Les Maures du Rif chargeant contre
l'artillerie espagnole.
L'Espagne possède dans la Méditerranée,
sur le littoral du Nord de l'Afrique, quatre positions isolées,
à une distance moyenne de cent kilomètres l'une de l'autre,
depuis le détroit de Gibraltar jusqu'à la rivière
Muluya, qui forme la limite de la province d'Oran, Ces postes sont
édifiés sur des rochers ou sur des isthmes arides. On
les nomme Ceuta, Valez de la Gomera, Alhucemas et Melilla. Ils sont
gardés par de petites garnisons et renferment chacun un établissement
pénitentiaire ou « préside ».
Or, autour de ces postes et sur les plateaux du Rif qui les dominent
vivent des tribus d'origine kabyle qui constituent pour l'Espagne
un voisinage des plus dangereux.
Entre ces Maures et les Espagnols, la différence des meurs
et des religions, et les rancunes nées du souvenir des vieilles
guerres ont contribué à entretenir des inimitiés
tenaces.
De temps à autre les Riffains font des incursions sur le territoire
des « présides » et l'Espagne est obligée
de les mettre à la raison.
La dernière guerre avait eu lieu il y a exactement cinquante
ans. Elle fut très meurtrière. Espérons que les
événements de ces derniers jours n'auront pas les mêmes
conséquences.
Cependant, les troupes espagnoles ont rencontré chez leurs
adversaires la même sauvagerie, la même férocité.
Et la gravure que nous publions, composée d'après des
documents les plus exacts, montrera à nos lecteurs avec quelle
cruauté fanatique ces Maures du Rif vont au combat.
****
VARIÉTÉ
EN CHEMIN DE FER
L'homme qui n'a jamais pris le train. - Les adversaires du
rail. - Une trouvaille culinaire. - Le chemin de fer, et les poètes.
- Quelques chiffres. - L'avenir des chemins de fer. - Un sujet à
méditer.
Je me rappelle que, naguère, dans un
village du Nord où je me trouvais par hasard, on m'a montré,
comme une curiosité, un vieux paysan qui n'avait jamais été
en chemin de fer. C'était un bon petit vieillard cossu qui
vivait de ses rentes. Il avait alors quatre-vingts ans, bon pied,
bon oeil et bon estomac, mais pas la moindre envie de voyager. Ses
seuls déplacements, consistaient à aller de temps à
autre du village qu'il habitait au village où il était
né, voir les membres de sa famille demeurés là-bas
: trente-cinq kilomètres que, malgré son grand âge,
il faisait à pied, son « quervin » - je veux dire
son panier d'une main, son grand parapluie bleu de l'autre. Le chemin
de fer, qui passait non loin de là, l'eût amené
en une heure à destination. Il préférait marcher
toute la journée... Cet homme n'était pas pressé.
Il n'était pas curieux non plus. Je lui demandai s'il n'avait
pas le désir de voir Paris : il haussa les épaules et
partit d'un gros rire comme si je lui parlais d'une chose extravagante.
On ne l'eût pas fait monter en wagon « pour une brique
d'or », disait-il.
En voilà un, du moins, qui n'aura pas connu cette fameuse «
bougeotte » dont nous parlions ici l'autre jour et qui révolutionne
les moeurs de ce temps-ci.
Mais combien sont-ils aujourd'hui, en France, les bonnes gens assez
attardés dans le passé pour n'avoir jamais été
en chemin de fer ? En connaissez-vous un seul de ces phénomènes
?
Le chemin de fer, en moins de trois quarts de siècle, a conquis
l'humanité. Il a pénétré dans le désert,
il a franchi les steppes ; on a creusé les montagnes pour lui
livrer passage. Il n'est presque plus de peuples au monde chez lesquels
la locomotive ne soit entrée en triomphatrice.
A l'heure actuelle, le fait d'aller en chemin de fer est, pour une
foule de gens, une fonction de la vie quotidienne. Pour les autres,
c'est un acte qui s'accomplit le plus naturellement du monde sans
préparatifs spéciaux, sans toutes ces précautions
que prenaient jadis nos aïeux à la veille du moindre voyage
en diligence.
