ATTAQUÉ PAR UN TIGRE

L'administrateur Gaston Gaillard, qui fut un
des compagnons d'exploration de M. de Brazza, au Congo, vient d'être
victime d'un terrible accident, près de Sontay, où il
est administrateur adjoint au résident. Les habitants du village
de Phu-Tho étant inquiétés par un tigre qui s'était
réfugié dans un massif de bambous et, de là, faisait
des incursions dans le pays, allèrent trouver M. Gaillard qui
partit avec eux et une escorte indigène à la recherche
de la bête fauve.
Arrivés près de la tanière du tigre, M. Gaillard
et son escorte se concertaient pour prendre des dispositions, quand
le fauve, bondissant tout à coup, se jeta sur l'administrateur
et le terrassa ; d'un violent coup de griffe, le tigre labourait le
bras de M. Gaillard, tandis que de ses crocs il lui traversait l'épaule.
Les indigènes, terrorisés, s'étaient enfuis.
Avec un courage étonnant, M. Gaillard, de sa main disponible
et déjà blessée, saisit son revolver d'ordonnance
et foudroya le fauve.
VARIÉTÉ
CHEFS-D'OEUVRE MÉCONNUS
A propos du cinquantenaire de «
Faust ». - Les déboires d'un compositeur. - Sottises de
la censure et malveillances de la critique. - Le succès à
l'étranger. - Cabales d'autrefois. - Rossini hué. - L'échec
de « Carmen » et la chute de l « Arlésienne
». - Comment Bizet fut décoré. - Le pouvoir du génie.
On pourrait compter les chefs-d'oeuvre qui s'imposèrent
du premier coup à l'admiration du public. La liste n'en serait
pas longue. Au contraire, combien d'oeuvres qui ne rencontrèrent
à leur apparition que l'indifférence ou les huées
de la foule, prirent plus tard leur revanche devant le jugement de la
postérité et sont maintenant sacrées immortelles.
On a fêté - oh ! bien modestement - ces jours derniers
le cinquantenaire de Faust. le célèbre opéra
de Gounod. L'événement a passé à peu près
inaperçu, en raison des événements politiques et
de la grève des P. T. T. Il valait pourtant d'être souligné
et comportait sa moralité : c'est à savoir que les jugements
humains sont singulièrement faillibles, et que, si le génie
est une longue patience, la patience est une vertu nécessaire
aux hommes de génie.
Combien d'entre eux, en effet, ne fussent jamais parvenus à la
gloire s'ils s'étaient rebutés devant l'accueil fait tout
d'abord par le public à leurs plus purs chefs-d'oeuvre.
Faust est un exemple frappant de la cruelle indifférence
du public et de l'orgueilleuse ignorance de la critique... Non point
que ce fut une chute retentissante. Ce fut pis. L'opéra de Gounod,
aujourd'hui si célèbre qu'il n'est point un Français
sur mille qui ne l'ait vu et qui n'en sache par coeur quelque fragment,
fut accueilli avec une froideur absolue. Personne n'entrevit le glorieux
avenir réservé à cette oeuvre. Quelques critiques
l'éreintèrent ; d'autres en parlèrent comme d'une
pièce quelconque. Quant au public, il demeura parfaitement indifférent.
Nul ne se douta qu'à cinquante ans de là, Faust ferait
encore les beaux jours de notre grande scène lyrique, et que
son succès sauverait l'Opéra compromis par les excès
d'un absurde snobisme et les échecs successifs d'une foule d'oeuvres
d'inspiration allemande, sans originalité, et sans mélodie.
Faust à ses débuts n'eut vraiment pas de chance.
Il devait être joué au Théâtre Lyrique dirigé
alors par Carvalho. Mais la Porte Saint-Martin ayant annoncé
un drame de d'Ennery sur le même sujet, Carvalho remit l'opéra
aux calendes grecques. Enfin, le Faust de d'Ennery fut joue
avec un insuccès complet. Heureux événement pour
Gounod. On reprit les répétitions de son opéra.
