L'ATTENTAT CONTRE LE GÉNÉRAL VÉRAND

Arrestation du meurtrier

Ce fut le crime d'un détraqué. Cet homme, un juif marocain nommé Endelsi Ruben, ancien secrétaire des bureaux arabes, croyait avoir des griefs contre l'administration militaire. C'était le ministre de la Guerre qu'il voulait atteindre et il l'attendait sous le porche de l'hôtel Continental où le général Brun devait présider le banquet de l'Union des sociétés de gymnastique.
Trompé par une vague ressemblance, et voyant entrer le général Vérand, commandant de la place de Paris, il tira sur lui plusieurs coups de revolver. Le général, blessé grièvement à la nuque, tomba.
Le meurtrier, pendant ce temps, s'enfuyait, brandissant de chaque main un revolver, mais il n'alla pas loin. Au coin de la rue de Castiglione et de la rue de Rivoli, il fut saisi à bras-le-corps par l'agent Debousset, du 1er arrondissement, tandis qu'un brave petit troupier, le soldat Ibos, du 28e de ligne, et l'agent Carteret, du service des voitures, Le désarmaient.
Les courageux agents et le jeune soldat eurent toutes les peines du monde à protéger le meurtrier contre les colères de la foule, et c'est dans un état pitoyable que le détraqué fut emmené au commissariat et de là au dépôt où il fut écroué.

VARIÉTÉ

MENUS DE SIÈGE

A propos d'un déjeuner. - Le filet de cheval symbolique. - Ce que mangèrent les assiégés de Gênes en 1799. - Pendant le siège de Paris. - Gaspillage d'abord, famine ensuite. - Mercuriale des halles en novembre 1870. - Quel pain : - Bon repas, mais mauvais souvenirs.

Ces jours derniers, trois cents convives se sont réunis dans un restaurant du Palais-Royal, dans le but de manger du cheval...
Drôle d'idée, me direz-vous... Mais, attendez donc : le cheval, dans le menu de ce déjeuner, n'était que symbolique. On m'a assuré que personne n'y avait touché, et que les convives avaient préféré des plats plus aristocratiques et plus savoureux.
Alors, pourquoi ce symbole ?... Pourquoi ?... Parce que les Parisiens et les Parisiennes dont il s'agit - car il y avait aussi des Parisiennes - font tous partie d'une société dont le but est de commémorer les événements des deux sièges de 1870-71. Or, comme, dès le mois de novembre, Paris investi avait commencé à souffrir du manque de vivres, et que dès lors le cheval était devenu la principale nourriture des assiégés, vous concevez que le filet de cheval était tout indiqué comme plat de résistance de ce déjeuner commémoratif.
Seulement, le filet de cheval n'eut pas de succès... Il y avait trop de bonnes choses autour. Et les convives qui, il y a trente-neuf ans, s'en fûssent délectés, ne lui firent-pas l'honneur d'un coup de dent.
0 ingratitude de l'estomac !

