CORTÈGE DE LA MI-CARÊME

Le Char de la Reine des Reines. - (Dans
le médaillon, portrait de Mlle Antoinette Orlhac, reine des reines.)
Le cortège de la Mi-Carême est,
chaque année, le reflet des grandes actualités. C'est
ainsi que cette fois le char de la Reine des Reines représente
un aéroplane en plein vol. Idée ingénieuse et vraiment
décorative dont il faut féliciter les organisateurs. Nos
lecteurs apprécieront, d'après notre gravure, toute l'élégance
et toute la richesse de ce superbe char, et toute la grâce de
la jolie souveraine qui y symbolisera tout un jour la royauté
du travail.
VARIÉTÉ
Mi-Carême d'aujourd'hui et d'autrefois
Vertueuses saturnales. - Ce que deviennent
les reines des reines. - La Mi-Carême il y a trois quarts de siècle.
- Les joies de la Courtille. - Un étrange cortège. - Le
roi du carnaval. - Histoire et légende de « Mylord l'Arsouille.
»
La Mi-Carême d'aujourd'hui est une fête
quasi-officielle ; son cortège se déroule en ordre parfait,
suivant un itinéraire déterminé et approuvé
par M. le préfet de police. Officiel, ce cortège l'est
au point qu'il fait escale au palais du chef de l'Etat et au palais
municipal. Rien d'imprévu dans cette fête. Chaque année,
les même figurants, les mêmes chars, la même absence
de fantaisie carnavalesque, et, de la part de la foule, la même
curiosité indifférente, la même gaîté
factice, sans entrain, dépourvue de ces extravagances qui caractérisaient
les carnavals d'antan.
Nos saturnales, en vérité, sont d'une sagesse déconcertante.
Que dis-je ?... Elles ont même, ma parole ! une portée
morale... Voyez cette jolie reine des reines qui trône au sommet
de son char. Est ce une souveraine de carnaval ?... Que non pas ! C'est
une reine du travail. Elle doit son sceptre non point à la folie,
mais à l'estime de ses camarades et à sa bonne renommée.
Cette royauté éphémère, c'est un brevet
de bonne conduite, un témoignage de considération. La
foule, au surplus, ne s'y trompe pas. Regardez-la, écoutez-la
au passage du cortège. C'est la fibre sentimentale que l'apparition
de la petite reine populaire émeut en elle ; l'enthousiasme qu'elle
lui témoigne n'a rien de frénétique ; il est fait
bien plutôt d'un brin de déférence et de beaucoup
de sympathie.
Le souvenir de ce jour de royauté n'influe-t-il pas du moins
sur le caractère de ces jeunes souveraines ? N'a-t-il point sur
leur avenir une influence funeste ? L'orgueil est générateur
de tant de folies...
Un de nos confrères eut, il y a quelques années, la fantaisie
de s'en assurer. Il alla rendre visite, dans ce but, à un certain
nombre d'anciennes reines des reines de la Mi-Carême. La plupart
étaient devenues de dignes épouses et de bonnes mères
de famille. Quelques-unes avaient quitté le comptoir pour se
consacrer entièrement à leur ménage. Mais toutes
conservaient avec une fidélité touchante la mémoire
du jour où elles avaient symbolisé sur leur char la grandeur
et la souveraineté du travail ; toutes avaient aux yeux la même
flamme de fierté, dans la voix le même accent ému,
lorsqu'elles montraient à leur
visiteur le cadeau présidentiel, pieusement conservé dans
son écrin, et leur portrait en costume royal avec la couronne
et le manteau semé d'étoiles.
Aucune n'avait « tourné mal ». Je ne prétends
point que le fait d'avoir été reine des reines suffise
à préserver une jeune fille contre les embûches
et les tentations de la vie. Mais il n'en est pas moins vrai que quiconque
a tenu de ses camarades l'honneur de personnifier l'honnêteté
et le travail, doit naturellement se préoccuper de ne point démériter.
Cet honneur-là c'est, en somme, une sauvegarde pour la jeune
fille qui se l'est vu décerner.
Comme quoi je n'exagérais pas quand j'observais plus haut que
nos fêtes carnavalesques d'aujourd'hui avaient même une
portée morale.
