A PROPOS DE LA GRÈVE DES POSTES
Comment voyagent nos lettres. - L'intérieur
d'un wagon-poste.
Nos lecteurs verront, en lisant notre «
Variété,», comment voyageaient les lettres autrefois.
Notre gravure leur montre comment elles voyagent aujourd'hui.
Le wagon-poste dont l'intérieur est représenté
ici est du dernier modèle, celui qui est en usage depuis deux
ans. Auparavant, les wagons-poste étaient étroits, incommodes,
mal aérés, pitoyablement éclairés de quinquets
fumeux. L'Association générale les P. T. T. en obtint
la réfection à la fin le 1906. Les wagons actuels sont
larges, infiniment mieux disposés, aérés par le
haut et bien éclairés à l'électricité.
La besogne qu'y font les « ambulants » est toujours lourde,
énervante, mais du moins l'accomplissent-ils avec plus de confort
qu'autrefois. Pour donner une idée de cette besogne, signalons
seulement qu'entre Paris et Bordeaux, dans un trajet de sept heures,
chaque commis ambulant du wagon-poste, doit, sans une seconde de répit,
trier en moyenne 14.000 lettres.
Quand un postier a fait un tel travail, dans l'énervante trépidation
du train, avouez qu'il n'a pas volé de se reposer.
VARIÉTÉ
Comment nos pères
recevaient leurs lettres
Le créateur de la poste. - Ambulants
d'autrefois. - Le grand maître des coureurs de France. - La taxe
postale au XVe siècle. La ferme des postes. - Comment on transportait
les lettres en 1830. - Dix kilomètres à l'heure.- Entre
la France et l'étranger. - Une fâcheuse initiative.
Nous savons maintenant quel désarroi peut
produire dans une grande nation la suppression complète, absolue,
ne fût-ce qu'un seul jour, des services postaux. Et nous avons
eu l'illusion d'être replongés dans la nuit des temps à
cinq siècles en arrière.
Du début du XXe siècle, nous avons été transportés
au début du XVe, avant que Louis XI eût créé
par son ordonnance datée de Luxies (commune de la Somme proche
de Doullens, qui s'appelle aujourd'hui Lucheux) la première organisation
postale de l'Europe.
Cette ordonnance est du 19 juin 1464. Aucune communication n'existait
auparavant entre les sujets du royaume. Seuls, les très hauts
seigneurs avaient à leur solde des messagers qui allaient porter
leurs missives à la ville ou dans les castels du pays. Ces serviteurs
avaient le titre de « messagers à boiste, » à
cause de la boîte qu'ils portaient à la ceinture et dans
laquelle les plis étaient renfermés.
Louis XI considérant, suivant les termes mêmes de l'ordonnance,
« qu'il est moult nécessaire et important à ses
affaires et à son estat de sçavoir diligemment nouvelles
de tous costés, et y faire, quand bon lui semblera, sçavoir
des siennes,» décide donc « d'instituer et d'establir
en toutes les villes, bourgs, bourgades, et lieux que besoin sera, un
nombre de chevaux courant de traitte en traitte, par le moyen des quels
ses commandemens puissent estre promptement exécutés,
et qu'il puisse avoir les nouvelles de ses voisins quand il voudra...
»
Voilà le principe de l'organisation postale telle qu'elle subsista
jusqu'à l'époque de l'invention des chemins de fer.
Pour exécuter sa volonté, le roi ordonna que, de quatre
lieues en quatre lieues, sur les grands chemins du royaume, seraient
établies « personnes fiables » (de confiance), et
qui devraient faire serment de le servir loyalement et de « tenir
ou entretenir quatre ou cinq chevaux de légère taille,
bien enharnachez et propres à courir le galop durant le chemin
de leur traitte... »
Ces ancêtres de nos modernes « ambulants » portaient
le titre de « Maistres tenant les chevaux courans pour le service
du roi. »
A leur tête, Louis XI mit un haut fonctionnaire, « le Conseiller
grand maistre des Coureurs de France » qu'il voulut « fidèle,
secret, diligent et moult a donné à recueillir de toutes
contrées, régions, royaumes, terres et seigneuries les
choses qui luy pourroient importer.
Ce sous-secrétaire d'État aux postes était encore
par surcroît, si on s'en rapporte aux termes de cette ordonnance,
une manière de ministre des affaires étrangères.
La charge n'était pas mince et comportait force responsabilités.
Ce haut fonctionnaire était d'ailleurs fort bien rétribué.
Ses appointements s'élevaient à dix-huit cents livres
parisis, soit environ trente-six mille francs.
Le roi n'avait songé qu'à son propre service en créant
l'organisation postale, mais, cependant, un article de l'ordonnance
spécifiait que les courriers royaux devraient se tenir toujours
prêts à courir non seulement sur les ordres du roi, mais
encore pour toute personne ayant autorisation du grand maistre et payant
le prix raisonnable fixé par lui.
Le tarif fixait ce prix à dix sols, soit environ dix francs,
la course de quatre lieues pour le cheval du courrier et celui de son
postillon.
