LES DÉBUTS D'UN PROCÈS
SENSATIONNEL

Mme Steinheil entrant dans le box des
prévenus
Après une année de prévention,
Mme Steinheil paraît enfin devant ses juges.
Que va-t-il sortir de ce procès ? Saura-ton jamais la vérité
complète sur le crime de l'impasse Ronsin ? Ou bien le mystère
continuera-t-il à planer sur cette affaire sensationnelle ? Nous
n'avons plus que quelques jours d'attente, quelques jours de fièvre
pour l'opinion publique. Après quoi nous serons fixés...
Attendons.
VARIÉTÉ
Procès de Femmes
UNE AFFAIRE STEINHEIL
AU XVIle SIÈCLE
Nicole Cartier, la jolie messine. -
Le conseiller Tiquet. - Il faut des époux assortis. - Un guet-apens.
- La condamnation de Nicole. - A la torture. -
A l'échafaud.
Un procès qui restera célèbre
entre les causes célèbres et qui, depuis de longs mois
n'a cessé de passionner les esprits, voit cette semaine le grand
jour des assises. La lumière se fera-telle au cours des audiences
sur ce drame mystérieux ?... Ou bien le doute continuera-t-il,
après le verdict, à planer sur l'opinion ? Est-ce une
nouvelle affaire Lafarge qui se prépare, et qui, même jugée
par les magistrats, demeurera en instance devant le sentiment public,
et continuera à exciter les curiosités et à soulever
le doute dans les consciences ?...
C'est le propre de ces procès de femmes de captiver l'intérêt
général. On en pourrait citer bon nombre qui, dans les
temps passés, passionnèrent nos pères autant que
l'affaire Steinheil nous passionne aujourd'hui... Vous plaît-il
que, dans ce nombre, nous choisissions, pour le résumer ici,
celui qui présente le plus de similitude avec l'affaire que la
cour d'assises de la Seine juge en ce moment ?
C'est un procès du XVIIe siècle. Il émut Paris,
voici deux cent vingt ans, aussi profondément que le crime de
l'impasse Ronsin l'émeut aujourd'hui. L'accusée de 1689,
comme celle de 1909, était belle, élégante ; son
salon était fréquenté par les plus brillantes compagnies
; elle était, en outre, coquette et, comme l'inculpée
d'aujourd'hui, se plaisait au milieu d'une véritable cour d'admirateurs.
Nicole-Angélique Cartier était la fille d'un libraire
de Metz. Orpheline à dix-sept ans, en possession d'un avoir qui
se montait à un demi-million environ, ce qui, pour l'époque
était une grosse fortune, elle était la perle de la cité
lorraine. Tous les jeunes gens de la ville brûlaient d'amour pour
elle. Mais elle les écoutait tous d'une oreille indifférente.
Il lui suffisait de se sentir adorée ; l'orgueil d'être
belle et adulée emplissait seul son coeur. Nicole n'aimait pas
et ne voulait pas aimer.
Elle était heureuse. Une tante jeune encore avec laquelle elle
vivait, et qui lui servait de chaperon, la menait de fêtes en
fêtes, étant elle-même passionnée de plaisirs.
Et les jours passaient sans que la belle Nicole eut encore songé
au mariage.
Mais voici qu'un beau jour apparut parmi les adorateurs de la belle
un personnage nouveau. Ce n'était plus un jeune homme : il avait
franchi le cap de la quarantaine ; il n'était ni sémillant
ni beau, et il ignorait l'art de parler aux petits cœurs féminins
; mais c'était, un homme d'importance, conseiller au Parlement
de Paris, et qui passait pour posséder une belle fortune et certain
crédit à la Cour.
M. Tiquet - tel était son nom tomba amoureux de Nicole dès
qu'il l'eût vue. Seulement, il se garda de le lui dire tout de
go. Dans sa finesse de magistrat, M. Tiquet pensait que l'amour pour
réussir peut quelquefois user de diplomatie. Il employa le moyen
que préconise en ces termes une chanson que nous avons tous entendue
:
Pour avoir la fille,
Quand elle est gentille,
C'est à la maman
Que l'on doit fair' le boniment.
