UN GRIME MONSTRUEUX COMMIS PAR
DEUX ENFANTS
VARIÉTÉ
Les Petites Baraques du Jour de l'An
La foire des boulevards et les foires du Paris d'autrefois.
- Les modes parisiennes à la foire Saint-Ovide. - La foire Saint-Laurent
et la foire Saint-Germain. - Ce qu'on y vendait. - Les petites baraques
sur le Pont-Neuf et au PalaisRoyal. - Une industrie qui périclite.
La foire des Boulevards bat son plein...
Demandez le jouet de l'année !... L'ingéniosité
des petits inventeurs et des petits fabricants triomphe, de l'Opéra
à la porte Saint-Denis. Et la foule amusée s'arrête
et contemple les joujoux nouveaux avec des curiosités d'enfants.
Ce n'est pas une tradition d'hier qui nous vaut cet envahissement des
trottoirs par l'article de Paris. La foire du nouvel an, remonte bien
loin dans l'histoire de la capitale. Elle est, avec la foire aux jambons
et à la ferraille, la dernière de ces assemblées
populaires qui, jadis, avaient lieu à époques fixes et
portaient tour à tour joies et profits dans les divers quartiers
de Paris.
C'étaient, au parvis Notre Dame, puis au quai des Augustins,
la foire aux jambons ; au Temple, la foire des merceries et des fourrures
; rue Saint-Victor, dans les dernières semaines de juillet, la
foire Saint Clair, où l'on vendait de tout... et maintes autres
choses encore ; sur la place de Grève, la foire du Saint-Esprit,
qui se tenait tous les huit jours... et puis d'autres encore, la foire
Saint-Ovide, la foire Saint-Laurent, la foire Saint-Germain.
La foire Saint-Ovide avait lieu place Vendôme. C'était,
par excellence, la foire des modes parisiennes. Les élégants,
les petits maîtres et les petites maîtresses, comme on disait
alors, y venaient voir les ajustements nouveaux. Les fournisseurs en
vogue, les modistes et les coiffeurs y exposaient leurs modèles
inédits. Victor Fournel dans ses « Tableaux du Vieux Paris
», raconte qu'en 1772, dans un des nombreux cafés qui emplissaient
cette foire, on vit, figurées sur de grands mannequins, les gigantesques
coiffures à la Monte-au-ciel que le peuple venait saluer
d'applaudissements ironiques.
La foire Saint-Laurent était une des plus longues et des plus
célèbres de Paris. Elle tenait son nom du voisinage de
l'église Saint-Laurent, et s'étendait dans un vaste clos
bordé de marronniers, entre cette église et le couvent
des Récollets, c'est-à-dire dans l'espace compris aujourd'hui
entre la gare de l'Est et le canal Saint-Martin. C'était une
belle foire bien ordonnée, divisées en rues que garnissaient
de chaque côté des loges uniformes. Son succès était
tel qu'on allait la prolongeant d'année en année. A la
fin du XVIle siècle, elle en était arrivée à
durer plus de trois mois, du 28 juin au 30 septembre..
Mais la grande foire parisienne, la foire fameuse entre toutes, c'était
la foire Saint-Germain. Elle comprenait deux halles immenses percées
de neuf voies tirées au cordeau qui les partageaient en vingt-quatre
parties. Çà et là étaient ménagés
des cours et des puits pour le feu, précaution qui n'empêcha
pas, d'ailleurs, la foire Saint-Germain d'être, en 1762, la proie
d'un incendie qui la dévora de fond en comble.
La foire Saint-Germain qui se tenait, comme l'indique son nom, aux environs
de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés durait environ deux mois
et parfois même deux mois et demi, quand le roi la prolongeait
par ordonnance. Elle allait du début de février au milieu
d'avril. C'était, comme on dirait aujourd'hui, l'époque
de la grande saison de Paris. A ce moment la Cour et les gens de qualité
séjournaient dans la capitale, et la foire Saint-Germain empruntait
à leur présence un lustre spécial.
Les soirées y étaient des plus brillantes. Le peuple s'y
pressait le jour ; mais, dès la nuit, les avenues de la foire
recevaient la visite de la noblesse. Le journal de l'Estoile nous apprend
qu'en l'année 1608, le roi Henri IV et la reine n'y manquèrent
pas un seul soir. Ils s'y promenaient joyeusement au milieu de la foule
ou bien s'asseyaient dans une loge qui leur était réservée
et dans laquelle, aux regards de tous, ils passaient des heures à
jouer au brelan.
Heureuse époque où la majesté royale se mêlait
ainsi sans façons aux divertissements populaires !...
S'il faut en croire les écrivains du temps, la foire Saint-Germain
avait l'air, le soir, d'un palais de merveille, grâce aux milliers
de flambeaux allumés dans les boutiques. Il y avait force cabarets
ornés de glaces, de tableaux et de lustres, où l'on buvait
le ratafia et l'hypocras, l'aigre de cèdre, qui était
une liqueur faite de jus de citron, de cédrat et de sucre, et
les vins de Muscat, de Rivesaltes, de Malvoisie.
Qu'y vendait-on ?... de tout. Les commerçants y venaient de toutes
les villes de France, et chaque commerce y avait son quartier distinct.
Même, on y voyait des négociants étrangers qui venaient
y débiter force produits exotiques : des Portugais y vendaient
des chinoiseries, des Turcs offraient aux élégantes des
eaux de senteur de Constantinople ; des Arméniens y avaient pour
spécialité la vente du thé, du chocolat et du café.
