LA CONQUÊTE DU POLE NORD
Le docteur Cook et le commandant Peary
s'en disputent la gloire
CooKistes et Pearystes bataillent
en ce moment pour leurs champions. A qui des deux Américains
appartiendra la gloire d'avoir découvert le pôle ? La lutte
d'arguments et d'opinions est chaude. C'est là ce que nous avons
voulu symboliser dans notre gravure. Et, pareils à ces braves
pingouins qui regardent placidement les deux explorateurs se disputer
l'honneur de planter le drapeau américain dans les glaces du
pôle, nous nous contenterons de marquer les coups et nous garderons
de prendre part au. conflit.
VARIÉTÉ
Comment aller au Pôle?
Cook et Peary. - Les routes du Pôle.
- Ceux qui les ont suivies. - Une naissance dans les glaces. - Au Pôle
en ballon : l'héroïque folie d'Andrée. -- Au Pôle
en
dirigeable : les tentatives de Wellman. - Au Pôle en automobile.
- Au Pôle en sous-marin. - Ira-t-on au Pôle en aéroplane
?
Que de monde au Pôle ! A peine le docteur
Cook a-t-il annoncé à l'univers étonné qu'il
a touché du pied l'extrémité septentrionale de
l'axe terrestre, que le commandant Peary affirme avoir accompli le même
exploit.
Ce Pôle, aux abords duquel se sont brisées, depuis des
siècles, tant d'énergies, où tant de hardis explorateurs
ont perdu la vie, aurait donc été conquis deux fois en
l'espace de quelques mois.
Mais a-t-il été conquis ?... Certains doutent. Et comment
les convaincre ?... Quelles preuves ?... Les explorateurs qui reviennent
de ce bout du monde ne peuvent pourtant pas fournir autre chose que
le récit de leurs efforts et le témoignage de quelques
Esquimaux. Il est vrai qu'ils pourront toujours répondre aux
incrédules : « Si vous ne voulez pas y croire, allez-y
voir. » Et je doute que, parmi les incrédules, il s'en
trouve beaucoup pour répondre à cette invite.
***
Comment va-t-on au Pôle Nord ?
Il y a trois grandes routes qui sont, si j'ose dire, classiques :
La première part de la terre François-Joseph, au Nord-Est
du Spitzberg. C'est celle que suivirent Nansen et aussi le duc des Abruzzes,
les deux explorateurs qui, avant le docteur Cook et le commandant Peary,
parvinrent le plus près du Pôle.
La seconde part de l'Ouest du Groënland et suit le détroit
de Smith. C'est par cette voie que passa le lieutenant de vaisseau français
Bellot dans sa campagne à la recherche de Franklin. C'est par
là aussi que le docteur Pavy voulut passer pour atteindre le
Pôle. On sait que tous deux perdirent la vie dans ces expéditions.
Cette route est apparemment la meilleure, car c'est de là que
le docteur Cook et le commandant Peary sont partis pour aboutir au triomphe
de leur entreprise.
La troisième route, enfin, est celle du détroit de Behring.
C'est celle qui tenta naguère Gustave Lambert, l'explorateur
français mort glorieusement à Buzenval ; c'est également
dans cette voie que s'engagea l'expédition de la Jeannette,
de tragique mémoire.
Depuis plus de trois siècles, c'est par ces trois routes que
l'activité humaine tenta de pénétrer les mystères
du Pôle. Dès le début du XVIIe siècle, les
Russes et les Anglais, Hudson,Fotherby,Tchiechakof tentaient de traverser
les mers polaires du Nord et de se frayer ainsi un passage vers la Chine.
Au siècle suivant des baleiniers hollandais exploraient le Spitzberg.
Avec le dix-neuvième siècle, commençaient les expéditions
raisonnées : et c'étaient successivement Scoresby, Buchan,
Clavering, Nordenskjold ( l'oncle de l'explorateur qui parcourut il
y a quelques années les régions antarctiques), Parry,
qui cherchaient la route du Pôle.