Mais d'autres ennuis l'attendaient. La censure qui, jamais plus qu'à
cette époque ne fut tatillonne, tracassière et odieuse,
la censure arriva un beau soir et s'offusqua de la scène de l'église.Vous
la connaissez cette scène admirable, l'une des plus belles et
des plus émouvantes de l'opéra, où Méphistophélès
interrompt de ses sarcasmes la prière de Marguerite et mêle
ses blasphêmes aux chants des fidèles. La censure jugea
que cette scène était un sacrilège et déclara
qu'il fallait la couper.
Gounod reçut le coup sans broncher. Il était homme de
ressources heureusement. Mgr de Ségur, nonce apostolique, avait
été son camarade d'enfance. Il s'en fut le trouver et
l'amena à une répétition. Le prélat, homme
d'esprit et de bon sens, écouta l'opéra et déclara
que la scène de l'église ne pouvait en aucune façon
choquer les yeux et les oreilles d'un chrétien. La censure dut
s'incliner devant cette opinion autorisée. Enfin, on allait donc
pouvoir annoncer la première. Tout était prêt, quand
une nouvelle calamité fondit sur le pauvre compositeur. Guardi,
le ténor qui devait créer le rôle de Faust devint
tout à coup aphone. Que faire ?... On était à quelques
jours de la première. Gounod, cette fois encore ne perdit pas
la tête. Il était doué d'une assez jolie voix :
« Je chanterai moi-même le rôle ». dit-il au
directeur. Mais Carvalho ne voulut pas courir l'aventure. On recula
la représentation pour permettre à un autre ténor
d'apprendre le rôle. Enfin la première eut lieu le 19 mars
1859. Ce ne fut point le succès qu'attendaient l'auteur et ses
amis ; ce ne fut point l'insuccès qu'avaient pronostiqué
ses ennemis. Ce fut l'indifférence.
Quant à la critique, sauf Berlioz et Paul de Saint Victor qui,
dans les Débats et dans la presse se montrèrent
élogieux, elle fut, en général, d'une impitoyable
injustice. Un critique de la Revue des Deux Mondes affirmait
qu'il n'y avait dans tout l'ouvrage qu'une seule mélodie, et
c'était le Choeur des Soldats. Un autre reprochait à l'oeuvre
de « planer dans les régions inaccessibles à l'intelligence
de la masse du public »... Ces ignares n'avaient rien entendu,
rien compris, ni l'admirable premier acte, dont la gravité sobre
est comme illuminée par le choeur des femmes dans la coulisse,
ni la Kermesse si chatoyante et si variée, ni la phrase
d'un charme si pur. Non. Monsieur, je ne suis demoiselle ni belle »,
ni cette incomparable merveille, l'acte du jardin, tour à tour
débordant d'humour et d'amour, ni la cavatine si tendre, ni le
duo empreint de tant de passion, ni le finale d'une si puissante envolée,
rien... rien !
Gounod cependant ne se découragea pas. Son oeuvre partit à
l'étranger. Il l'y suivit. Et ce fut pour lui un voyage glorieux.
A Milan, à Berlin, à Hambourg, à Hanovre, à
Francfort l'oeuvre et le compositeur furent acclamés. Quand Faust
reparut à Paris, à l'Opéra cette fois, en 1861,
ce fut un triomphe. Mais l'étranger avait consacré le
chef-d'oeuvre avant la France. Pourquoi faut-il qu'il en soit si souvent
ainsi ?... Pourquoi tant de chefs-d'oeuvre de l'art musical français
ont-ils dû aller chercher le succès en Belgique avant de
le rencontrer chez nous ?... Pourquoi le Sigurd de Reyer et
l'Hérodiade de M. Massenet, par exemple, ont-ils été
admirés à Bruxelles avant de l'être à Paris
? et pourquoi, en fin de compte, sommes-nous accueillants jusqu'à
la faiblesse pour tout ce qui nous vient de l'étranger et si
cruellement indifférents pour les oeuvres des nôtres ?
