UN SOLDAT HÉROÏQUE


Au cours d'un incendie, le soldat Charles Schumacker, du 118e d'infanterie, se jette au milieu du brasier et arrache deux enfants à la mort

L'atelier d'ébénisterie de M. Crachmann, passage Saint-Bernard, était en flammes.
C'était la nuit. Tout reposait dans la populeuse cité, et le feu avait gagné le premier étage de l'immeuble où dormait paisiblement la famille de M. Crachmann.
Un soldat, M. Charles Schumacker, du 118e régiment d'infanterie, actuellement en congé de convalescence à Paris, s'apprêtait, à ce moment, à regagner le domicile de ses parents, dans l'immeuble même où l'incendie venait de se déclarer.
En un clin d'oeil, le militaire donna l'alarme en jetant une pierre dans la fenêtre de la chambre à coucher de M. Crachmann.
Celui-ci, affolé devant la situation critique dans laquelle il se trouvait, pensa tout d'abord à sauver sa femme pendant que, dans le passage, les habitants, subitement éveillés, se préoccupaient d'organiser les secours. Mais il restait deux petits enfants dans le logis incendié.
On vit alors M. Charles Schumacker grimper vivement les échelons d'une échelle dressée contre l'atelier et, au milieu de l'épaisse fumée et des flammes qui crépitaient, pénétrer en pleine fournaise, pour arracher les enfants de l'ébéniste à une mort certaine.
Le public qui assistait avec stupeur à ce courageux acte de sauvetage fit une ovation spontanée au petit fantassin que les parents, fous de joie, embrassèrent avec une reconnaissante effusion.

VARIÉTÉ

Poètes ouvriers

Le centenaire de Vestrepain. - Poète et cordonnier. - Alexandre Dumas chez Reboul. - Georges Sand et le poète des maçons.- Mousseron le poète-mineur. - Les bardes du travail.

Toulouse, l'autre jour a fêté le centenaire de Vestrepain.
Vestrepain ? Si vous étiez de Toulouse ou seulement du Languedoc, vous seriez inexcusable de ne pas connaître ce nom. Mais comme tout le monde n'a pas le bonheur d'être de Toulouse ou même du pays de « gay sçavoir » dont cette ville fortunée est la capitale, disons, pour ceux qui n'en sont pas, ce que c'était que Vestrepain.
Vestrepain était un savetier:.. Mon Dieu, oui, un modeste savetier...
Et Toulouse fête le centenaire d'un savetier ? Parfaitement !... Mais attendez donc... C'est que Vestrepain n'était pas un savetier ordinaire... Il était savetier et poète par surcroît. Et c'était un fort aimable poète qui rima force jolies chansons dans le pittoresque langage de sa province.
Quand je dis que Vestrepain était savetier, ce n'est pas tout à fait exact : la vérité c'est que, simple ouvrier dans sa jeunesse, il devint maître-bottier ayant boutique bien achalandée, 66, rue de la Pomme à Toulouse, et que, s'il illustra sa ville par son talent de poète, il ne l'honora pas moins par son habileté d'ouvrier.
Or, chacun sait que Toulouse fut de tout temps la ville des bons cordonniers autant que des bons poètes. Dans son métier comme dans son art Vestrepain avait de qui tenir.
Donc, Louis Vestrepain naquit en 1809 dans la cité de Clémence Isaure: Tout jeune, dans son échoppe, tout en battant le cuir et en tirant l'alène, il s'essayait dans la gaie science. Il frondait en patois les moeurs locales et, comme le savetier de La Fontaine, il « chantait du matin jusqu'au soir ».
Avant la trentaine, sa petite gloire de poète languedocien était assurée ; les journaux avaient publié ses vers ; les sociétés littéraires du pays l'avaient couronné. Vestrepain, cependant ne se laissa pas éblouir par ces succès ; il se garda d'abandonner le tranchet pour la plume. Vestrepain fut un sage : il continua de travailler tout en continuant de chanter. Mais ce n'est qu'assez tard - il avait passé la cinquantaine - qu'il se décida à réunir en un volume ses petits poèmes. Ce livre a pour titre « Los Espigos de la Lengo Moundino » les Epis de la Langue Toulousaine. Ce sont des inspirations tour à tour satiriques ou émues, humoristiques ou tendres. Vestrepain s'y montre habile à manier ce langage sonore, pittoresque, harmonieux qu'illustrèrent jadis en leurs cançons ou leurs sirventes les gais troubadours de Gascogne. Il a hérité de ces ancêtres de la poésie toulousaine la verve, la gaîté franche, avec parfois une pointe de sentiment. C'est un joli poète, et. l'un des précurseurs de ce mouvement littéraire régionaliste qui n'a pas peu contribué à rendre quelque vie intellectuel de à nos provinces.
Voilà pourquoi Toulouse n'a point oublié Vestrepain. Elle lui a élevé une statue qui est une des plus jolies oeuvres d'Antonin Mercié, et, ces jours derniers, elle a célébré le centenaire de sa naissance. Vestrepain, cordonnier toulousain n'a point couru après la gloire: Il est demeuré modestement dans sa boutique ; et la renommée est venue à lui plus sûrement que s'il avait sacrifié pour la conquérir le calme de sa vie et les profits de son métier.
L'exemple est bon à rappeler.