Après eux venaient Bessels, en 1869; Payer et Weyprecht, en 1871
; Tobiesen, en 1876 ; Bruyn, en 1879 ; Leigh Smith, en 1880; Jackson,
en 1894.- je ne cite que les principaux -enfin Fram, Nansen, le baron
de Toll, qui mourut de faim avec ses compagnons, au milieu des glaces,
puis le capitaine norvégien Amundsen ; l'Américain Ziegler,
dont l'expédition, recueillie heureusement par un navire de secours,
faillit avoir le même sort que celle du baron de Toll ; enfin
le duc des Abruzzes.
Nous arrivons à Peary et à Cook.
Celui-là n'est pas à sa première tentative. Depuis
1885 il navigue dans les mers du Pôle. Après une première
exploration faite avec l'aide de quelques Esquimaux dans les régions
polaires, il résolut d'organiser de grandes expéditions
munies de tous les progrès scientifiques, dans le but d'arriver
jusqu'au Pôle. En 1891 il partait sur le vapeur Kite,
emportant une maison démontable, des baleinières, des
traîneaux et tous les appareils d'observation scientifique les
plus perfectionnés.
Son rival d'aujourd'hui, le docteur Cook, faisait partie de l'expédition
en qualité de médecin, et le commandant Peary emmenait
également Mrs Peary, sa femme.
Force déboires attendaient l'explorateur américain dans
cette expédition. D'abord il eut la jambe cassée dans
un accident. Et vous pensez combien il est facile de soigner une fracture
par 40 degrés au-dessous de zéro. Peary, cependant, ne
se découragea pas. Boitant, marchant sur la glace à l'aide
deux béquilles, il se lança dans l'inconnu. Pendant l'hivernage,
qui fut très pénible, sa blessure lui causa d'atroces
souffrances. Pourtant, il poursuivit sa route, l'été revenu,
et parvint jusqu'au 82e parallèle.
Le manque de vivres le força à revenir en arrière.
Il rejoignit sa femme, qu'il avait laissée dans la baie de Mac-Cornick
et, en sa compagnie, il se lança dans de nouvelles explorations
vers le Nord. Au début de 1893, il rentrait en Amérique,
ayant fait une ample moisson de découvertes et d'observations
scientifiques.
Quelques mois plus tard, il repartait, toujours accompagné de
Mme Peary, vers les régions glacées du Pôle. Et
il se produisit, au cours de cette expédition, un fait unique
dans les annales de l'exploration polaire.
Mme Peary mit au monde une petite fille à bord du navire baleinier
Falcon alors arrêté dans les glaces.
Le commandant Peary avait, dans ses conférences en Amérique,
proclamé qu'il n'y avait point d'air plus salubre que l'air du
Pôle.
Et il semble qu'en effet l'enfant se trouva fort bien de naître
au milieu des banquises. Sa première toilette fut une peau d'ours
taillée en casaque avec un énorme capuchon. Un pantalon
en peau de phoque compléta l'équipement. La fille du commandant
Peary, dont la santé ne souffrit pas un instant de la température
polaire, est apparemment aujourd'hui, de toutes les jeunes Américaines,
celle qui peut se vanter d'avoir vu le jour le plus au Nord.
Elle a aujourd'hui seize ans accomplis, étant née le 12
septembre 1893 sur la côte Ouest du Groënland, par 77°
4' de latitude Nord.
En 1896, nouveau voyage de Peary. C'est alors qu'il dépassa le
84 degré, c'est-à-dire la plus haute latitude atteinte
jusqu'alors.
L'expédition dont il rentre aujourd'hui victorieux fut entreprise
en 1905. Il partit, à bord d'un bateau spécialement construit
sur ses plans, et qu'il baptisa le Roosevelt, et gagna l'extrême
Nord du Groënland. De là, il se lança à travers
les glaces du Pôle avec une escorte de vingt-cinq Esquimaux et
des traîneaux. Depuis quatre ans,il poursuivait son oeuvre héroïque.
La voici accomplie, et la première nouvelle qui parvient de lui
dans les pays civilisés, est la nouvelle de son succès.
Le docteur Cook, lui, n'avait pas organisé son expédition,
et lorsqu'on apprit qu'il avait atteint le pôle, la surprise fut
d'autant plus grande qu'on ignorait tout de sa tentative.
S'il faut l'en croire - et nous ne demandons pas mieux - il partit en
février 1908 du Groënland avec quelques Esquimaux et une
centaine de chiens, s'engagea sur les glaces polaires le 18 mars et
parvint au Pôle le 21 avril.