***
Gounod ne fut pas seul à souffrir de ce
travers de l'esprit français. Le plus grand compositeur du XVIIIe
siècle avait connu lui aussi cruauté de l'indifférence
publique ; il avait même connu l'iniquité des cabales.
Rameau, qu'on admire aujourd'hui sans réserve, vit toutes ses
couvres accueillies par les plus injustes critiques.On l'injuriait en
prose et en vers, surtout en vers, c'était l'habitude du temps.
Les épigrammes les plus malveillantes couraient sur lui. On reprochait
à sa musique cette vigueur d'accent, cette puissance rythmique
si peu semblables, à la psalmodie de Lulli.
Si le difficile est le beau
C'est un grand homme que Rameau
Mais si le beau, par aventure,
N'est rien que la simple nature,
C'est un sot homme que Rameau.
On décochait encore, à lui et à ceux qui s'inspiraient
de son art, aussi bien qu' aux gens qui l'admiraient ces vers moqueurs
:
Distillateurs d'accords baroques
Dont tant d'idiots sont férus.
Chez les Thraces et les Iroques
Portez vos opéras bourrus.
Malgré votre art hétérogène,
Lulli, de la lyrique scène
Est toujours l'unique soutien.
Fuyez, laissez-lui son partage
Et n'écorchez pas davantage
Les oreilles des gens de bien.
Ainsi les novateurs, en art, subirent de tout
temps les brocards de la foule.Au surplus, rendons-nous cet hommage,
nous n'avons pas le monopole de ces sortes d'injustices. Nos frères
d'Italie ne traitèrent pas mieux parfois leurs hommes de génie.
Un jour que Wagner causait avec Rossini et se plaignait à lui
des cabales dirigées contre ses opéras, Rossini lui raconta
qu'à Rome, le soir de la première du Barbier de Séville,
où il tenait le piano pour accompagner les récitatifs
selon l'usage d'alors, il avait dû s'enfuir sous les huées.
C'est ainsi que les compatriotes du « Cygne de Pesarô
» avaient accueilli cette merveille d'esprit que Berlioz,
pourtant si sévère pour Rossini, appelait » un étincelant
chef-d'oeuvre ».
***
Mais le musicien sur lequel s'acharna le plus
l'injustice du public et de la critique, ce fut Georges Bizet.
Faust, du moins, avait été une sorte de succès
d'estime. Carmen, l'Arlésienne, ces deux chefs-d'oeuvre,
furent à leur apparition, des insuccès complets.
Bien mieux, Carmen lorsqu'on la joua pour la première
fois, à l'Opéra-Comique, fit scandale. Ce théâtre
était alors, suivant une lointaine tradition, le théâtre
familial, où se faisaient les présentations entre jeunes
gens que leurs parents se proposaient d'unir. On n'y avait vu jusqu'alors
que des héroïnes très chastes et très blanches.
Carmen la cigarière, avec ses allures indépendantes, Carmen,
la femme fatale, avec ses danses déhanchées effaroucha
les habitués.
Un critique déclara que « cela n'était pas distingué
». Vous comprenez, on n'admettait alors à l'Opéra-Comique
que des sujets et des personnages distingués. Représenter
des contrebandiers, des cigarières sur la scène, traduire
les sentiments et les passions populaires, c'était faire preuve
d'un condamnable manque de goût.
Un autre critique reconnaît que Bizet est un musicien consciencieux.
Par malheur, ajoute-t-il, « il n'a pas d'éclat ».
Un autre encore écrit que la musique de Carmen manque
de caractère. « Avec M.Bizet, dit-il, la chanson espagnole
hésite, le boléro se se paralyse ».