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Pourtant, ce plat de cheval qui figurait sur le menu « à titre documentaire » et simplement comme un symbole, ne pouvait évoquer pour les survivants du siège que d'agréables souvenirs. Un morceau de cheval, mais c'était alors une joie de gourmets... Songez aux milliers de pauvres diables qui n'en avaient même pas tant à se mettre sous la dent, et qui furent réduits à manger du rat et d'autres bêtes non moins répugnantes...
A partir du mois de décembre 1870, tout Parisien put se procurer, à condition de faire la queue aux boucheries, 30 grammes de cheval par jour... Trente grammes ce n'était guère, mais tout de même, ce rationnement préserva Paris de la famine. Et si vous lisez l'histoire des sièges les plus fameux et les plus terribles, vous verrez qu'en d'autres temps ou en d'autres villes, les assiégés n'en eurent pas toujours autant.
Ainsi, à Metz, en 1552, les soldats du duc de Guise qui commandait la ville, en furent réduits à manger le cuir de leurs bottes et de leurs baudriers. A Paris, quand Henri IV, assiégea la ville, on mangea du pain fait avec de l'ardoise et des ossements pilés...
A Gênes, au siège de 1799, ce fut bien pis encore. Edouard Gachot, dans son Histoire de Masséna, fait une peinture tragique de la famine qui désolait la ville.
« Le comité des subsistances, dit-il, ne peut plus fournir à l'avidité de 50,000 indigente. Les neuf hôpitaux contenant 3,304 malades sont dépourvus de pain. Toute mendicité, toute prière restent inutiles. Les coeurs se cuirassent d'indifférence. L'homme n'a plus pitié de son semblable. Et l'agioteur exploite. Un pain blanc est vendu 12 francs les 3 onces ; le boisseau de farine mis aux enchères monte à 663 livres ; un mauvais poulet se vend 10 francs. On demande 2 sols d'une portion de soupe d'herbes de cinq cuillerées... »
Bientôt même, toutes victuailles manquèrent... Alors, que fit le peuple ?
« Il broya les ossements arrachés à des sépultures nuitamment violées. Des femmes mordirent aux charognes les plus puantes. On vit des enfants, orphelins ou abandonnés, mélanger le crottin de cheval aux têtes de poisson pourries afin de se procurer un aliment. Plus tard, les affamés iront surprendre, dans les fissures du rempart, chauves-souris, grosses araignées, lézards. L'herbe, si dure soit-elle, est dévorée crue. Tous détritus que charrient les ruisseaux, et l'algue recueillie composent des salades. L'escargot et l'écorce de citron se paient très cher. On peut vendre, comme aliments, la fibre de bois, les vers de terre, les hannetons, les sauterelles, les chenilles, quand le boucher n'a plus à distribuer ni chiens, ni chats, ni rats...»
Et les nourritures les plus invraisemblables ne s'obtiennent qu'au poids de l'or. « On paye deux francs un petit pain de son ; un chou de la grosseur du poing vaut trois francs ; la peau mal tannée, ou basane, recherchée pour ragoût, se débite à 4 francs le kilogramme ; un jeune chat coûte 35 francs... Des mercantis piémontais qui sont parvenus à entrer dans la ville vendent 30 francs un pot de farine qu'ils ont payé 4 sols à Mondovi.....
« le 25 mai 1799, la mercuriale porte à 30 francs la livre de son. Toute recherche, de froment et d'avoine devient inutile. Un dénicheur d'hirondelles fait fortune en quelques heures. Une femme vend des crapauds, des abeilles enfumées, de la cire. L'enchère mise par cinq bourgeois sur un pot de miel atteint 685 francs... »
Et l'historien achève la peinture de ce siège épouvantable par cet atroce détail :
« Le 29 mai, quatre mille individus campent devant San-Lonenzo. A l'écart, deux femmes dévorent leurs enfants morts... »