Les particuliers prirent vite l'habitude de se servir de la poste royale,
non seulement pour leurs voyages, mais pour l'envoi de leurs messages.
Les relais devinrent rapidement ce qu'ils demeurèrent jusque
vers 1850, c'est-à-dire des écuries publiques, surveillées
par l'administration, et dans lesquelles tout le monde pouvait louer
des chevaux. Quant au transport des lettres, on joignait aux paquets
appartenant au service du roi celles qui étaient destinées
aux mêmes lieux. Mais il n'y avait aucune régularité
dans les transports. Il fallait, pour communiquer avec telle ou telle
ville, attendre que le gouvernement eût l'occasion d'y expédier
un courrier.
Et la taxe ? me direz-vous... Combien payait-on pour le port de ces
plis ?... La taxe n'avait aucune fixité. Aucun règlement
n'avait prévu ce détail... Le sens commercial manquait-
déjà ! - à l'administration des postes. La taxe
était, non point facultative, mais arbitraire. L'usage était
établi que celui qui expédiait la lettre marquait lui-même
sur l'enveloppe la somme que son correspondant devait paver au porteur.
Il résultait de ce fait maints abus. Certains expéditeurs,
voire même le plus grand nombre d'entre eux, fixaient des taxes
tellement faibles que les courriers n'étaient pas même
rétribués de leur peine. Alors, que faisaient ceux-ci
? Ils ne livraient pas la missive, ou bien ils la livraient en la surtaxant
suivant leur bon plaisir, et les destinataires maugréaient.
Il en fut ainsi jusqu'en 1627, époque où M. d'Alméras,
directeur général des postes et relais de France, sous
le ministère du cardinal de Richelieu, fixa pour le port des
lettres un tarif auquel un arrêt du Conseil d'Etat donna force
de loi. Ce tarif était très modéré. Il ne
visait qu'à indemniser les commis et les distributeurs qui, dans
chaque ville, tenaient à peu près l'emploi de nos receveurs
et de nos facteurs actuels, du travail que nécessitait pour eux
la remise aux destinataires des lettres apportées par les courriers.
Le Trésor, qui absorbe aujourd'hui la forte part des recettes
de l'administration postale, n'en profitait alors en aucune façon.
L'État n'avait pas encore eu l'idée de faire de la taxe
postale un impôt et d'en tirer pour lui-même une source
de bénéfices.
Cette idée, c'est Louvois qui eut le premier. Il afferma l'exploitation
des postes. Le premier fermier général qui prit les postes,
en 1672, consentit en échange à l'État une redevance
annuelle de douze cent mille livres. Le chiffre alla grossissant d'année
en année jusqu'à la Révolution. En 1788, les postes
rapportaient douze millions à l'État.
Au fur et à mesure que le nombre des lettres augmentait, on créait
de nouvelles routes et l'on augmentait également le nombre des
courriers et la fréquence de convois. Vers 1625, il n'y avait
qu'un départ par semaine pour Lyon, Bordeaux et Toulouse. En
1709 on doubla et on tripla ces départs. Il y avait même
alors pour la Flandre un départ quotidien. Mais ce ne fut qu'en
1828 que les lettres partirent tous les jours de Paris pour les villes
qui possédaient un bureau de poste. La campagne jusqu'alors était
absolument négligée. Les villages éloignés
des cités de quelque importance demeuraient à peu près
privés de communications avec le reste du pays. L'administration
se chargeait uniquement du transport des lettres jusqu'aux bureaux des
villes. Le paysan qui attendait un pli en était réduit
à venir le chercher lui-même à la ville. Certaines
communes avaient des exprès ou des messagers à leur service
dont la mission était d'aller une ou deux fois par semaine à
la ville chercher la correspondance de leurs habitants. En résumé,
l'administration des postes ne servait directement qu'environ six millions
de citoyens formant la population des villes et ne se préoccupait
en aucune façon des vingt-sept millions d'habitants des campagnes.
La loi du 3 juin 1829 remédia à cet état de choses
en étendant jusque dans les campagnes le service de l'administration
des postes. On créa un service de cinq mille « piétons
» ou facteurs ruraux, qui furent chargés de parcourir de
deux jours l'un au moins les trente-cinq mille communes ne possédant
pas de bureau de poste.
***
J'ai sous les yeux la reproduction d'un document officiel publié
par l'administration en 1830. Le prédécesseur de M. Simyan
s'y félicite de l'accroissement progressif des recettes depuis
1815, « accroissement dû à la multiplicité
des relations commerciales, au goût des voyages qui se répand
de jour en jour, au grand nombre d'habitants de la province et d'étrangers,
que la célébrité de notre capitale attire dans
son sein, aux améliorations enfin, qui ont été
successivement introduites dans la marche du service. » Et il
donne à l'appui de ses dires, le tableau suivant :
En 1815, les recettes des postes se sont élevées à
19.364.724 fr.
En 1820 23.156.780 -
En 1825 27.272.247 -
En 1829 31.000.000 -
La poste est déjà pour l'État une fort bonne affaire...
