ÉCHAPPÉ A UNE MORT HORRIBLE

Un facteur est assailli, dévalisé, ligoté et couché sur les rails avant le passage d'un train.
Le préposé au transport des sacs de dépêches de Villeneuve-lès-Avignon, à la gare le Pont-d'Avignon, faisait sa tournée ordinaire l'un de ces derniers soirs, lorsque deux individus se jetèrent sur lui, lui couvrirent la tête d'un tablier, le ligotèrent et, après l'avoir dépouillé de son sac de dépêches et d'une somme peu importante qu'il portait sur lui, le placèrent au travers de la voie ferrée et partirent. Un train allait passer. Après de violents efforts, le malheureux préposé, nommé Jean Rigaud, put se rouler hors de la voie et se débarrasser de ses liens. Il était temps : une minute plus tard le malheureux eût été écrasé

VARIÉTÉ

Les Glorieux Vaincus de Malplaquet

11 SEPTEMBRE 1709

Un monument commémoratif. - Villars et Boufflers. - 1709, misère en France. - Une armée sans pain. - Comment d'une glorieuse défaite naquit le relèvement national.
On inaugurera dimanche, sur le champ de bataille de Malplaquet, un monument commémoratif de la bataille du 11 septembre 1709, bataille de géants, victoire qui fut, pour l'ennemi, plus cruelle que bien des désastres, et défaite qui fut, pour nos armées, plus glorieuse que bien des victoires.
Le monument dû à l'habile ciseau du statuaire Corneille Theunissen, est bien celui qui convient, à une telle commémoration une pyramide où, parmi les plis des drapeaux et le décor des feuilles de chêne, se détachent les médaillons des deux héros de la journée : le maréchal de Villars, qui commandait en chef et fut blessé au cours de l'action, et le maréchal de Boufflers qui organisa la retraite.
N'est-il pas singulier que deux siècles se soient écoulés avant qu'on songeât à perpétuer le souvenir de ces grands faits militaires de la fin du règne de Louis XIV, et qu'en rendît enfin un hommage national à ces hommes de guerre qui furent parmi les plus grands de notre histoire ?
La mémoire de Boufflers fut célébrée l'an dernier, il est vrai, par un monument commémoratif de la fameuse défense de Lille en 1708, défense où le vieux maréchal s'illustra par sa vaillance autant que par ses talents, militaires. Mais Villars, Villars le plus grand et le plus heureux soldat de ce temps, n'a pas même un monument digne de lui, dans cette plaine de Denain où il sauva la. France.
Cependant, nous avons souvenance d'avoir vu au Salon, i1 y a quelques années, une superbe statue de Villars due au sculpteur Gauquié, un Villars équestre, entraînant ses soldats à la victoire. Cette Statue, nous
avait-on-dit. était destinée à la ville de Denain. Comment n'y est elle pas encore érigée ? Ce sera, dans trois ans, le deux centième anniversaire de la bataille où, comme l'a dit VoItaire en un médiocre distique:

....l'on vit dans Denain l'audacieux Villars
Disputer le tonnerre à l'aigle des Césars.

C'est l'occasion où jamais de mener à bien le projet et de dresser enfin la statue du vainqueur à l'endroit même où par lui la France fut sauvée.