C'est le moment où l'on fait ses malles, où l'on boucle
ses valises pour aller passer ses vacances à la campagne ou
à la mer. Réfléchit-on tandis qu'on roule à
toute vitesse dans le compartiment bien capitonné, à
toutes les misères des voyages d'autrefois et à ce que
représentent de bienfaits pour la civilisation la découverte
et les progrès des chemins de fer ?
Ces bienfaits, il semble que, tout d'abord, personne n'en soupçonna
l'importance. On connaît l'opinion fameuse de Thiers qui, mis
en présence du chemin de fer de Paris à Saint-Germain,
déclara que ça ne pourrait jamais remplacer les diligences
pour les grandes distances.
Mais on sait moins qu'Arago, savant illustre, pourtant, ne voulut
pas davantage croire à l'avenir de cette invention. Il la combattit
violemment à la Chambre, disant que le chemin de fer ferait
perdre annuellement deux millions aux commissionnaires, rouliers,
marchands de chevaux et autres gens qui vivent de la route. Et son
opposition s'appuyait sur un autre argument, un argument d'hygiène
tout à fait inattendu. Arago prétendait en effet que
le chemin de fer serait funeste pour les personnes délicates
qui prendraient des fluxions de poitrine et des catarrhes en passant
sous les tunnels.
Je ne cite là que des opinions illustres. Mais combien d'adversaires
moins notoires se dressèrent contre de nouveau mode de voyager
! Le « misonéisme » - l'horreur du nouveau - est
un mot d'aujourd'hui, mais c'est une manie de tous les temps. Que
de gens, aujourd'hui encore malgré les étonnants progrès
de la science, doutent de l'avenir de la locomotion aérienne.
Qui sait pourtant, si, dans un avenir prochain, le voyage par les
airs ne sera pas aussi facile que l'est aujourd'hui le voyage par
voie ferrée, et si les expériences des Wright et des
Blériot ne sont pas les prémices de la plus merveilleuse
conquête de l'activité humaine ?
***
Le chemin de fer, cependant, en dépit des pessimistes et des
routiniers, ne tardait pas à triompher. Démentant l'opinion
de Thiers, ses lignes allaient s'allongeant sans cesse et remplaçaient
peu à peu les diligences surannées. Mais ce triomphe
n'avait pas été acquis sans lutte. Chose curieuse :
l'élément officiel était le plus acharné
contre l'invention nouvelle. Lorsqu'il fut question de créer
en France la première ligne de chemin de fer, celle de Paris
à Saint-Germain, une commission scientifique, administrative
et parlementaire - toute la lyre ! - fut chargée d'aller en
Angleterre voir le fameux railway de Liverpool à Manchester,
qui circulait déjà et rendait, disait-on, tant de services.
Or, cette commission revint en France avec un rapport dont la conclusion
était que le dit railway « était loin d'avoir
le caractère d'utilité générale qu'on
lui attribuait ».
L'opposition de Thiers et d'Arago s'appuyait, on le voit, sur l'avis
de singulières compétences.
Néanmoins, la loi du 9 juillet 1835, consacrait définitivement
l'adoption de la locomotion nouvelle en autorisant le premier chemin
de fer destiné à transporter les voyageurs.
Ce fut un événement considérable que l'inauguration
de cette ligne de Paris à Saint-Germain. La chose fit alors
autant de bruit dans le monde que, de nos jours, la traversée
du Pas de Calais en aéroplane. Et, détail amusant, le
seul couvenir qui en soit resté n'a rien de scientifique, c'est
le souvenir d'une trouvaille culinaire. De ce jour là, en effet,
date l'invention des pommes de terre soufflées.
Pour restaurer le monde officiel que le train devait amener de Paris
à Saint-Germain les constructeurs de la ligne avaient fait
préparer, dans cette dernière ville, un plantureux déjeuner.
Sur le menu figuraient, entre autres légumes, des pommes de
terre frites. Ce repas avait lieu à la station même où
l'on avait improvisé les cuisines et la salle à manger.