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Cette fidélité que Toulouse vient de témoigner au souvenir de son poète-ouvrier est encore un exemple à proposer aux autres villes de France. La décentralisation en matière littéraire n'est qu'un vain mot. Que de talents demeurent ignorés dans le fond de nos provinces ! Que de modestes poètes ne sont pas même connus de ceux qui les entourent ! Si l'on cherchait bien, on découvrirait qu'il n'est pas un métier qui n'ait son poète. Et quel joli recueil on ferait avec les oeuvres de tous ces bardes du travail.
Parlez des poètes-ouvriers, on vous citera à grand'peine quelques noms, les plus illustres. On vous rappellera que Pierre Dupont et Hégésippe Moreau furent compositeurs typographes. On se souviendra peut-être aussi de Savinien Lapointe le poète-cordonnier parce que Bérenger a révélé jadis son nom à l'attention des lettrés. Enfin, quand on vous aura nommé maître Adam Bildaut, le menuisier de Nevers, Jasmin le perruquier d'Agen, Reboul, de boulanger de Nîmes que sa pièce fameuse : « l'Ange et l'Enfant » a sauvé de l'oubli, on croira vous les avoir nommés tous.
Et pourtant combien d'autres dont le talent mériterait d'être mis en lumière !
Même les plus plus fameux sont mal connues
Ce Reboul auquel une pièce unique en vers français a gardé quelque célébrité, n'était-il pas infiniment mieux inspiré quand il écrivait dans son idiome provincial ? Et ne serait-il pas tout à fait oublié si Alexandre Dumas ne s'était avisé de l'aller découvrir au cours d'un de ses voyages dans le Midi de la France ?...
Elle est charmante l'entrevue du géant de lettres et du petit boulanger poète nîmois.
« Il y avait à Nîmes, dit Dumas dans ses Impressions de voyage, une chose plus curieuse encore pour moi que ses monuments, c'était son poète...»
Et l'auteur d'Antony voulut voir le poète. Il s'en fut le trouver dans sa boulangerie : « C'était, dit-il, un homme de trente-trois à trente-cinq ans, d'une taille au-dessus de la moyenne, avec un teint d'un brun presque arabe, des cheveux noirs et luisants, des dents d'émail. Je m'aperçus qu'il avait des yeux magnifiques, faits pour exprimer l'amour et la colère... »
Reboul accueillit Dumas avec la franchise du travailleur.
- Voulez-vous me permettre, lui dit-il, d'agir librement avec vous ?
- Je vous en supplie, répondit Dumas.
- Vous venez voir le poète et non le boulanger, n'est-ce pas ? Or, je suis boulanger depuis cinq heures du matin jusqu'à quatre heures du soir ; de quatre heures du soir à minuit, je suis poète. Voulez-vous des vers ? Revenez à cinq heures, je vous en donnerai de mauvais.
Dumas revint à cinq heures et Reboul lui donna des vers. Il y en avait de bons, mais il y en avait aussi de mauvais ; et les meilleurs étaient ceux que le poète avait écrits dans son dialecte local et sous l'inspiration de son travail. Alphonse Daudet en fit plus tard la remarque. Parlant de Reboul, il disait : « Quelques pièces provençales, chaudes comme un vin de terroir, sentant l'anis et la férigoule, nous montrent le poète qu'aurait dû être ce boulanger, s'il avait voulu parler sa langue, la langue de son travail, de ses plaisirs, de ses passions, la langue dans laquelle il avait dit à sa femme « je t'aime » et « adieu » à tous les siens au moment du mauvais passage. »