***
Ah ! que nous sommes loin des Mi-Carêmes d'autrefois !
Il y a quelque trois quarts de siècle, sous le régime
de Sa Majesté bourgeoise Louis-Philippe Ier, il en allait tout
autrement. Les fêtes du carnaval n'avaient point d'allure officielle
; les cortèges qui, à l'aube du mercredi des cendres et
le lendemain de la Mi-Carême descendaient sur Paris des hauteurs
de Belleville, n'avaient pas cette belle ordonnance des cavalcades d'aujourd'hui.
C'était le méli-mélo pittoresque et débridé
des masques innombrables qui sortaient des bals de cette banlieue fameuse
où toute la nuit ils avaient dansé une danse diabolique
qu'on appelait la chahut (le mot était alors du genre
féminin).
Vous n'êtes point sans avoir entendu parler par vos grands-pères
et vos grand'mères de cette fameuse descente de la Courtille,
le spectacle le plus original et le plus extravagant du Paris de ce
temps-là.
La Courtille était un quartier tout semé de guinguettes
et de jardins qui précédait la hauteur de Belleville.
Depuis le début du XVIIIe siècle, c'était le rendez-vous
de tous les joyeux viveurs de Paris. Là se trouvait le cabaret
du célèbre Ramponneau qui y fit fortune en débitant
du vin à trois sous six deniers la pinte, et la guinguette des
Marronniers où les belles dames de la cour de Louis
XV, Mme de. Parabère, Mme de Prie elles-mêmes, venaient
se faire dire la bonne aventure par une devineresse en renom.
Voir Paris sans voir la Courtille
Où le peuple joyeux fourmille
.................................................
C'est voir Rome sans voir le pape
disait Vadé, plein d'enthousiasme.
Jusqu'en 1859, époque où la Courtille et Belleville furent
réunis à Paris, avec toutes les autres communes de la
banlieue, ce quartier demeura le quartier des guinguettes où,
le dimanche, on venait festoyer le jour et danser le soir. Vers 1840,
le succès de la Courtille battait son plein. C'est là
que s'étaient localisées les joies du carnaval parisien.
Il y avait des cabarets pour toutes les classes de la société,
depuis les bouges où l'on dansait au son d'une clarinette asthmatique
et d'un piston enroué, jusqu'au fameux bal du Grand-Saint-Martin
où, vous la baguette d'un chef en renom, un orchestre de plus
de cent musiciens rythmait quadrilles et contredanses.
Il y avait aussi des restaurants fameux où les gens du meilleur
monde venaient festoyer au carnaval. Le plus célèbre de
ces cabarets était celui qui portait l'enseigne des Vendanges
de Bourgogne. Là se réunissaient les viveurs élégants
dont le roi, par droit de faste et d'excentricité, était
cet extravagant lord Seymour que le peuple avait surnommé «
Mylord l'Arsouille ».
Toute la nuit on buvait, on dansait, dans toutes ces guinguettes. Et
puis, vers six heures du matin, la bacchanale prenait fin ; les bals
se vidaient ; un cortège se formait spontanément de tous
ces masques avinés, aux costumes fripés, et la descente
sur Paris commençait.
Ah ! cette descente de la Courtille, quel spectacle ce devait être
!... Il a laissé chez tous ceux qui le contemplèrent des
souvenirs ineffaçables... Paris, ces matins-là. se levait
à cinq heures et courait se ranger faubourg du Temple pour y
assister. D'innombrables curieux regardaient passer la horde bariolée
et lui faisaient cortège.
« La voilà, s'écriait en 1833 un spectateur de cette
cohue frénétique, la voilà, cette descente de la
Courtille ! Elle vient !.. Elle vient avec toutes ses folies, avec son
infini cortège de masques pâles et bleus de la nuit, avec
ses deux mille voitures à la file, avec ses cent mille spectateurs
qui la regardent, ébahis et riants... Voici la voiture de lord.