Une foule de curieux était là, attendant l'arrivée
du convoi. Tout à coup, de cette foule s'élèvent
des rumeurs. Le chef des cuisines en conclut que le train arrive.
Il donne l'ordre de jeter des pommes de terre dans la friture. Mais
c'est une fausse alerte. Le convoi n'est pas encore en vue.
- Retirez les pommes de terre, crie le maître-coq affolé.
Quelques minutes plus tard, le train entre en gare aux acclamations
de la foule. Le chef-cuisinier ordonne aussitôt qu'on replonge
les pommes de terre dans la graisse bouillante. Et voilà qu'à
sa grande surprise il les voit s'enfler comme des ballons sous l'action
du gaz... La recette de la pomme de terre soufflée était
trouvée.
C'est ainsi que les gourmets doivent au hasard un mets que Brillat-Savarin
et Berchoux, s'ils l'avaient connu, eussent copieusement célébré
en prose et en vers.
Le chemin de fer, effroi des politiciens et des fonctionnaires, n'en
fit pas moins la conquête du public. Les poètes eux-mêmes,
malgré l'horreur qu'ils ont le plus souvent pour les inventions
scientifiques qui attentent au pittoresque des campagnes, ne lui tinrent
pas rigueur. Victor Hugo fut tout de suite partisan de la locomotion
nouvelle. Grand voyageur, il eut foi dès le principe en son
merveilleux avenir. Avant même que fonctionnât en France
le premier chemin de fer, il avait expérimenté le nouveau
mode de voyager en Belgique dans une visite qu'il y fit en 1835. Il
a d'ailleurs noté ses impressions dans les lettres qu'il adressait
à sa femme.
« Le soir, comme je revenais, dit le poète, la nuit tombait.
J'étais dans la première voiture. Le remorqueur flamboyait
devant moi avec un bruit terrible, et de grands rayons rouges, qui
teignaient les arbres et les collines, tournaient avec des roues.
Le convoi qui allait à Bruxelles a rencontré le nôtre.
Rien d'effrayant comme ces deux rapidités qui se côtoyaient,
et qui, pour les voyageurs, se multipliaient l'une par l'autre ; on
ne se distinguait pas d'un convoi à l'autre ; on ne voyait
passer ni des wagons, ni des hommes, ni des femmes, on voyait passer
des formes blanchâtres ou sombres dans un tourbillon. De ce
tourbillon sortaient des cris, des huées. Il y avait de chaque
côté soixante wagons, plus de mille personnes ainsi emportées,
les unes au Nord, les autres au Midi, comme par l'ouragan. »
Ensuite Victor Hugo, avec la fougue qui caractérise son style,
compare le remorqueur, - nom donné alors à la locomotive,
- à un cheval de fer qui souffle, se lamente, jappe en route
!... « Il sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit,
il s'emporte ; il jette tout le long de sa route une fiente de charbons
ardents et une urine d'eau bouillante !... »
La vitesse des trains lui semble prodigieuse. On fait douze lieues
à l'heure... Mais, tout de même, un regret se mêle
à son admiration, un regret de poète. Il déplaire
que les locomotives n'aient pas un aspect plus esthétique.
Il voudrait que les constructeurs leur donnent des physionomies de
monstres et de dragons vomissant des flammes et de la fumée...
Lamartine fut aussi un partisan convaincu des chemins de fer. Il est
même curieux de constater que ce grand rêveur fut un des
rares Français qui comprirent l'utilité de la locomotion
nouvelle au point de vue social et humanitaire.
Dans le premier débat qui s'ouvrit à la Chambre des
représentants sur les chemins de fer, c'est Lamartine qui prononça
ces paroles prophétiques.
« Il s'agit, s'écria-til, de se créer par des
routes de fer une sociabilité commerciale, militaire, industrielle,
dont nul ne peut calculer ici la portée. C'est la conquête
du monde, des distances, des espaces du temps. Cela multiplie à
l'infini les forces humaines. C'est l'inconnu, mais l'inconnu certain...