***
Au square d'Anvers, à Paris, il y a la statue d'un poète qui eut des éclairs de génie et oui fut un ouvrier avant d'être un poète. C'est la statue de Sedaine. Regardez-la au passage. Le poète est revêtu du costume des tailleurs de pierre. Avant de ciseler des rimes, il tailla des blocs de grès. Et il s'en souvint lorsqu'il écrivit plus tard :

J'allais, les reins ployés, ébaucher une pierre.
La tailler, l'aplanir, la retourner d'équerre.
Souvent le froid m'ôter l'usage de la voix,
Et mon ciseau glacé s'échappait de mes doigts.
Le soleil dans l'été frappant sur les murailles .
Par un double foyer me brûlait les entrailles.

Jusqu'à trente-cinq ans, le futur auteur du Philosophe sans le savoir peina aussi pour gagner sa vie.
Le poète des maçons, lui, n'a pas de statue, mais son nom survit cependant, grâce à une amitié illustre, celle de George Sand.
Charles Poney, maçon de son métier, célébrait en strophes lyriques, vers 1848, les nobles aspirations de l'idéal républicain et de la solidarité ouvrière. George Sand se prit de sympathie pour l'homme et pour ses oeuvres. Poney était une bonne vieille barbe sentimentale à la mode de ce temps. Il avait une brave et digne femme qu'il adorait et à laquelle il adressait ces vers :

Le jour je suis maçon, le soir je suis poète ;
Mes jours sont au travail et mes soirs sont à vous.
Ouvrier, tout le jour ma pensée est muette ;
Poète, tout le soir je chante à vos genoux.

Poncy fut le vrai poète des travailleurs. Dans un recueil intitulé le Chantier, il célébra tous les corps d'état. C'est lui qui faisait dire au forgeron :

Que ta voix de fer, mon marteau, résonne,
Pour glorifier le travail et Dieu.

Poney, avec de pareilles invocations, serait aujourd'hui, je crois, assez mal vu de la C. G. T.
George Sand l'estimait fort. C'était l'époque où elle venait de publier le Compagnon du Tour de France et de Meunier d'Angibault. Toute imprégnée de socialisme sentimental, elle devait se sentir attirée vers cet ouvrier qui mettait en rimes ses impressions de travailleur et ses rêveries humanitaires. Elle le guida et le conseilla. Dans une curieuse lettre qu'on publiait d'elle il n'y a pas longtemps, on trouve quelques conseils qu'elle donnait à Poney. Elle lui recommande de rester modeste : « Mon enfant, lui écrit-elle, vous pouvez être le plus grand poète de la France un jour si la vanité qui tue tous nos poètes bourgeois n'approche pas de votre coeur... » Et elle lui conseille d'éviter le style outré, les métaphores, les comparaisons grandiloquentes.
« Il ne faut point, lui dit-elle, comparer les grandes choses aux petites. » Et, prenant un exemple typique pour mieux mettre en garde Poney contre les abus du verbe, elle se paie un éreintement de Victor Hugo .
« C'est, ajoute-t-elle, le défaut capital de ce sublime et absurde Victor Hugo, composé de magnifique et de mesquin, de grandiose et de ridicule, homme de génie que la louange a perdu et qui s'en va droit il à l'hôpital de fous, monté sur un Pégase débridé qui a qui a pris le vertigo. »
Poney retint le conseil : il demeura modeste, se garda d'imiter Victor Hugo... Et pourtant il ne devint pas le premier poète de la France.