***
Villars fut, en effet, l'une des figures les plus belles, les plus héroïques de notre histoire. C'est le type même de la race française.
Saint-Simon, lui-même, son ennemi juré, Saint-Simon qui essaya vainement de lui enlever, au profit de Montesquiou d'Artagnan, son lieutenant, le bénéfice du triomphe de Demain, n'ose point lui refuser « une valeur brillante, une grande activité, une audace sans pareille »... « Ses projets, dit-il, étaient hardis, vastes, presque toujours bons, et nul autre que lui n'était plus propre à l'exécution et aux divers maniements des troupes, de loin pour cacher son dessein et les faire arriver juste, de près pour se poster et attaquer... »
Jamais chef d'armées ne fut plus adoré de ses troupes. Ses allures familières et son courage indomptable lui avaient gagné le dévouement et l'admiration de ses soldats. A Friedlingen, voyant son infanterie plier, il s'était jeté au premier rang, un drapeau à la main, s'était battu comme le dernier de ses grenadiers, et les soldats, enthousiasmés, l'avaient, sur le champ de bataille, proclamé maréchal de France.
Un an plus tard, au siège du château de Hornbeck, comme une colonne d'assaut reculait, Villars se mit à sa tête : « J'espère , mes enfants, s'écria-t-il, que vous n'allez pas laisser un maréchal de France tout seul sur la brèche ! » Et, suivant son exemple héroïque. Ses troupes emportèrent la forteresse à la baïonnette. A Hochstoedt où il livra bataille malgré les hésitations de son allié l'Electeur de Bavière, il tua huit mille hommes aux Impériaux, leur prit toute leur artillerie et leurs bagages ; à Stolhoffen, il mit en déroute une armée de cinquante mille combattants et s'empara de cent soixante pièces de canon.
Quand sembla venir pour la France, écrasée par l'Europe coalisée, l'heure de l'agonie, c'est à Villars que Louis XIV confia sa suprême espérance.
Le rigoureux hiver de 1709 avait été suivi d'une horrible famine ; les laquais du roi mendiaient dans les rues de Versailles ; Mme de Maintenon mangeait du pain bis, les coffres étaient vides ; le roi et sa famille faisaient porter à la Monnaie leurs bijoux et leur vaisselle d'or et d' argent ; l'armée n'avait plus assez de solde, plus de vêtements, plus de chaussures, plus même de pain.
De tous côtés, la Francs était menacée. Lille tombait au pouvoir des ennemis ; Mariborough et le prince Eugène s'avançaient à la tête des forces réunies des Anglais et des Impériaux.
Louis XIV fit appeler Villars : « La confiance que j'ai en vous, Monsieur le Maréchal, lui dit-il, est bien marquée, puisque je vous remets le salut de l'État. »
Le ministre Desmarets ramassa, comme il put, 220 millions pour continuer la guerre. Villars partit commander l'armée de Flandre, composée presque entièrement de campagnards ; et, preuve de la haute estime où le tenaient ses pairs, le vieux maréchal de Boufflers. le glorieux défenseur de Lille, vint spontanément se ranger sous ses ordres.