Puis il revint sur ses pas, hiverna de septembre 1908 à février
1909 au cap Sparbo et regagna le Groenland au mois de mai.
Et c'est une singulière coïncidence qui fait qu'en même
temps les deux explorateurs regagnent les pays civilisés et que,
simultanément, du Danemark et de TerreNeuve, nous arrive la nouvelle
de la double conquête du Pôle Nord.
***
Si Cook et Peary ont vraiment atteint le Pôle chacun de leur côté,
c'est par le moyen classique qu'ils y sont parvenus, c'est-à-dire
par l'emploi des chiens et des traîneaux. Ce moyen, c'est celui
que tous les explorateurs ont employé avant eux.
Mais ce n'est pas le seul qu'ait enfanté l'imagination des hardis
pionniers qui se lancèrent à la conquête de la chimère
populaire
Naguère un audacieux Suédois conçut l'étrange
projet d'aborder au Pôle en ballon. Il s'appellait Andrée
et le cruel mystère qui pèse sur le sort de son expédition
a assuré à son nom une douloureuse célébrité.
C'est le 11 juillet 1897 qu'Andrée et ses deux compagnons, Fraenkel
et Strindberg, partirent de l'île des Danois, au Spitzberg, à
bord du ballon l'Aigle.
Poussés par le vent du Sud, ils espéraient en filant à
raison de 44 kilomètres à l'heure, arriver en vingt-cinq
heures au pôle, situé à un peu plus de onze cents
kilomètres de l'île des Danois.
Anxieusement, on attendait de leurs nouvelles par les pigeons voyageurs
qu'ils avaient emportées dans leur nacelle. Quatre jours se passèrent.
Rien ne vint. Enfin, le cinquième, jour, les matelots d'un navire
suédois qui pêchait le phoque sur les côtes du Spitzberg,
virent un pigeon se poser sur les vergues. L'oiseau fut abattu et l'on
trouva sous ses ailes une dépêche d'Andrée, datée
du 13 juillet, annonçant que le ballon faisait route, non pas
vers le Nord, mais vers l'Est.
Ce fut la seule nouvelle authentique que le monde civilisé reçut
des explorateurs. Dès lors, on n'entendit plus parler des trois
voyageurs de l'air. On raconta force histoires sur leur fin tragique.
Pareil au vaisseau-fantôme de la légende on avait vu leur
ballon partout à la fois, au-dessus des côtes de Sibérie,
au-dessus de l'État d'Iowa aux États-Unis, au Cap Nord,
au GroënLand.
Des pêcheurs norvégiens assurèrent qu'ils avaient
rencontré l'aérostat désemparé dans la mer,
au large de la terre du Roi-Charles. Une dépêche de l'Alaska
annonça un jour qu'Andrée et ses compagnons venaient d'y
atterrir. On raconta aussi que le ballon était allé tomber
dans une forêt sibérienne près de Krasnoyarsk et
que des Toungouses l'y avaient vu. On prétendit encore qu'avant
abordé sur la glace sur la côte du Groënland, Andrée
et ses compagnons avaient été assassinés par des
Esquimaux effrayés à la vue de l'aérostat.
Tout cela n'était que racontars dénués de fondement.
Des expéditions furent envoyées à la recherche
des aéronautes. On explora le Spitzberg, la côte sibérienne,
la terre de François-Joseph, le Groënland ; nulle part on
ne découvrit la moindre trace de l'Aigle et des malheureux
qui le montaient.
Quand on eut épuisé toutes les recherches et perdu toute
espérance, on ouvrit le testament d'Andrée. C'était
au mois de janvier 1901, c'est-à-dire trois ans et demi après
le départ de l'explorateur pour l'inconnu. Et tout de suite on
constata que le malheureux n'avait, en partant, aucune illusion sur
le sort qui lui était réservé. On y lut, en effet,
ceci :
« Le testament que j'écris aujourd'hui est probablement
mon dernier écrit, par conséquent valable. J'écris
le soir qui précède le jour de mon départ pour
un voyage qui sera entouré de dangers que la science actuelle
ne permet pas de mesurer. J'ai le pressentiment que ce terrible
voyage signifie pour moi l'entrée dans la mort. »
***
La tentative d'Andrée ne fut pas renouvelée, mais où
le ballon libre n'avait pas réussi, un Américain, M. Walter
Wellman, pensa que le dirigeable pourrait triompher. Et, depuis trois
ans, M. Wellmann se prépare à cette expérience
hardie.