***
Tous les métiers même les plus rudes ont ou eurent leur poète. Je ne vous apprendrai pas le nom de Jules Mousseron, le poète des mineurs qui trouva dans le dur labeur de la mine et dans la vie monotone des « corons » des inspirations émues ou joyeuses. A Mousseron, point ne serait besoin de donner les conseils de modestie que George Sand prodiguait à Poney. Malgré la notoriété que lui ont valu ses poèmes, Mousseron est resté ouvrier. Chaque jour il descend au fond du puits pour gagner le pain des siens. Et c'est ce que notait naguère Auguste Dorchain dans la préface d'un livre du poète-mineur.
« Ce que veut Mousseron, disait-il, ce n'est pas étendre au loin sa renommée, c'est faire participer ses frères les plus proches aux douceurs qu'il a su découvrir lui-même dans le coin de France où ils vivent et dans le travail dont ils vivent ; c'est les conduire par la magie du rythme sur la voie de cette humanité supérieure où tous sont appelés, si tous ne sont pas élus, et à laquelle on n'accède point par les vanités du monde, mais par la noblesse de l'esprit et par la simplicité du coeur. »
Tel est l'idéal de maints poètes ouvriers qui ne chantent que pour leurs frères en travail. Mais comment les citer tous ?...
Voici Eugène Granger, le poète déménageur, qui se présente ainsi :

Pour un maigre salaire, une modique somme,
Déménageur râblé, courageux, mais altier,
Je m'achemine ainsi qu'une bête de somme
Sous le fouet du charretier...

Voici Pierre Frobert, le poète mécanicien, auteur d'un livre charmant qui s'appelle les Feux Follets ; voici Magu, le poète-tisserand ; Poney, le poète-chiffonnier ; Jules Heurtel, de Dinan, le poète-relieur. Voici Adolphe Vard qui, pendant trente ans, fut graisseur de wagons, et qui, entre autres jolis vers, trouva, pour glorifier le travail manuel, ce distique charmant :

L'artisan vaut mieux crue l'artiste,
La rose ne vaut pas l'épi.

Voici le poète-meunier, Léon Boureau, qu'un de nos confrères découvrait d'autre jour, et qui, bien qu'aspirant aux succès poétiques, sait demeurer fidèle

Au gracieux moulin rustique
Conservé comme une relique
Et qui se mire dans les eaux.

Voici Sylvain Bargues, le poète-facteur qui dit en strophes sonores combien est pénible le travail du facteur rural :

D'un pas rythmique il chemine
Vers la ferme, vers l'usine,
Par le vallon, la colline,
Distribuant son trésor.
Sur la route monotone,
Son bâton noueux résonne.
Partout déjà midi sonne
Qu'il marche toujours, encor.

Voici même le poète-trimardeur, le chantre de la vie libre, Pierre-Emile Jouin, qui se dépeint ainsi

Par les soleils brûlants, par les mornes saisons,
Je suis l'errant qui va sans but et sans patrie,
Traînant sans fin le poids de son âme flétrie ...

Celui-ci est un taciturne, un pessimiste parce que c'est un désoeuvré. Mais ce n'est point là en général l'esprit qui anime la poésie des travailleurs : de la mélancolie parfois, mais plus souvent de la bonne humeur, de la résignation, un sentiment de fierté pour le métier, un brin d'orgueil corporatif, voilà ce qu'on trouve dans l'oeuvre des ouvriers poètes.
Je ne vous en ai cité que quelques-un, mais songez à tous ceux dont le nom est oublié. Dans la seule profession de la cordonnerie, combien sont-ils ? Je n'ai nommé ici que Savinien Lapointe et Vestrepain, mais il faudrait citer encore le père Martin, le vieux chansonnier du compagnonnage, Alfred Fardin, dit « le Bien Aime du Tour de France », établi naguère savetier dans le quartier de la Goutte-d'Or, e. Jean-Marie Rollin, le cordonnier-poète de Billancourt ; et ce pauvre Jacques Le Lorrain, que tout le quartier latin a connu et qui mourut il y a quelques années alors qu'un théâtre parisien donnait de lui avec succès un Don Quichotte en cinq actes et en, en vers.
Et dans presque toutes les professions manuelles on trouverait ainsi des talents inconnus, méconnus ou oubliés.
Qui donc fera l'anthologie des poètes du travail ?
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 26 Septembre 1909