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Boufflers est non moins digne que Villars de l'hommage de la postérité. Dès sa jeunesse, au combat de Woorden il avait, par son héroïsme, attiré l'attention de Turenne. C'était un opiniâtre, un merveilleux défenseur de villes. Avant de s'illustrer par sa résistance à Lille en 1708, il avait en 1694 défendu avec quelques régiments, Namur assiégé par Guillaume d'Orange à la tête d'une formidable armée. Forcé de se rendre après un siège de soixante-trois jours, Boufflers sortait de la ville avec les honneurs de la guerre, lorsqu'il se vit arrêter au mépris des clauses de la reddition.
Surpris, il demande la raison de cette perfidie. On lui répond qu'on agit ainsi par représailles de la garnison de Deynze et de Dixmude retenue prisonnière par les Français en dépit des traités.
- Si cela est, dit Boufflers, on doit arrêter ma garnison et non pas moi...
C'est vrai, Monsieur, lui répond le roi Guillaume, mais ceci vous prouve qu'on vous estime plus, vous, que dix mille hommes.
Cette opinion d'un des plus acharnés ennemis de la France n'en dit-elle pas plus long sur Bouffers que le récit de toutes les actions d'éclat accomplies par lui ?
En 1709, le Maréchal avait soixante-cinq ans. Il demeurait néanmoins plein de fougue et d'activité, le premier à cheval, tous les matins, avant ses aides de camp. Mme de Maintenon écrivait le 14 janvier de cette année-là « M. le Maréchal de Boufflers travaille quatorze heures par jour. Je crains qu'il n'y succombe. »
Revenu de Flandre à Paris lors de la grande disette, il fut des premiers à envoyer sa vaisselle à la Monnaie, et il partagea avec les pauvre de ses terres les quelques biens que la guerre lui avait laissés.
Quand le peuple de Paris, poussé par la m
isère s'ameuta, demandant du pain, Boufflers se porta dans les carrefours et harangua la foule ; et par sa popularité il arrêta les émeutes.
Je ne sais rien de plus noble et de plus simplement émouvant que la lettre par laquelle ce vieux maréchal de France, blanchi sous le harnois, se mettait à la disposition de Villars son cadet, cependant, en âge et en grade.
« Je puis vous assurer, lui écrivait-il, qu'aucun de vos aides de camp n'exécutera vos ordres avec plus d'empressement ni plus de plaisir que moi. »
Et il ajoutait :
« Vous savez, Monsieur, depuis longtemps. à quel point je vous honore. Je serai ravi d'avoir occasion de vous en donner les preuves les plus effectives et qui puissent vous convaincre que personne au monde n'est plus parfaitement ni avec plus d'amitié et d'attachement que moi., Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. »
A quoi Villars répondait :
« Ce sera toujours à moi, Monsieur, à recevoir vos ordres. Vous méritez bien mieux, par toutes sortes de raisons de les donner... »
Quels beaux caractères, vraiment français, que ceux de ces deux grands hommes de guerre faisant ainsi assaut de générosité et de courtoisie !...
Boufflers fut ainsi toute sa vie, modeste, loyal et généreux. Il se prodigua sans compter au service de l'État. Les succès des autres ne l'offensèrent jamais, et. chaque fois qu'il s'agit du bien de la patrie, il n'eut pas plus de peine à se soumettre qu'à commander.
Sa vie domestique fut aussi pure que sa vie publique. Chez lui, ni faste insolent, ni fêtes mondaines. Libéral, magnifique même pour l'honneur du roi et des emplois où il le représentait, Boufflers vivait d'ordinaire avec une noble et antique simplicité, au milieu de ses nombreux enfants qui l'aimaient et le respectaient.
« Sa fortune, dit un de ses biographes, resta médiocre, et il ne dut jamais rien à la licence de la guerre. Il aimait fort à faire valoir le mérite d'autrui inconnu.
» En campagne, il tâchait d'adoucir les maux de la guerre par ses libéralités. Les soldats avaient en lui un père. Après le combat, il visitait les ambulances, consolait les blessés et s'occupait des besoins du soldat avec une charité chevaleresque.