M. Tiquet se résolut à «
faire le boniment » à la tante qui, en l'espèce,
tenait 1e rôle de la maman. Il lui fit force compliments et force
cadeaux, si bien que la bonne dame, séduite par tant de générosité,
se fit auprès de sa nièce l'avocat bénévole
de M. Tiquet.
Nicole avait alors vingt-trois ans. La tante lui fit observer qu'il
était temps de prendre un parti et qu'elle n'en trouverait pas
de meilleur que celui qui se présentait. La différence
d'âge était sans doute considérable, mais ce n'était
pas un obstacle et, d'ailleurs, n'était-ce point compensé,
et au delà, par la fortune et la haute position du prétendant
? Au surplus, ne valait-il pas mieux prendre en mariage un homme de
sens rassis que quelque godelureau écervelé ?... Bref,
la digne tante exposa à sa nièce, en faveur de M. Tiquet,
toutes les bonnes raisons que les parents ont accoutumé de donner
à leurs filles quand ils ont résolu de leur faire épouser
un barbon.
Je vous ai dit que Nicole avait un petit coeur indifférent que
l'amour n'avait point fait palpiter jusqu'alors. Mari pour mari, s'il
en fallait prendre un, pourquoi pas M. Tiquet plutôt qu'un autre
?... Le prétendant avait de la fortune ; il faisait figure dans
le beau monde. Et puis, ce qui miroitait surtout à l'imagination
de la petite coquette provinciale, c'était l'idée d'habiter
Paris... Paris où sa beauté ferait merveille et lui vaudrait
à coup sûr les hommages de la Cour et de la ville.
Voilà comment Nicole-Angélique Carier devint la femme
de M. le conseiller Tiquet.
***
Tout alla bien au début du mariage. Les espérances de
la jolie conseillère se réalisèrent et au delà.
Tous les galants, tous les beaux esprits de Paris et de Versailles furent
à ses pieds. Elle fut bientôt célèbre entre
les plus jolies femmes de la capitale.
Elle était alors dans tout l'épanouissement de ses charmes.
Un avocat parisien qui la connut à cette époque parle
d'elle dans les termes enthousiastes que voici
« Sa beauté achevée est relevée d'un air
grand et d'un port de déesse ; sa taille est fort au-dessus de
la médiocre ; son sourire enchante ; tout en elle émeut
et subjugue. Si l'empire des coeurs est destiné aux agréments
du sexe, il semble être particulièrement réservé
à celles qui ont un air imposant et une noble prestance. Les
belles femmes qui n'ont pas ces avantages peuvent par degrés
gagner les coeurs, mais celles-là les enlèvent d'abord.
On peut dire que la beauté ne mérite jamais mieux le titre
de reine que lorsqu'elle est rehaussée par cet air majestueux.
Alors, il est vrai de dire qu'elle est née pour commander, et
que telle a été l'intention de la nature... »
On conçoit, en disant ces lignes, que Mme Tiquet ait eu tant
d'admirateurs et que son procès ait alors passionné l'opinion
plus vivement peut-être que ne la passionna naguère l'affaire
de Mme Lafarge et que ne la passionne aujourd hui celle de Mme Steinheil.
Les ménage du conseille parut d'abord d'abord très uni
et très heureux. On menait vie de princes. Ce n'étaient
que réceptions et fêtes. Mais un jour vint où la
discorde apparut, et ce fut le jour où l'argent commença
de faire défaut et où la preuve se fit que Tiquet avait
trompé sa femme sur sa situation de fortune. Le conseiller n'était
pas riche en effet ; il avait, à la vérité, plus
de dettes que de revenu, et c'était pour réparer sa fortune
qu'il avait brigué la main de Nicole.
Or, comme on dépensait sans compter, le ménage eût
tôt fait d'épuiser ses maigres ressources. Tiquet prétendit
alors prendre l'avoir de sa femme. Nicole s'y opposa par une bonne séparation
de biens. Alors ce fut la brouille. La conseillère n'avait jamais
aimé le conseiller. Elle se prit à le hair, et les deux
époux vécurent désormais dans le même logis
sans se voir et sans se parler.