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Pour terribles qu'aient été les souffrances du peuple de Paris en 1870-71, elles n'approchent pas encore de ces horreurs. La famine ne fut pas complète, absolue, comme à Gênes ; on put jusqu'au bout assurer aux pauvres le minimum indispensable de subsistances, et les riches purent toujours se procurer à prix d'argent, sinon ce qu'ils désiraient, du moins les victuailles nécessaires à la vie.
Pourtant quelle imprudence avait été la leur ! Au début du siège, on fut surpris soudainement par la rareté des vivres. Les précautions qu'on prend aujourd'hui sur la simple menace d'un syndicat qui préconise, aux alentours du 1 er mai, la grève de d'alimentation, on n'avait pas même songé à les prendre en voyant arriver les Prussiens.
Cependant le gouvernement avait, par voie d'affiches, engagé les Parisiens à faire leurs provisions. Mais les Parisiens n'en avaient rien fait. Ils continuaient à être légers, insouciants. Ils ne croyaient pas au siège... Ils disaient : « Bismarck n'osera pas investir ni bombarder Paris. » Mais quand l'investissement fut un fait accompli, quand la viande et les légumes commencèrent à manquer, il fallut déchanter.
Alors, on se précipita chez les épiciers et les marchands de comestibles. On vida les magasins. On achetait des jambons, des boîtes de sardines, des confitures.. Les belles dames allaient aux provisions comme à une partie de plaisir : elles emplissaient leurs coupés de victuailles. Elles faisaient cela par genre, gaiment, avec le petit air peu convaincu de personnes qui ne croient pas à l'utilité de ce qu'elles font, mais qui le font tout de même parce que c'est de bon ton.
Et, puis, comme s'il se fût agi de narguer les Prussiens, on mit, au début du blocus une espèce de gloriole à manger copieusement et à faire bonne chère. Sarcey a noté le fait dans son petit livre sur le Siège de Paris.
« Il se produisit, dit-il, un phénomène bien curieux, et qui serait difficile à croire si nous ne l'avions tous constaté : c'est l'appétit dévorant dont Paris fut sur lechamp saisi. Jamais il n'avait fait si faim dans la grande ville... Aussitôt le siège commencé nous entendîmes tous nos entrailles crier d'une étrange manière... Tell qui déjeunait de deux oeufs sur le plat et d'un morceau de fromage, ne voulait plus se contenter à moins d'un bifteck saignant, arrosé d'une bouteille de Bordeaux. L'estomac parlait plus haut ? L'écoutait-on davantage ? Grave question que je laisse à résoudre aux moralistes. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'en prévision des jours d'abstinence forcée, chacun s'appliquait à manger plus et mieux. La chère était plus abondante et plus délicate. Il semblait qu'on se dît à part soi : sautant de pris sur l'ennemi ; encore un que les Prussiens n'auront pas... »
Et, comme conséquence de cet état d'esprit, on s'offrait, dans la classe aisée, le plaisir d'inviter ses amis à dîner à tout propos. Jamais il n'y eut à Paris plus de dîner fins qu'au commencement du siège. On se plaisait à faire bonne chère en parlant, avec scepticisme, de la famine prochaine.
Elle vint pourtant, la famine, et l'on eut alors tout loisir de regretter les gaspillages passées. Bientôt, la viande de boucherie fit complètement défaut, et les légumes devinrent plus rares encore que la viande.
Un de mes vieux amis, l'avocat Henri Dalot qui passa à Paris toute la période du siège et fixa dans des notes fort intéressantes ses impressions et ses remarques au jour le jour, rapporte que le 12 octobre, 25e jour du siège, il lui fallut manger du cheval pour la première fois.
« Ce cheval, dit-il, avait été mortifié plus de trente six heures, puis cuit tout à la douce, avec foison de poivre, sel, clous de girofles et inondation de vin blanc. »
Et il signale une brochure fort curieuse, à présent introuvable : La cuisine des assiégés ou l'art de vivre en temps de siège (Laporte. éditeur), par une femme de ménage, cordon bleu. Cette brochure donne la recette du cheval-mode et aussi la recette pour accommoder le chien... Avis à ceux qui caressent en ce moment le projet baroque d'employer la viande canine dans l'alimentation... La brochure sur l'art de vivre en temps de siège recommande, quant au chien, de le mortifier pendant quatre jours et de le battre vigoureusement pour l'attendrir... Pauvre chien !...