»
Cette conquête prévue par le grand poète est aujourd'hui
un fait accompli et cet inconnu est devenu comme il l'avait prédit,
une puissante certitude, une féconde réalité.
***
Le chemin de fer poursuivait donc à travers la France et à
travers le monde son petit bonhomme de chemin. Successivement se créaient
chez nous les six grandes compagnies qui se partagent le réseau
ferré. Pour donner une idée de leur développement
qu'il me suffise de citer quelques chiffres publiés l'an dernier
à l'occasion du cinquantenaire du P.-L.-M.
La création de la Compagnie de Pairis-Lyon-Méditerranée,
ou plutôt la fusion de deux compagnies distinctes, l'une exploitant
Paris-Lyon, l'autre Lyon-Marseille, date, en effet, de 1858. A cette
époque, les deux réseaux réunis avaient une longueur
totale de 1.240 kilomètres. Aujourd'hui, les lignes du P.-L.-M.
en exploitation ont un développement de près de 10.000
kilomètres.
En 1858, il y eut à peine huit millions de voyageurs qui circulèrent
sur le réseau du P.-L.-M; en 1908, la Compagnie en transporta
80 millions.
Il y a un demi-siècle, le matériel roulant de la Compagnie
comprenait 850 locomotives, 2.000 voitures à voyageurs, 19.000
wagons à marchandises. A présent, les locomotives sont
au-nombre de 3.000; il y a plus de 6.500 voitures à voyageurs
et près de 94.000 wagons à marchandises.
En 1858, on voyageait dans d'affreux compartiments étroits,
à peine éclairés ; on voyage aujourd'hui dans
ces superbes wagons à boggies, confortables, bien éclairés,
bien aérés, grâce auxquels on arrive à
destinaltion sans fatigue. Enfin, les trains faisaient péniblement
alors du 30 ou du 35 à d'heure. Ils font du cent aujourd'hui,
et les puissantes locomotives vous transportent en quelques heures
des rives brumeuses de la Seine aux rivages ensoleillés de
la côte d'azur.
Tels sont les progrès du chemin de fer. Et ces progrès
ne s'arrêteront pas là. Dans un curieux ouvrage intitulé
Dans cent ans et qui est une sorte « d'anticipation
» scientifique, M. M.Charles Richet disait il y a quelques années
: « Les hommes de ma génération ne peuvent guère
concevoir comment on pouvait vivre et penser sans chemins de fer »,
et il observait qu'avant un demi-siècle, la terre entière
serait sillonnée par des voies ferrées qui étendraient
partout leur réseau :
« Il y aura, disait-il, un transsibérien qui permettra
d'aller en cinq ou six jours de la Baltique au fleuve Amour (c'est
chose faite, déjà) ; un transasiatique qui mènera
de Moscou à Bombay; un transsaharien qui ira d'Alger au Niger
; un ou deux transafricains, l'un conduisant de Suez au Sénégal
et au Maroc, l'autre allant de Tunis au Cap ; si bien que l'Afrique
pourra être parcourue en deux mois par un touriste...»
Toutes ces prévisions sont fort judicieuses. Le jour est proche
où plus un coin du monde ne demeurera ignoré. Le rail
aura achevé sa conquête. Alors, la terre sera trop petite
pour les curiosités humaines. Il est vrai qu'alors peut-être
les progrès de la locomotion aérienne et les procédés
scientifiques employés à l'exploration sous-marine offriront
de nouveaux problèmes à l'activité de l'homme.
Mais il n'en est pas moins vrai que l'invention des chemins de fer
marquera la date de la révolution la plus profonde qui se soit
accomplie dans les civilisations. Et l'on comprend, en y songeant,
le mot de cet historien qui disait :
« Si j'avais à faire une histoire universelle, je ferais
deux chapitres : le monde avant les chemins de fer ; le monde après
les chemins, de fer. »
Lecteurs qui partez en vacances et lisez ces lignes, douillettement
assis dans un confortable compartiment, voilà certes un joli
sujet pour vos méditations.
Ernest LAUT