour les attirer ; c'est de notre côté qu'était alors l'agence de désertion. Mais c'était de bonne guerre, puisque les souverains qui régnaient sur ces contrées germaniques étaient les ennemis de la République. On pourrait dire que la désertion était organisée d'un bout de la frontière à l'autre bout.
L'Assemblée législative avait rendu, le 2 Août 1792, un décret par lequel tout sous-officier ou soldat étranger qui viendrait en France, en déclarant qu'il embrassait la cause de la liberté, aurait une pension de cent livres ainsi qu'une gratification de cinquante livres, et, s'il s'engageait dans nos corps, il pourrait recevoir, pour ses services, ses actions d'éclat et ses blessures, les mêmes récompenses et la même retraite que les nationaux.
Ce décret, traduit en allemand, fut affiché partout au delà de la Lauter et du Rhin, sur les murs, sur les arbres des routes, à la porte et jusque dans les « commodités » des cabarets. On s'en servait pour envelopper toutes les marchandises expédiées en Allemagne. On le collait, en guise d'étiquette ou de réclame, sur des bouteilles d'eau-de-vie qu'on déposait aux abords des avant-postes ennemis. Les paysans de la Flandre, patriotes matois et avisés, le mettaient dans l'intérieur de chaque miche de pain qu'ils vendaient aux Autrichiens. Un journal disait : « C'est aux patriotes à être ingénieux sur les moyens de répandre ce décret parmi nos adversaires. » Et les patriotes ne se firent pas faute d'être ingénieux. A la fin de 1792, la Légion germanique comptait plus de 1,200 hommes.
Malheureusement, il se produisit, à la Légion germanique, des faits à peu près semblables à ceux qui se sont produits récemment au Maroc dans la Légion étrangère.
Des déserteurs arrivaient en France, recevaient de l'argent, obtenaient la pension, entraient dans l'armée, et, une fois habillés, équipés, ils désertaient derechef après avoir vendu leur uniforme et leurs armes. En Avril 1793, la Convention décréta que les déserteurs ne toucheraient plus de gratification qu'au bout d'un an de résidence dans la République. Quelques mois après, elle alla plus loin encore : elle ferma l'armée française aux déserteurs étrangers. Et l'année suivante, elle décréta même que ceux-ci seraient cantonnés en province et ne pourraient approcher de Paris à plus de dix lieues et de la frontière à plus de quinze lieues.
Le temps était passé déjà des belles utopies internationalistes ; les peuples n'étaient plus des frères, et l'on s'apercevait qu'un pays n'est bien défendu que par ses nationaux.

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Depuis que l'impôt du sang est dû par tous à la patrie, l'action de déserter est une action infamante. Il n'en était pas de même autrefois. Sous l'ancien régime, le déserteur n'était nullement déshonoré; même, on favorisait souvent sa fuite. On le traitait un peu comme les fraudeurs aux frontières, avec une bienveillance non dissimulée. On l'aidait, car on ne voyait en lui « qu'un esclave malheureux cherchant à briser sa chaîne ». En désertant, il volait l'État. Et ce n'était point alors un crime capital. Aussi les désertions étaient-elles nombreuses.
Dans son ouvrage si documenté sur l' Armée de l'ancien régime, M.Léon, Mention dit de la désertion qu'elle était « la vraie plaie des armées », une plaie que toutes les ordonnances, toutes les lois, toutes les sévérités furent impuissantes à guérir.
Et pourtant, que de précautions ne prenait-on pas pour l'empêcher ?... « Le soldat en garnison est traité comme un prisonnier. On le surveille étroitement pendant le jour. On le verrouille pendant la nuit. A peine la recrue, a-t-elle. signé son engagement qu'on l'amène d'étape en étape, sous bonne escorte, à la caserne où elle reste consignée. Dans ses premières sorties, on la fait accompagner d'un bas-officier ou d'un soldat de confiance. Les murs extérieurs de la, caserne sont garnis d'un cordon de sentinelles. Patrouilles dans les rues, patrouilles dans les cabarets, patrouille sur les remparts. La moitié de la garnison est employée à surveiller l'autre....»
Et en dépit de cette surveillance, les soldats désertent et s'enfuient avec armes et bagages. Alors on les poursuit ; c'est une chasse à l'homme à travers les campagnes. On met à prix leur capture. Mais, le plus souvent, ils échappent à toutes les recherches grâce à la complicité des villageois. Sur 179 déserteurs qui s'étaient sauvés de la caserne des recrues de Saint-Denis, en 1764, on n'en reprit que deux. Les autres parvinrent à se cacher ou à gagner la frontière de Flandre.
Mais c'est surtout en campagne que les désertions sont nombreuses. En 1677, pendant l'expédition de Sicile, le maréchal de Vivonne, ayant fait la revue de l'infanterie, constata que, sur 6,900 hommes, 4,150 avaient déserté.
On n'y allait pas de main morte avec les déserteurs. Sitôt pris, sitôt pendus ou sitôt fusillés. Le coupable était jugé, dans les vingt-quatre heures, par un conseil de guerre. Et c'était toujours la mort.