S... dont je pourrais dire le nom tout haut, car il ne le cache pas;
la voici cette belle voiture, avec ses six chevaux anglais aux crins
nattés, avec ses trois piqueurs en habit de chasse qui sonnent
de superbes fanfares !... Derrière elle, voyez cette diligence
: quatre chevaux, la traînent, quatre chevaux dressés que
vous avez admirés cent fois dans l'arène du Cirque. Tout
est comédien, là, tout est acteur : chevaux, postillons
et voyageurs. Voyez plus loin cet homme à cheval, en costume
du Moyen-age, une aumônière de velours à la ceinture
; il s'arrête et jette à la multitude émerveillée
des poignées de pièces de cinq francs ; c'est un illustre
étranger qui demeure sur la place Vendôme. Voilà
encore une grande et riche voiture qui vient : dans celle-là
il n'y a que des dames ; moins généreuses mais plus galantes
que le cavalier du Moyen-Age, elles jettent à la foule des paquets
de dragées... Voyez encore cet homme tout blanc des pieds à
la tête, avec ce grand sac debout à côté de
lui : c'est un meunier ; son plaisir est de lancer des poignées
de farine dans toutes les voitures qui passent. Ce n'est point le masque
le moins facétieux de la bande. Entendez-vous le succès
de ses malices ? Entendez-vous comme on éclate de rire, comme
on bat des mains ?...
» Comme tous ces masques rient, chantent, crient, font mille folies
!.... Quelle désinvolture, quel abandon, quelle insouciance !
Comme ils sont fiers de la gaîté qu'ils excitent, des applaudissements
qui les saluent !... Comme ils regardent en pitié leurs pauvres
confrères crottés qui descendent à pied, désolés
d'avoir bu et mangé l'argent de leur voiture !... Ils ont l'air
bien riche, tous ces gens-là !... Mais ce soir... Mais demain...
Quand ils auront dormi... Quand ils s'éveilleront d'un lourd
sommeil, prenant tout cela pour une suite de rêves bizarres ;
quand, au costume d'or et de plumes succéderont l'habit râpé,
la redingote fatiguée d'avant-hier... Quand le tiroir de la commode,
en s'ouvrant,. ne montrera plus à l'oeil que des reconnaissances
du Mont-de-Piété... Alors... - Bah ! pas de réflexions
tristes !... Cela jure trop avec un spectacle si fou, avec ce Longchamp
de la Courtille, admirable dédommagement des privations de douze
mois. Laissons-les vivre encore une heure ou deux de cette vie somptueuse
et libre. Laissons-leur une heure ou deux encore l'ineffable jouissance
de tutoyer toute une ville et de lui dire des injures en face... Aujourd'hui,
les voilà rois, ces hommes... et c'est une si douce chose que
d'être roi, même à la Courtille... »
***
Cette royauté de la Courtille, un homme la connut entre tous,
ce lord Seymour, que l'auteur des lignes qui précèdent
désignait par l'initiale de son nom. Ce noble Anglais, qui mourut
voici presque un demi-siècle, au mois d'août 1859, était
alors le personnage le plus fameux de la légende du Paris qui
s'amuse. On ferait un volume avec les histoires vraies ou fausses que
l'on débitait sur son compte.
Ce fut, un bohème dans son genre, un bohème millionnaire
qui menait à grandes guides une existence toute de fantaisie.
Il riait beaucoup des propos de la foule et s'y prêtait volontiers.
- Lord Seymour est millionnaire, disaient les uns. - Il est ruiné,
disaient les autres. - Il emprunte cent sous à ses amis. - Quelle
erreur ! Il a cent mille francs à manger par jour. - Savez-vous
quel est le type du Monte-Christo de Dumas, avançait un homme
bien informé ?... Non ? eh bien, c'est lord Seymour, tout simplement.
Quand lord Seymour sortait, il attelait à sa voiture cinq chevaux
et une mule... C'était, disait-on, pour humilier Louis-Philippe.
Lord Seymour, affirmait-on, avait fait un voeu, voeu singulier s'il
en fut. Il avait juré d'enrichir le premier ramoneur qu'il rencontrerait
chaque matin en sortant de chez lui... Vous pensez si tous les ramoneurs
bâtissaient des châteaux... en Savoie.
Celui-ci disait qu'il était généreux comme dix
princes russes ; celui-là prétendait qu'il coupait les
liards en quatre.