Pourtant, le soir de la première, le public bissa les couplets
du Toréador et applaudit la chanson fameuse :
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Si je t'aime, prends garde à toi.
ainsi que l'ensemble de l'admirable duo: « Ma mère, je
la vois ». Un critique en fait la remarque, mais il s'empresse
de déclarer tout aussitôt que cela n'empêche pas
la musique de ces morceaux d'être « terne et froide ».
Voilà comment en 1875 fut jugée Carmen... L'Arlésienne,
cet autre chef-d'œuvre n'avait pas eu meilleur accueil. Au contraire.
Le « four » fut cette foi, -- si j'ose dire - éclatant.
On trouva la pièce insipide. Et le moindre reproche qu'on fit
à la musique c'était d'être inutile.
L'un disait :
- On ne peut écouter un drame que vient ainsi interrompre continuellement
une pareille musique... C'est trop de musique !
Un autre s'écriait :
- La musique n'est pas mal, mais il faudrait l'entendre sans la pièce.
C'est trop de dialogue.
Et les sottes critiques s'écharnaient à la fois sur le
dramaturge et sur le musicien. L'Arlésienne avait paru
avant Carmen.
Et le souvenir de l'insuccès du drame effrayait les amis de Bizet
et leur faisait mal augurer de l'accueil qui serait réservé
à l'opéra-comique. Cependant, ils avaient résolu
de faire les démarches nécessaires afin d'obtenir la croix
pour le compositeur, et ils pressaient ces démarches, de crainte
que la chute de Carmen ne vint les entraver.
Il se produisit alors ce fait curieux qui prouve la malchance de Bizet.
Le pauvre compositeur fut décoré, mais ce fut, comme on
va le voir par un malentendu.
Un de ses amis s'en fut donc trouver le ministre :
- Monsieur le ministre, lui dit-il, des personnes autorisées
ont l'honneur de vous demander la croix pour M. Georges Bizet.
- Qui est M. Georges Bizet ?
- Un artiste remarquable qui a déjà écrit plusieurs
ouvrages fort estimés.
- Mais encore ?
- Parmi les derniers, on cite surtout l'Arlésienne.
- L'Arlésienne ? interrompit le ministre un peu distrait,
mais c'est un livre charmant ; je l'ai lu avec un vif plaisir ! Comment
! l'auteur n'est pas décoré ? Dites à ses amis
que c'est chose faite.
Et voilà comment Bizet obtint le ruban rouge d'un ministre qui
tenait en haute estime le talent d'Alphonse Daudet !
Et cette croix qu'il avait pourtant si bien méritée par
son génie, un critique la lui reprochait après la première
de Carmen.
II écrivait en effet, dans son compte-rendu de la pièce,
ces lignes abominables : « Le ministre a donné ce matin
une croix qu'il doit regretter ce soir ».
Bizet, malade, reçut toutes ces avanies avec une âme forte.
Sa croyance dans son oeuvre n'en, fut pas atteinte. II mourut trois
mois après la première de Carmen. Quelques jours
avant sa mort, en apprenant que son opéra allait être joué
hors de France, il dit avec un ton de confiance « Tout va bien.
Carmen part pour l'étranger. Elle en reviendra ».
Elle en est revenue en effet. Elle en est revenue comme en revint Faust,
couronnée de gloire. Son retour fut triomphal.
Aujourd'hui, de même que Faust est la pièce de
résistance de l'Opéra. Carmen est le succès
consacré de l'Opéra-Comique, et l'Arlésienne
est à l'Odéon la pièce qu'on reprend sans cesse
avec les mêmes triomphes.
Et ces trois chefs-d'oeuvre incontestés, accueillis d'abord avec
indifférence ou avec hostilité, aujourd'hui célèbres
et applaudis dans le monde entier, demeureront éternellement
comme le triple témoignage du pouvoir irrésistible du
génie.
ERNEST LAUT
Le Petit Journal illustré
du 04 Avril 1909