Son dirigeable, aussi perfectionné qu'il est possible dans l'état
présent de la science aéronautique, a été
construit en France est transporté au Havre de la Virgo, dans
cette même île des Danois située sur la côte
occidentale du Spitzberg, d'où partit le ballon d'Andrée.
Le dirigeable de M. Wellmann doit emporter un bateau pour le cas où
se produirait une chute dans la mer ; il doit emporter également
quatre traîneaux automobiles, pour gagner le pôle sur la
glace s'il est nécessaire. Son guide-rope, de 350 mètres
de longueur, ne pèse pas moins de 300 kilos, Enfin, le poids
total du ballon avec sa nacelle, son moteur, son gréement et
ses divers accessoires atteint 2,800 kilos. Il a 50 mètres de
Long sur 16 mètres de diamètre et cube 6,300 mètres
cubes. Ajoutons qu'il est construit pour pouvoir rester quinze jours
en l'air.
Ce puissant engin n'a pas encore donné la mesure de ses forces.
Les quelques essais faits par M. Wellmann n'ont pas abouti. Récemment
encore, le dirigeable subit d'assez graves avaries au cours d'une expérience.
Il fallut le renvoyer à Paris pour les réparations nécessaires.
Ce n'est pas encore cette année que le pôle Nord sera conquis
par la voie de l'air.
Mais savez-vous qu'il se trouva naguère, voici quelque vingt
ans, un savant pour songer à atteindre l'axe terrestre en chemin
de fer ?... Eh oui, tout simplement dans un train tiré par une
bonne locomotive. Se savant était si j'ai bonne souvenance, un
mathématicien athénien. Il avait inventé une locomotive
dont les roues portaient une sorte de rail en ruban disposé de
manière à se gripper sur la glace. Ce rail formait comme
une chaîne sans fin que les roues entraînaient avec elles.
L'inventeur était sûr, par ce moyen, d'atteindre de pôle,
non pas le pôle Nord, où la hauteur des banquises eut arrêté
son train au pied des murailles de glace, mais pôle Sud, où,
paraît il, le désert glacé se présente surtout
en immenses surfaces planes. Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'expérience
ne fut jamais tentée.
Mais, depuis lors, un explorateur, membre de l'expédition antarctique
belge, M. Arctowski, pensa à profiter de cette particularité
du pôle Sud pour l'atteindre non plus en chemin de fer, mais en
automobile. Le point de départ devait être le pied du fameux
mont Érebus. Il y avait treize cents kilomètres à
parcourir. Trois autos devaient se mettre en route sur la glace au mois
d'août 1907... Mais la tentative attend encore d'être réalisée.
Enfin, un spécialiste de la navigation sous-marine, M. Pesce,
dont les travaux font autorité en la matière, exprima
il y a trois ou quatre ans, l'idée qu'on pourrait
peut-être atteindre le pôle en sous-marin. On croyait jusqu'alors
qu'au-delà des glaces se trouvait une mer libre entourant l'axe
du monde. Au lieu de franchir la banquise, on passerait dessous et l'on
déboucherait dans la mer libre.
Malheureusement, le sous-marin n'avait pas atteint alors et ne paraît
pas avoir atteint depuis, de degré de perfection nécessaire
pour permettre une telle tentative. Et puis, à présent
qu'on sait par Cool et Peary que la glace s'étend même
au pôle et qu'il n'y a pas de mer libre, c'est une expérience
à laquelle il ne faut plus songer.
Vous voyez que pour atteindre l'un des deux points de l'axe terrestre
l'ingéniosité humaine a pensé à mettre à
contribution tous les moyens de locomotion connus. Un seul jusqu'ici
n'a pas été employé : c'est l'aviation. Il est
vrai qu'il est si nouveau , Mais je gagerais que des esprits aventureux
y songent déjà...
A quand la conquête du pôle en aéroplane
Ernest LAUT.
Le
Petit Journal illustré du 19 Septembre 1909