UN DRAME AU JARDIN DU LUXEMBOURG

 


Un fou tire des coups de revolver sur une fillette
L'un de ces derniers jours, les mamans qui surveillaient en souriant les ébats joyeux de leurs enfants à travers les paisibles allées du jardin du Luxembourg, ont eu un instant de poignante émotion.
Tandis qu'une jolie fillette de sept ans jouait au ballon avec sa gouvernante, un homme, correctement vêtu, s'approcha doucement et, tirant un revolver de sa poche, fit feu par trois fois sur l'enfant.
Celle-ci, heureusement, ne fut pas atteinte. Tandis que sa gouvernante, épouvantée, l'entraînait hors du jardin, des passants arrêtaient le meurtrier. Celui-ci, conduit au commissariat, fut fouillé. On trouva sur lui une lettre incohérente, dans laquelle il y avait cette phrase : « Je tue les enfants français dans les jardins. »
Après un laborieux interrogatoire, on parvint à fixer l'identité du déséquilibré. C'est un Arménien nommé Avenio Toumaeff. Il a déclaré que s'il voulait tuer des enfants français, c'était pour évoquer aux yeux des mères françaises le spectacle des scènes sanglantes qui récemment encore se sont déroulées sous las yeux des mères arméniennes, dont les familles étaient massacrées par les Turcs. Singulière façon de solliciter la pitié des mères que celle qui consiste à tuer leurs enfants !
Toumaeff va être examiné par des médecins aliénistes.

VARIÉTÉ

La Loterie

On va la supprimer, -Son histoire. - L'opinion des moralistes sur elle. - La psychologie de quelques gagnants du gros lot. - Rétablira-t-on la loterie d'État.

Le gouvernement vient de déposer sur le bureau de la Chambre un projet de loi tendant à la suppression des loteries, « afin, dit l'exposé des motifs, de mettre un terme aux difficultés et aux procédés critiquables inhérents aux opérations de cette nature ».
Il est certain que, depuis quelque temps, les loteries prêtent à maintes critiques. Elles sont trop. On place difficilement les billets, les dates des tirages sont indéfiniment retardées : les souscripteurs protestent, et ils n'ont pas tort. En outre, les oeuvres d'art ou de bienfaisance au profit desquelles telles ou telles loteries ont été autorisées n'en retirent le plus souvent aucun bénéfice : les frais absorbent tout ; et, finalement, le profit ne va qu'à quelques intermédiaires plus ou moins scrupuleux.
Le gouvernement veut mettre un terme à cet état de choses, et pour ce faire, il ne voit qu'un moyen : la suppression radicale de la loterie.
Si le projet de loi dont il s'agit est voté, ce qui ne semble pas douteux, on liquidera les dernières autorisations accordées, après quoi la loterie aura vécu.
Et les moralistes intransigeants seront contents.
La loterie parait être une invention de l'ingéniosité latine. Les Romains la pratiquaient à l'époque de l'empire. Auguste faisait suivre ses festins de loteries. Après les jeux du cirque, le peuple recevait des tablettes lui donnant droit à prendre part à des loteries dont les lots étaient fournis par la munificence impériale.
La tradition des loteries sombra dans les invasions des Barbares avec tant d'autres produits de la civilisation latine. Le moyen âge l'ignora. Mais elle reparut à la Renaisssance, en Italie d'abord, puis en France, où des Italiens l'apportèrent en 1533.
An début du dix-septième siècle, la loterie l'Etat existait déjà à Venise et aussi en Angleterre.En France, jusqu'à Louis XIV, le gouvernement se contenta de prélever sur l'opération un impôt plus ou moins fort. Ce n'est qu'en 1710, à l'heure où le pays était à bout de ressources, que, pour remplir les coffres de l'État, le Grand Roi se décida à user d'un moyen maintes fois taxé d'immoralité par les Parlements. Il organisa une loterie au capital de 10 millions, se composant de 440.000 billets à deux louis, et comprenant 485 lots en argent et 500.000 livres de rente viagère.
Mais c'est sous Louis XV que la loterie royale fut définitivement organisée en France. Après les folies de la Régence, après Law et la Banque du Mississipi, la loterie devait porter le dernier coup à l'épargne française. Nobles, bourgeois, ouvriers même, se précipitaient, saisis d'un délire de lucre, assiégeant les bureaux de loterie établis dans tous les quartiers de Paris, comme naguère on assiégeait les officines de la rue Quincampoix.
Ce régime du jeu de hasard, organisé par L'Etat. se perpétua plus de cinquante ans. En 1793, enfin, la Convention l'abolit. Mais, supprimée en brumaire an II, la loterie fut rétablie en vendémaire an VI. Pourtant, les souscripteurs n'avaient plus la confiance aveugle d'autrefois. On apportait toujours son argent, mais on élevait contre l'institution de violentes critiques, et des scandales éclataient à chaque tirage.
Bien que la loterie rapportât au Trésor huit à neuf millions par an, les hommes d'État eux-mêmes étaient, pour la plupart, partisans de l'abolition. La gouvernement de Louis-Philippe prononça sa condamnation ; et, le 1er janvier 1836, la loterie d'État fut définitivement supprimée.