***
Tels étaient les deux hommes qui le jour de Malplaquet devaient sauver l'honneur du pays.
Mais l'hommage qui leur sera rendu dimanche ne va pas à leur seule mémoire ; il s'adresse à tous les combattants de cette journée héroïque, car jamais chefs d'arme ne furent mieux secondés par l'abnégation et la vaillance de leurs soldats.
Un grand souffle de patriotisme animait ces paysans et ces pauvres gentilshommes que la famine avait jetés sur la frontière du Nord. C'étaient là ces maigres troupiers que peignit Watteau : ces soldats qui s'en allaient vers les champs de bataille de Belgique, légèrement vêtus, lourdement chargés, ce furent les vrais ancêtres des volontaires de 92, des glorieux soldats de Sambre et Meuse.
Dans son beau travail sur Malplaquet, publié par la section historique de l'Etat-Major de l'armée, M. le capitaine Sautai a recueilli maints témoignages de l'esprit de sacrifice qui régnait parmi eux.
La solde n'était pas payée, les vivres manquaient à chaque instant ; suivant l'expression même de l'intendant de Flandre, M. de Bernières « on mourait effectivement de faim »... N'importe ! Les soldats soutenus, entraînés par la belle humeur de Villars, marchaient quand même et ne se plaignaient pas.
Au mois d'avril, le maréchal va inspecter la garnison de Saint-Venant, et, le lendemain, il écrit au ministre de la guerre « Tous les officiers de la garnison de Saint-Venant m'ont demandé en grâce de leur faire donner du pain, et cela avec modestie, disant : « Nous vous demandons du pain parce qu'il en faut pour vivre. Du reste, nous nous passerons d'habits et de chemises... »
Trois mois plus tard, Villars écrit encore au ministre pour demander des vivres, et sa lettre témoigne encore de l'admirable esprit des soldats :
« L'armée, dit-il, fut, la journée d'hier, entièrement sans pain, et la plupart des troupes n'en ont eu qu'à midi. Ils ne laissaient pas de travailler aux retranchements. J'admire en vérité, Monsieur, la vertu et la fermeté du soldat... »
Avec des troupes capables de supporter, sans se plaindre, non seulement la fatigue mais encore la faim pour l'amour du pays, des hommes comme Villars et Boufflers devaient faire des prodiges. Ils en firent.
Cette sanglante affaire de Malplaquet, où déjà se fit sentir l'élan des guerres de la Révolution, fut pour les Alliés une victoire à la Pyrrhus - ils y laissaient vingt-deux mille hommes, tandis que nous n'en perdions que huit mille.
« Vaincue, dit M. le capitaine Sautai, mais ayant peu souffert dans son organisation matérielle, tous les hommes conservant leurs armes, notre armée de Flandre sortait de combat avec le moral affermi et exalté : « Je puis assurer Votre Majesté, écrivait au roi le maréchal de Boufflers, le soir même de l'action, que jamais malheur
n'a été accompagné de plus de gloire, toutes les troupes de Votre Majesté s'y en étant acquis une des plus grandes par leur valeur distinguée par leur fermeté et par leur opiniâtreté, n'ayant enfin cédé qu'au nombre fort supérieur et y ayant toutes fait des merveilles ».
Officiers et soldats s'étaient retrempés au feu, et il n'est point d'acteur ou de témoin de cette journée qui ne célèbre le relèvement de notre armée, après une longue suite d'humiliations et de revers. « Je suis persuadé, mandait le comte de Broglie au ministre Voysin, le 13 septembre 1709, que, quoique nous ne soyons pas restés les maîtres du champ de bataille, qu'il vaut mieux avoir donné cette bataille que si on ne l'avait pas fait, d'autant qu'elle a marqué aux ennemis que nos troupes étaient pour le moins aussi bonnes que les leurs puisque, fort supérieures en nombre, ils n'ont jamais pu nous forcer, ni nous attaquer dans notre retraite. Aucunes troupes n'ont jeté leurs armes comme ils ont fait dans les affaires précédentes... »
Le marquis de Goësbriand écrivait aussi au duc du Maine : « Il est certain que cette, affaire a rehaussé le courage des soldats et ranimé, pour ainsi dire, l'armée..»
Enfin, l'intendant de Flandre, M. de Bernières portait le jugement suivant sur l'effet moral de la bataille. « Ce que je trouve heureux dans l'action du 11 de ce mois, c'est que, du moins, la nation, qui était presque déshonorée et perdue de réputation dans l'esprit des ennemis, qui croyaient qu'ils n'avaient qu'à se présenter pour nous intimider et nous battre, la nation, dis-je, leur a fait connaître que c'étaient les mêmes Français qui n'ont cédé un petit terrain qu'au très grand nombre.»
Mais en voilà assez, je crois, pour justifier l'opportunité de la commémoration qui se fera dimanche à Malplaquet -- commémoration à laquelle se joindront de coeur tous les Français qui gardent au fond de l'âme le culte de l'héroïsme et l'amour de la patrie.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 12 septembre 1909