Mais aussi, que de progrès accomplis !... Avant 1819, le transport
s'opérait par des malles-poste à brancard attelés
de trois chevaux, genre d'attelage incommode, à ce qu'il paraît,
et qui nuisait à la célérité du voyage.
En 1830, on n'emploie plus que des voitures légères traînées
par quatre chevaux et dans lesquelles sont ménagées trois
places pour des voyageurs. Ces voitures sont divisées en plusieurs
compartiments : l'un destiné aux voyageurs, le second au courrier,
le troisième contient les paquets de lettres, journaux et dépêches.
Ces voitures, partant de Paris, centre du mouvement des postes, roulent
à fond de train sur les treize grandes routes « de première
section », qui sont celles de Besançon, Bordeaux, Brest,
Caen, Calais, Clermont, Lille, Lyon, Mézières, Nantes,
Rouen, Strasbourg et Toulouse, et sur les neuf routes de deuxième
section qui communiquaient de Bordeaux à Bayonne et à
Toulouse, de Lyon à Marseille d'une part, et à Strasbourg
de l'autre, de Toulouse à Avignon et à bayonne, de Châlons
à Nancy, de Moulin à Lyon et de Troyes à Mulhouse.
Ces voitures font en moyenne du dix ou du douze à l'heure. Souriez,
ô fervents de l'automobilisme ! C'est pourtant une belle allure.
Le temps moyen que met une malle poste pour parcourir la distance d'une
poste, ou deux lieues, est de 46 minutes. La route sur laquelle le service
des relais se fait avec la plus grande activité est celle de
Bordeaux. Le courrier ne met que 48 heures à la parcourir dans
toute son étendue, qui est de 77 postes ou 154 lieues, ce qui
donne un temps moyen de 37 minutes par poste. Celui de Lille vient après.
Il fournit sa course (30 postes ou 60 lieues) en 21 heures... Les express
de la Compagnie du Nord la font aujourd'hui en moins de trois heures.
Les communications avec l'étranger sont encore fort irrégulières.
On n'a de rapports faciles qu'avec les pays limitrophes la Belgique,
l'Allemagne, l'Italie. En 1830, le transport des dépêches
de France en Angleterre et d'Angleterre en France n'est pas encore journalier.
Il ne le devint que trois ans plus tard, et, dans le traité signé
à cette occasion entre les deux pays, il fut soigneusement stipulé
que, même en cas de guerre, les paquebots de poste pourraient
continuer leur navigation sans obstacle de part ni d'autre.
Dans la Méditerranée, ce ne fut qu'en 1837 qu'un service
à peu près régulier fut établi entre Marseille,
le Sud de l'Italie et les pays du Levant. Les correspondances mettaient
alors quatorze à quinze jours pour parvenir à Alexandrie
et à Constantinople. Quant aux relations entre la France et l'Amérique,
elles étaient des plus précaires. Aucun service régulier.
En 1839, les correspondances françaises pour les États-Unis
étaient encore tributaires de l'Angleterre, qui venait d'établir
une ligne de paquebots à vapeur de Bristol à New-York.
Ces ancêtres des transatlantiques faisaient le voyage en douze
jours.
***
On se plaignait déjà en France, et non moins violemment
qu'aujourd'hui, de l'administration des postes : non point de sa lenteur
- les moyens de transport de l'époque ne lui permettaient pas
mieux - mais de l'énormité des taxes dont elle frappait
le port des lettres. Ces taxes étaient calculées suivant
la distance. Elles étaient énormes pour les lettres qui
allaient d'un bout de la France à l'autre. Un journaliste d'alors,
qui protestait contre l'excès de ces taxes, disait qu'une lettre
venant de Toulon à Paris coûtait à celui qui la
recevait la valeur d'une journée de travail.
En vain réclamait-on de l'administration l'abaissement et l'unification
de la taxe. L'Angleterre, en 1839, avait adopté le timbre-poste,
inventé par sir Rowland Hill et unifié la taxe postale
pour tout le pays au prix d'un penny... On pressait l'administration
française d'imiter celle du pays voisin. Mais l'administration
française n'eut jamais pour habitude d'écouter les doléances
des contribuables. Elle fit la sourde oreille. Ce n'est qu'en 1849 -
grâce à la révolution de 48 - que la taxe postale
fut unifiée à 20 centimes d'abord, puis à 25. Et
c'est il y a deux ans seulement que nous eûmes le timbre à
deux sous... Les Anglais l'avaient depuis soixante-sept ans !...
Bref, après avoir été il y a quatre siècles
et demi l'initiatrice de la poste, la France a laissé aux autres
pays de l'Europe l'honneur de mettre en pratique avant elle toutes les
améliorations et tous les progrès. Je me trompe cependant...
Elle est la première nation chez laquelle les services postaux
sont entravés par la grève... Mais cette initiative-là
nous aurions bien pu la laisser à d'autres... Il n'y a pas lieu
de nous en vanter.
Ernest LAUT.