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On a jadis célébré la loterie comme un moyen financier des plus efficaces pour « boucler » un budget d'État ; on l'a, plus tard, honnie et condamnée comme immorale et de nature à corrompre le peuple en le déshabituant de l'effort et du travail. En réalité, la loterie ne méritait « ni cet excès d'honneur ni cette indignité ».
S'il est vrai qu'on ne l'organisa, officiellement autrefois que pour empêcher l'argent français d'aller emplir les coffres des loteries étrangères, si l'État y peut trouver certains avantages, elle n'en est pas moins de ces bonnes choses dont point ne faut abuser.
La loterie fréquente, comme elle existait au dix-huitième siècle, avec des tirages partiels tous les quinze jours, est une oeuvre de démoralisation incessante. Mais la loterie, telle qu'on l'autorisa jusqu'en ces dernier temps, de loin en loin, et uniquement au profit d'oeuvres de bienfaisance, ne peut être incriminée car si elle stimule en nous le désir du lucre, c'est le plus souvent au profit de la charité.
Oui, je sais bien ce que me diront les gens à cheval sur les principes : tout gain dû au hasard et qui n'est pas le résultat d'un travail effectif, est immoral.
Parfait ! nous sommes d'accord. Mais alors, il faudrait commencer par supprimer le pari mutuel, car je ne suppose pas qu'on considère comme un travail le fait de se rendre à Auteuil ou à Longchamp pour jouer ; il faudrait fermer la Bourse, interdire l'émission des obligations à lots.
Non, voyez-vous, laissons les grands mots et les aphorismes des philosophes. L'abus des loteries seul est dangereux. Mais la loterie en elle-même constitue pour l'État un moyen idéal d'obtenir un impôt volontaire, un impôt contre lequel les contribuables ne s'élèvent jamais, et qui rentre tout seul, sans sommations, sans commandements et sans saisies.
Savez-vous bien qu'en Italie, la loterie rapporte, bon an mal an, une trentaine de millions au trésor ; et qu'en Autriche, en Hollande, en Espagne, le budget serait fort mal en point si elle venait à manquer.
Chez nos voisins et amis de la péninsule, elle est, d'ailleurs, fort en faveur et la grande loterie de Noël suscite chaque année, de Saint-Sébastien à Cadix, les plus fiévreuses espérances. J'ai même ouï dire qu'à cette époque, beaucoup d'argent français passait les Pyrénées.