Mais ils étaient parfois si nombreux qu'on hésitait à exécuter tant de gens à la fois. Alors, on prenait un moyen comparable au « jugement de Dieu » en usage aux temps barbares. On leur faisait tirer, trois par trois, « la mort au billet ». Celui qui tirait le mauvais billet était exécuté ; les deux autres allaient aux galères.
Que dites-vous de cette ingénieuse application de la loterie en matière de justice militaire ?
Au dix-huitième siècle, les pénalités s'adoucirent. La peine de mort ne fut conservée que pour les soldats qui, « en abandonnant leur patrie en temps de guerre, joignent dans cette circonstance une lâche trahison à leur infidélité ». Pour tous les autres cas de désertion, ce furent les galères, précédées de la dégradation devant les troupes.
Le déserteur était envoyé dans l'un des quatre dépôts établis à Lille, Metz, Strasbourg et Besançon, où il était astreint à des travaux « vils et dangereux .»
« Vêtu de laine grossière, les cheveux coupés ras, coiffé d'un bonnet portant un numéro, il traînait, attachée à la ceinture, une chaîne à laquelle était rivé un boulet de seize livres. S'il commettait quelque délit au bagne, il était puni de coups de bâton ; s'il commettait un crime, il était condamné à mort. »
Eh bien, la rigueur, de ces pénalités n'émpêcha jamais la désertion. A la fin du dix-huitième siècle, en temps de paix, on comptait environ régulièrement 4,000 déserteurs par an.

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La désertion disparut avec le racolage. Depuis la Révolution, elle avait cessé de sévir dans notre armée. Les lois sur l'égalité devant le service militaire devaient en avoir définitivement raison.
Et pourtant; depuis quelques années, malgré les améliorations successives survenues dans l'état du troupier, il semble que le fléau qui décimait les armées d'autrefois recommence à s'attaquer aux armées d'aujourd'hui. La désertion renaît méthodiquement.
Dans la séance de la Chambre des députés du 3 Avril dernier, M. le ministre de la Guerre en faisait lui-même la triste constatation.
« En 1898, disait-il, il y a eu 1,904 déserteurs et 4,600 insoumis ; en 1904, 2,316 déserteurs et 4,700 insoumis ; en 1905, 2,674 déserteurs et 7,807 insoumis ; en 1907, 3,407 déserteurs et 10,630 insoumis. »
Enfin, ces jours derniers, M. Achille, rapporteur du budget de la préfecture de police au conseil municipal, déplorait que le nombre des déserteurs et des insoumis, pour l'année 1908, s'élevât au chiffre formidable de 16,582.
A quelle cause attribuer cette recrudescence de la désertion et de l'insoumission aux lois militaires en France ?... A quelle cause, sinon au développement, sans cesse grandissant, de cette propagande criminelle que les anarchistes mènent chez nous contre l'armée et contre la patrie ?
Le déserteur, sous l'ancien régime, soulevait parfois la pitié populaire sur son passage. On l'aidait à échapper à une condition terrible, et nous comprenons qu'il n'ait jamais excité, par son acte, la réprobation publique.
Mais il n'en est pas de même du déserteur et de l'insoumis d'aujourd'hui. Ceux-ci se dérobent au premier des devoirs : le devoir envers la patrie. Son acte est criminel et lâche.
Mais plus coupables encore sont ceux qui les poussent à le commettre. Et c'est contre leur propagande qu'on devrait agir avec la dernière sévérité.
Or, cette propagande se manifeste trop librement. Nous avons vu des affiches antimilitaristes s'étaler sur les murs de Paris, des affiches dans lesquelles on disait aux conscrits :
« Jeunes gens, qui n'êtes pas patriotes et qui ne voulez accepter aucune parcelle d'autorité, désertez !...
» Il vaut mieux vivre libre à l'étranger qu'esclave à la caserne.»
Nous avons vu le théâtre et même de grandes scènes donner asile à des pièces où les théories de l'antipatriotisme et de l'antimilitarisme étaient exposées sans vergogne. Nous avons entendu, au café-concert, des chansons dans lesquelles était bafoué le devoir national. Des cinématographes ont répandu, à travers le pays, des scènes où les mineurs militaires étaient présentées sous les aspects les plus abominables. Les plus cruelles punitions du temps passé, l'estrapade, et le fouet, et les galères n'étaient rien, s'il fallait en croire ces tableaux d'une criminelle fantaisie, auprès des peines qui menacent aujourd'hui le soldat.
Cette propagande de lâcheté fait son oeuvre ; elle la poursuit sûrement ; elle insinue des théories dangereuses dans l'esprit de la jeunesse et prépare à notre patriotisme les plus graves déboires pour l'avenir.
Il est temps d'agir pour l'enrayer. Les faits qui se sont passés en Algérie et au Maroc sont graves. Il faut mettre un terme à ces menées coupables qui poussent à déserter les soldats de la Légion. Mais les soldats de la Légion ne sont que des étrangers. Combien plus coupables sont les Français qui, méprisant leur nationalité, oublieux des devoirs envers leur pays, s'y dérobent.
Ceux-là sont des criminels qui commettent le crime de lèse-patrie et qui doivent être traités comme tels.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 10 Janvier 1909