C'est à ce moment qu'apparut le consolateur. Il avait fort bonne
mine. C'était un beau gentilhomme, capitaine aux gardes, qui
s'appelait le comte de Mongeorge. Nicole, qui, jusqu'alors, s'était
contentée de se laisser aimer, aima cette fois. Elle aima avec
toute la force de ses regrets pour le passé, avec toute la fougue
de sa haine pour l'époux qui l'empêchait d'être complètement
heureuse. Elle aima imprudemment, car, à plusieurs reprises -
et c'est là-dessus que l'accusation devait plus tard fonder ses
arguments - elle souhaita en termes clairs l'événement
qui lui permettrait de devenir la femme de celui qu'elle aimait.
Tiquet, cependant, avait, de son côté, cherché une
autre âme soeur, et l'avait trouvée dans la personne d'une
voisine, Mme de Villemer. Cependant, jaloux de son bon renom, et peut-être
encore épris de Nicole, il s'efforçait d'éloigner
de celle-ci les assiduités du galant Mongeorge. Et pour empêcher
les amoureux de se voir, chaque fois qu'il sortait pour se rendre chez
sa voisine, il prenait soin de fermer toutes les portes du logis et
d'emporter les clefs.
Mais vous savez la chanson :
Les verrous ni les grilles
N'arrêtent pas l'amour.
Le portier de l'hôtel, gagné par
Mongeorge, faisait la courte échelle au galant qui, tel Roméo,
passait par la fenêtre. Cependant, ces procédés
dignes à la fois d'Othello et de Bartholo, avaient mis le comble
à la colère de Nicole. La belle conseillère, jadis
reine des salons, aujourd'hui tristement recluse au logis, ne rêvait
plus que représailles contre l'odieux époux.
Ces idées de vengeance finirent-elles par enfanter un projet
criminel ?... Toujours est-il qu'une nuit le conseiller, sortant du
logis de sa voisine, reçut une belle arquebussade qui vous l'étendit
tout pantelant sur le pavé.
Le lendemain, chez Mme de Villemer, où on l'avait transporté
sur sa demande, le commissaire du quartier étant venu l'interroger
et lui ayant posé cette demande :
- Qui soupçonnez-vous ?
Tiquet répondit sans un instant d'hésitation
- Ma femme !
***
L'instruction de l'affaire commença. D'abord on ne trouva rien
; et l'affaire allait être classée lorsqu'un individu sans
profession bien définie, une espèce de traîneur
de pavé, nommé Catelain, dont le métier consistait
à servir de temps en temps des étrangers de passage à
Paris, vint spontanément raconter à la justice que deux
ans auparavant, Mme Tiquet l'avait fait venir chez le sieur Jacques
Mourra, portier de son hôtel, et lui avait donné de l'argent
pour qu'il assassinât son mari.
A cette époque, en effet, M. Tiquet avait été attaqué
une première fois dans la rue, mais l'arrivée opportune
du guet avait fait fuir les assaillants, et le conseiller s'était
tiré sain et sauf du guet-apens.
L'instruction s'empressa de faire état de la dénonciation,
d'autant que des témoins en augmentèrent la vraisemblance
en venant rapporter les propos par lesquels Mme Tiquet avait exprimé
naguère ces désirs de liberté. Le portier Mourra
fut arrêté, ainsi qu'une douzaine d'autres personnes désignées
par Catelain et l'ordre fut donné également au lieutenant
criminel de s'assurer de la personne de Mme Tiquet.
Ce magistrat eut à remplir dans l'occurrence un bien fâcheux
devoir. Il avait été l'un des familiers du salon de la
belle conseillère, l'un de ses admirateurs, voire même
l'un de ses adorateurs. Mais il avait vu ses hommages repoussés.
Quand il se présenta chez elle pour l'arrêter, Nicole l'accueillit
par un sarcasme :
- Je vous ai vu naguère devant moi en une autre posture, lui
dit-elle.