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Mirabeau, irréductible, ennemi de la loterie, l'accusait de « précipiter dans toutes les calamités du vice et de la misère les classes industrielles du peuple ».
Il réprouvait « cette institution exécrable destinée à choquer tous les principes de la morale sociale au même degré où elle viole toutes les proportions de l'arithmétique, frappe le peuple dont les moeurs et la subsistance sont incessamment menacés, détruit le goût du travail, introduit la fraude et l'infidélité, engendre les vols, les assassinats, les forfaits et met l'innocence et le bien-être des hommes au misérable prix de quelques millions ».
Mirabeau, évidemment, exagérait : ce morceau de pompeuse éloquence dépasse le but. Si peu partisan qu'on soit de la loterie, on ne saurait pourtant en faire la génératrice de toutes les abominations et de tous les crimes. Des moralistes sévères l'accusent avec raison d'entretenir dans l'âme des foules une fièvre malsaine de cupidité ; d'autres, plus souriants, la louent de donner au moins pauvres gens un rêve d'espérance... Tourne-t-elle vraiment autant de têtes que le disent certains ?... Il ne semble pas, en tout cas, qu'elle fasse souvent perdre la boule à ceux qu'elle a favorisés.
Il y a quelques années, un journal eut la curiosité de recueillir les impressions ressenties par quelques gagnants de gros lots. Or, ces favoris de la fortune avaient en général subi son assaut avec tranquillité.
Quelques exemples :
Un brave ouvrier corroyeur qui demeurait avec sa mère au cinquième étage d'une maison de la rue du Cardinal-Lemoine, apprend qu'il a gagné un gros lot d'une valeur de 125.000 francs.
- Vous voilà content, lui dit quelqu'un.
- Oui, répond-il, à peine ému, très heureux pour ma mère. Je vais pouvoir lui louer un logement moins haut. Cinq étages ! pensez donc. C'est dur à monter à son âge
Qu'eut dit Mirabeau de voir le gain d'un gros lot n'éveiller dans l'âme du gagnant que des sentiments de piété filiale ?...
Voici un autre exemple de philosophie et de sérénité. C'est celui du garçon boulanger Chambaslin, gagnant d'un gros lot des obligations de Panama. Chambaslin suivait ce jour là l'enterrement d'un de ses amis quand tout à coup un de ses cousins accourt le chercher :
- Tu as gagné 500.000 francs !
- Pas possible ! fait Chambaslin.
-Mais si, tiens, regarde, voilà ton numéro.
Et le cousin tirant un journal de sa poche le passe à Chambaslin.
Celui-ci regarde la liste des numéros gagnants, et, rendant le journal à son parent.
- C'est ma foi vrai, dit-il tranquillement... Allons, tant mieux ! Je ne vais plus être dans le pétrin...
Chambaslin était, vous le voyez, si peu ému qu'il faisait des mots.
Le soir, comme un journaliste l'interviewait et lui demandait ce qu'il allait faire, Chambaslin répondit :
- Je vais rejoindre mon frère qui est charretier chez nous. Je partagerai ma fortune avec lui. Et, à nous deux, nous élèverons des lapins. C'est ma toquade.
Avouez qu'à celui-là non plus la chance, ne tourna pas la tête.
Au moins, l'annonce de la bonne nouvelle comble-t-elle de joie les favoris de la fortune ?... Pas toujours... Voici un gagnant qui, apprenant sa veine, en perd soudain l'appétit :
- ça m'a fait, dit-il, ça m'a fait.. que je suis resté tout un jour sans manger.
Cet autre assaye de débrouiller ses impressions. Elles furent confuses. Il éprouva tout à la fois, de la joie, de l'inquiétude et de la terreur. Bref, ce fut beaucoup moins agréable qu'il ne l'eût cru :
- J'espère, concluait-il, être plus aguerri la prochaine fois.
Celui-ci, en apprenant sa chance, devient méfiant.
- Ne parlez de cela à personne, recommande-t-il à ses proches. On serait jaloux de nous. Le bonheur des autres ça fait trop d'envieux.
Cet autre encore est flegmatique :
- Ça devait arriver, dit-il en apprenant que, le gros lot lui échoit ; j'ai toujours eu de la chance aux loteries :