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Cependant, il fallut bientôt rationner le public. Et ! le prix de la vie augmenta dans d'invraisemblables proportions. Voulez-vous quelques chiffres ? Dans la première semaine de novembre, on payait aux Halles une oie de 25 à 30 francs, un poulet de 14 à 15 francs. Sarcey rapporte qu'il vit vendre une paire de poulets maigres 25 francs et une paire de pigeons 12 francs. Quand aux dindes, elles sont fort rares. On en vend une 53 francs. En temps ordinaire, elle eût valu 10 francs. Les lapins sont plus communs, mais leur valeur n'en a pas moins haussé : la paire 36 francs ; ils auraient valu, avant le siège, dans les 6 à 7 francs.
La viande fumée et la charcuterie sont hors de prix. Le jambon fumé est vendu 16 francs le kilogramme ; le saucisson de Lyon, 32 francs. Le prix normal du premier était avant le siège de 2 fr. 50, et celui du second de 8 francs le kilogramme.
Il est vrai qu'on a à volonté du saucisson de boeuf et de cheval à 4 et 6 francs le kilogramme, et même du boudin fait avec du sang de boeuf ou de cheval et dont on peut se régaler à raison de 1 fr. 80 le kilogramme.
Par exemple, il ne faut plus songer à manger du poisson de mer. La marée n'arrive plus et pour cause, mais heureusement les Vatel parisiens ne se passent pas pour cela leur broche à travers le corps. Le poisson d'eau douce leur reste. Il est rare et cher d'ailleurs. Une carpe qui eût valu naguère cinquante sous se vend vingt francs, et la plus modeste friture de Seine monte à cinq et six francs.
Les légumes sont inabordables. Le boisseau de pommes de terre qui coûtait un franc avant la guerre est à 6 francs dans les premiers jours de,novembre, et son prix va sans cesse augmentant. Un chou-fleur se paie dans les trois francs ; une botte de carottes 3 fr. 50. Henri Dabot note que le 12 novembre les choux valent 4 francs la pièce. II a vu vendre aussi des rats à la Halle : 60 centimes le rat... « Bientôt, dit-il, ils vaudront aussi cher que les rats d'opéra... »
Le beurre... il faut être un nabab pour en consommer. On l'a vu vendre jusqu'à 45 francs le kilogramme à des restaurateurs en renom. L'huile a moins augmenté ; le prix en a triplé seulement. Quant à la graisse, et quelle graisse !... on ne la vend pas moins de 4 francs le kilogramme.
« Un dîner sans fromage est une belle qui n'a qu'un oeil » , dit Brillat-Savarin. Hélas ! que de dîners furent alors sans fromage !... Roquefort, gruyère, brie, hollande avaient été enlevés dès les premiers jours du siège. On n'en eût pas trouvé le plus petit morceau même au poids de l'or... Un morceau de fromage, c'était le plus rare cadeau qu'on pût faire à ses amis.
Dans son Journal d'une Parisienne, Mme Adam raconte à la date du 22 novembre ;
« M. Cernuschi est venu dîner un peu tard pour jouir d'un succès dont il était certain. Il a rapporté du fromage. Aucun de nous n'en avait mangé depuis un mois. Nous n'avions pas attendu M. Cernuschi pour nous mettre à table, et le voyant arriver avec une « tête de mort », et l'entendant prononcer ces mots : « Elle est à vous », nous nous sommes levés et l'avons embrassé ...»
Il fallait être archi-millionnaire comme l'était M. Cernuschi pour pouvoir se permettre alors de faire de pareils cadeaux.
Voici à quels prix on pouvait encore nourrir à Paris au mois de novembre 1870. Mais en décembre la vie devint plus en plus difficile. Le pain commença à manquer. Et, bientôt, la farine faisant défaut, il fallut en faire avec des matières qui n'avaient rien de commun avec blé ni même le son. Jusque dans les premiers jours de janvier, cependant, on mangea d'un pain bis assez appétissant. Mais après !... « Le pain que nous avons mangé dans les derniers jours du siège, dit Sarcey, était un composé noirâtre et gluant, de choses innommées, où il entrait de tout... Il n'est pas un de nous qui n'ait gardé un morceau comme échantillon en souvenir du blocus. Quand on pense qu'il y avait bien la moitié de la population qui ne mangeait pas autre chose que cette pâte grumeleuse et lourde !...»
A la date du 1 er février, Henri Dabot écrit : « J'ai ( ce que je n'ai jamais fait ) jeté au feu un morceau de pain, tant il était mauvais. J'ai préféré le détruire plutôt que de le donner et d'exposer un pauvre diable à être malade. J'étais sûr à l'avance qu'aucun animal n'en aurait voulu... »
Et quelques jours après, il raconte que s'étant assis près d'un monsieur bien mis sur un banc de la place du Châtelet, il vit tout à coup son voisin pris de vomissements atroces. Et cet homme lui dit. « Ne me prenez pas pour un ivrogne, j' ai tant souffert pendant le siège !... mon estomac ne peut supporter de soupçon de jambon que j'ai mangé à mon dîner. »
Les Parisiens et Parisiennes qui, réunis l'autre jour autour des tables plantureux d'un bon restaurant, ont fait plus d'honneurs au bar à l'américaine, au gigot de présalé et aux dindonneaux rôtis qu'au fameux filet de cheval, au filet symbolique qu'on devait leur servir, ont eu tout loisir d'évoquer le souvenir des repas de misère et d'horreur que Paris fit en ce temps-là.
Et comme le déjeuner dut leur en paraître meilleur !
Ernest Laut

Le Petit Journal illustré du 12 Décembre 1909