Et, montrant l'escorte d'archers qui l'accompagnait.
- A quoi bon toute cette force, ajouta-t-elle. Je n'ai point l'intention
cette fois de vous résister, monsieur.
L'affaire fut vigoureusement menée. On n'imposait pas alors aux
accusés toute une année de prison préventive. Sur
la seule accusation de Catelain Mme Tiquet et son portier mourra furent
inculpés « pour avoir de complot ensemble médité
et concerté de faire mourir le sieur Tiquet » et pour avoir
donné à cet effet de l'argent au-dit Catelain.
Chose inouïe, le dénonciateur ne fut pas inquiété.
Quant aux autres personnes impliquées dans le procès,
elles furent, après les débats, mises hors de cause. Le
3 juin 1689, Nicole Carlier et Mourra furent condamnés, la première
à avoir la tête tranchée, le second à être
pendu en place de Grève.
Tous deux avaient constamment protesté de leur innocence. Il
fallait pourtant obtenir des aveux. Les deux condamnés furent
soumis à la question. Mme Tiquet souffrit la torture de l'eau.
Comme le bourreau s'apprêtait à verser la seconde cruche
dans l'immense entonnoir qu'on lui plaçait dans la bouche, la
souffrance eut raison d'elle.
- J'avoue, s'écria-t-elle, j'avoue tout ce que vous voudrez.
On voulut alors lui faire dire que le comte de Mongeorge avait été
son complice. Mais son amour se révolta.
- Torturez-moi, dit-elle, tuez-moi, mais je ne vous dirai pas cela,
c'est faux...
Mourra avoua également après avoir subi l'horrible question
des brodequins.
Cependant Mongeorge, pendant ce temps, remuait ciel et terre pour obtenir
la grâce de la malheureuse. Peut-être y serait-il parvenu
si l'autorité ecclésiastique ne s'était prononcée
en faveur de l'accomplissement de la peine Mgr de Noailles, archevêque
de Paris, déclara, en effet, que depuis quelque temps, trop de
femmes s'accusaient en confession d'avoir attenté à la
vie de leurs maris.
- Il faut un exemple, déclara-t-il, pour assurer la sécurité
des époux.
Et le roi, convaincu par cet argument, refusa la grâce demandée.
Les deux condamnés furent menés en Grève le même
jour. Tout Paris s'y était donné rendez-vous pour voir
mourir Mme Tiquet. Il y eut une telle presse, de si fortes bousculades,
qu'une vingtaine de personnes furent étouffées. Détail
odieux : on avait dressé des estrades autour de l'échafaud
pour permettre aux belles dames de la cour de mieux jouir de la vue
du supplice.
L'attitude de Nicole fut admirable de résignation et de fermeté.
Quand elle s'avança, digne et calme vers l'échafaud au-dessus
duquel pendait déjà le cadavre de Mourra, un immense cri
d'admiration et de pitié jaillit de la foule.
- Qu'elle est belle ! criait-on de toutes parts... Grâce ! grâce
!... qu'on lui fasse grâce !...
L'émotion générale gagna jusqu'au bourreau qui,
fasciné par la beauté majestueuse de la condamnée,
impressionné par sa contenance, se troubla et dirigeant mal son
glaive, dut s'y reprendre à quatre fois pour accomplir son office.
La tête enfin détachée du tronc fut exposée
au bord de l'échafaud. Elle était, quoique pâlie,
belle encore, belle de cette beauté noble et impérieuse
qui, quelques mois plus tôt, faisait l'admiration de Paris. La
foule défila devant elle, silencieuse et émue. Chacun
trouvait la justice du roi impitoyable. Beaucoup de personnes pleuraient.
***
Et M. Tiquet ? me direz-vous.
M. Tiquet guérit de ses blessures ; et sa femme ayant été
condamnée, il obtînt du tribunal que les biens d'icelle
lui fûssent octroyés.
De sorte que, débarrassé de l'épouse, il il eût,
par surcroît, la fortune.
Comme quoi la vertu est toujours récompensée.
Ernest Laut.