La veine, au surplus, ne bouleverse pas toujours l'existence de ceux qu'elle favorise. Un cocher de l'omnibus Passy-Bourse, gagne un gros lot. Croyez-vous qu'il va quitter son-siège ?... Pas du tout !
- J'ai calculé, déclare-t-il, que cent mille francs me rapporteront moins que ce que je gagne en travaillant... Alors, je travaille.
Encore un sage ce pêcheur du vieux port, a Marseille, qui, ayant gagné cent mille francs, continua à jeter ses filets le long de la côte.
- L'habitude ! disait-il à ceux qui s'en étonnaient.
Et cet employé de ministère qui gagne un gros lot et continue cependant d'aller à son bureau. On le presse de se reposer ; il refuse.
- Oh ! répond-il avec simplicité ; on travaille si peu au ministère !
Je ne vois guère dans cette enquête qu'un trait de mégalomanie déterminé par le gain à la loterie : c'est le cas de M. Piédouche, ex-commerçant, qui, avec le produit du gros lot de loterie de Nancy qu'il avait gagné, se fit bâtir une superbe maison sur la façade de laquelle il fit poser cette inscription.
« Monsieur Piédouche, ayant gagné le lot de 500.000 francs le 25 janvier 1888, a fait bâtir pour sa demeure la présente habitation.»
Ainsi le nom de M. Piédouche passera à la postérité.
Tous ces traits de caractère des gens favorisés par la fortune mériteraient d'être recueillis ; avant que la loterie soit définitivement supprimée, on en composerait, pour l'édification des temps futurs, une intéressante « physiologie du gagnant du gros lot ».
Mais les temps futurs ignoreront-ils les émotions et les joies de la loterie ?... C'est peu probable. Il se peut que la loterie ne soit supprimée que pour être rétablie un jour prochain au seul profit de l'État. Depuis le succès de la loterie de la presse, il en a été quelquefois question en haut lieu... Et, en somme, pourquoi pas ?
Dans les conditions où sont, en ce moment, nos finances, étant donnée la difficulté de trouver sans cesse de nouvelles taxes, il est bien certain qu'un tel expédient est tentant. J'imagine, d'ailleurs, que si l'on donnait au peuple le choix entre la loterie, cette taxe librement consentie et la création d'impôts nouveaux, le référendum serait tout à l'avantage de la première.
Pour ma part. je me garderai de conclure, mais il ne semble, à tout prendre, que le moyen aurait sur tels ou tels impôts à l'étude, l'avantage d'être infiniment mieux accueilli par les contribuables.
Reste le préjugé qui taxe la loterie d'immoralité. L'État, qui exploite déjà le pari mutuel, ne saurait s'en préoccuper le jour où il aurait décidé de rétablir la loterie, car les gouvernements n'ont guère le loisir de s'arrêter à des scrupules de cette nature. Et d'ailleurs, là aussi, la loterie est défendable. Sous l'ancien régime, c'est elle qui fournit les fonds nécessaires pour bâtir l'Hôpital Général, le Pont-Royal, l'École militaire, et pour doter les quartiers de Paris de pompes à incendie. Et depuis qu'interdite elle tente de reparaître timidement et par exceptions, a-t-on compté tous les services qu'elle a rendus à l'art et à la charité ?
Au surplus, ce qui rendit jadis la loterie immorale et odieuse, c'est la façon dont elle était organisée. C'est aussi que cette « peste italienne », comme l'appelaient les mécontents, à l'époque de Louis XIV, réveillait par trop fréquemment les instincts cupides d'un peuple sevré d'instruction et mal préparé par cela même à résister aux entraînements d'une confiance aveugle.
Il n'en est plus tout à fait de même aujourd'hui. Sans doute, le démon du hasard nous tient toujours, mais on s'emballe moins, à présent, et même on ne s'emballe plus guère.
En toutes choses, ainsi que l'a dit un de nos spirituels auteurs dramatiques, il y a la manière... Si jamais l'État s'avise de faire revivre 1a loterie, qu'il sache choisit la meilleure, et tout sera pour le mieux.
Ernest LAUT

Le Petit Journal illustré du 11 Juillet 1909