On assurait encore qu'il se déguisait en chiffonnier pour aller
boire du vin bleu aux barrières ... Il n'en buvait jamais moins
de six litres et, quand il était ivre, il ramassait tous les
chiffonniers qu'il pouvait rencontrer et les conduisait chez Véfour
où il leur payait des repas magnifiques.
Ainsi couraient les folles légendes... Il ne se commettait pas
à Paris un événement un peu marqué d'étrangeté,
qu'on ne l'attribuât aussitôt à l'excentrique mylord.
Chaque jour voyait naître une fable nouvelle dont il était
le héros. Si, au bal de l'Opéra, quelque joyeuse confusion
éclatait dans un coin : « - Lord Seymour est par là
sûrement » , disait-on. Un jour, pendant un gai carnaval,
deux fous compagnons, revêtus de peaux d'ours blancs, firent irruption
au foyer des Variétés où ils suscitèrent
le plus amusant scandale. Le lendemain, l'un de ces ours, peut-être
tous les deux, s'appelaient lord Seymour.
Or, il est vrai que lord Seymour fréquentait la Courtille, et
tous les joyeux cabarets de Paris ; il est vrai qu'il s'amusait follement
sans souci du qu'en-dira t-on ; il est vrai qu'il était le chef
de file de tous les jeunes viveurs d'alors, mais la légende lui
attribuait à tort toutes les excentricités qui se commettaient
à Paris.
Un jour de Mardi-Gras, devant Torteni, deux masques avaient attroupé
la foule à laquelle ils jetaient de l'argent et des dragées
: l'un d'eux, habillé en diable, tenait les propos les plus lestes
et les plus incohérents. - C'est lord Seymour, disait-on. Or,
un ami du célèbre lord passait là par hasard. Voulant
convaincre un incrédule que ce diable n'était pas lord
Seymour, il lui offrit de le conduire sur l'heure rue Taitbout, chez
ce dernier. L'autre accepta. Les deux visiteurs se rendirent au logis
de lord Seymour et le trouvèrent, en effet, tranquillement assis
au coin de son feu et lisant Horace dans le texte latin... Bonne lecture
pour un épicurien, mais qui prouvait du moins que ce fou savait
être parfois un lettré et un sage.
Ce fut, en effet, un philologue de valeur, un véritable érudit,
et aussi un sportsman des plus distingués. - Il fut le premier
président du Jockey-Club. Il fut aussi un homme bon et charitable
et il sut parfois, dans ses pires moments de folie, réparer d'un
geste généreux ses outrages à la dignité
humaine. Témoin l'anecdote suivante dont Octave Feuillet s'est
souvenu dans Monsieur de Carmors:
C'était un jour de Mi-Carême. Il avait plu. Le boulevard
était boueux. Lord Seymour s'y promenait en joyeuse compagnie
après un repas copieux arrosé de vins généreux.
Un loqueteux accoste la bande et demande l'aumône.
- Tiens, dit lord Seymour, en sortant un louis de sa poche, cette pièce
est à toi si tu la ramasses avec tes dents.
Et il jette le louis dans la boue.
Le loqueteux hésite, puis la convoitise aidant, il se précipite
à genoux, saisit la pièce dans sa bouche et se redresse,
les lèvres sales, la figure barbouillée de boue.
Ce spectacle ignoble a, d'un coup, dégrisé le viveur.
Conscient de sa vilaine action, lord Seymour sort deux autres louis
de sa poche.
- Et maintenant, dit-il à l'homme, veux-tu gagner le double ?
- Oh oui !...
- Eh bien, flanque-moi ton poing sur la figure.
Et le misérable obéit cette fois, sans hésiter,
avec la conscience de justes représailles.
Ce trait montre suffisamment que le viveur avait, même dans son
ivresse, de saines révoltes contre lui-même et des accès
de dignité et de vertu.
Mais lord Seymour charitable, philologue et sportsman est oublié
: seule a subsisté la légende du noceur effréné,
légende exagérée, extravagante, mais fortement
enracinée. On réforme l'histoire, on ne détruit
pas la légende ; et lord Sevmour restera uniquement dans les
fastes du carnaval il restera « Mylord l'Arsouille », roi
de la Courtille et prince des Chicards.
Ernest Laut.