L'industrie parisienne y triomphait comme bien vous pensez quant aux
productions de la mode et du bon ton. Et il y avait aussi, comme de
nos jours à la foire des boulevards, un rayon important de joujoux
et de friandises pour les petits. Scarron, qui fit une description burlesque
de la foire Saint-Germain, a noté ce détail :
Que de peinturez affiquets,
Dont les mères et les nourrices
Régaleront leurs marmouzets !
Que de gasteaux et pains d'espices !.,.
On trouvait à la foire Saint-Germain de si belles occasions
que les jeunes mariés attendaient cette époque pour monter
leur ménage.
Bref, la foire Saint-Germain était quasiment une foire universelle
où l'on trouvait dès marchandises pour toutes les bourses
et des amusements pour tous les goûts... Et je ne compte pas tous
les plaisirs qui foisonnaient à l'entour, car les abords de la
foire étaient le rendez-vous de tout ce que Paris comptait de
saltimbanques, farceurs, opérateurs, bateleurs, montreurs de
phénomènes et de curiosités. Ce qui faisait dire
à Loret dans sa gazette rimée :
On y voit de tous les côtés
Cent plaisantes diversités.
***
La foire Saint-Germain dura jusqu'en l'an 1786. Mais ses dernières
années furent lamentables. Déjà Paris s'agrandissait
: d'autres foires, d'autres marchés faisaient une concurrence
triomphante à la vieille foire du quartier de Saint-Germain-des-Prés.
A cette époque, la foire du Jour de l'an avait déjà
grand succès : elle se tenait sur le Pont-Neuf. Il y avait là,
pendant les derniers jours de l'année finissante et les premiers
de l'année commençante, grande exhibition de baraques
foraines où les friandises, les jouets et les almanachs tenaient
le rôle important.
Les almanachs surtout. Déjà sous Louis XIV, ils étaient
aux environs du jour de l'an, l'objet d'un commerce important dont le
siège était sur le Pont-Neuf.
On vend là, dit Colletet :
... toutes sortes d'almanachs
Enluminez de haut en bas,
Sur tous les sujets héroïques,
Et les actions magnifiques
Que mon Roy, qu'il faut respecter,
De nos jours a fait éclater...
Jusqu'à la Révolution, le Pont-Neuf abrite la foire
du jour de l'An. Mais la Révolution abolit les foires parisiennes...
Pourquoi ?... On ne sait... L'empire les rétablit. Mais le Pont-Neuf
est trop petit pour contenir toutes les baraques des marchands de jouets
et de friandises. On transporte la foire du jour de l'An au Palais-Royal,
séjour des ris et des jeux. Et le jour venu où les installations
des petits marchands ne peuvent plus tenir au Palais-Royal, la foire
émigre sur les Boulevards.
D'abord contenue, sur le côté Nord, elle gagne bientôt
l'autre trottoir, et s'allonge, s'allonge indéfiniment. Elle
semble aujourd'hui avoir atteint son complet développement, et,
si j'en crois les intéressés, elle serait menacée
d'une décadence prochaine.
La foire du Nouvel An n'a sa raison d'être qui dans la vente du
jouet nouveau, chef-d'oeuvre de la bimbeloterie parisienne.
Or, c'est, là une industrie que la concurrence étrangère
rend d'année en année plus précaire.
Nul n'ignore que de tout temps Paris excella dans l'art du bibelot à
bon marché, de ce quelque chose fait avec rien, de ces fantaisies
que composent nos petits inventeurs avec un peu de paillon, un brin
de fil d'archal et beaucoup d'ingéniosité, et auxquelles
nos petites ouvrières donnent cette qualité bien française
: la grâce.
Cela est si vrai que cette bimbeloterie ne s'appelle pas autrement qu'«
article de Paris ».
Paris fut aussi, au cours des siècles, la ville du joujou ingénieux,
la ville des beaux pantins et des jolies poupées. Et déjà,
au Moyen Âge, les princes allemands eux-mêmes préféraient
faire venir de Paris les poupées destinées à leurs
enfants, plutôt que de les acheter à Nuremberg.
Hélas ! Paris est en train de perdre cette double royauté.
L'article de Paris commence à n'être plus parisien. On
en fait partout, même en Danemark. On en fait surtout en Allemagne.
- C'est en Allemagne encore qu'on fait le jouet nouveau.
Nos petits fabricants, nos petits inventeurs sont toujours ingénieux.
Ce sont eux, toujours, qui trouvent les jouets nouveaux. Mais à
peine ces jouets sont-ils en vente que les concurrents étrangers
s'emparent du procédé et lancent sur le marché
des imitations infiniment moins parfaites mais aussi beaucoup moins
coûteuses.
Aussi la France, terre classique du jouet, est-elle envahie par la concurrence
étrangère.
Un membre de la chambre syndicale du jouet parisien exprimait l'autre
jour tout le découragement des inventeurs et des petits fabricants
:
« L'invention et la fabrication parisiennes, disait-il, sont incomparables.
Pour l'ingéniosité, le goût, le « tour de
main » nous sommes sans rivaux.
» Tous les Nuremberg du monde n'égaleront jamais Paris.
» Nos prix ne sont pas même beaucoup plus élevés
que les prix allemands. Cependant, notre marché est encombré
de jouets étrangers.
» C'est que, par un jeu de douane dont nous sommes les dupes,
nos jouets sont frappés, à la sortie, de tarifs formidables,
tandis que les produits allemands bénéficient, à
leur entrée, du tarif réduit des matières premières.
Un de nos jouets, du prix de 0 95 centimes, revient à trois
francs à l'étranger, lorsqu'il a passé la
frontière. Dès lors, l'étranger n'en achète
plus. Notre exportation en jouets était, il y a trente ans,
d'un chiffre trois fois supérieur à celui de l'importation.
Aujourd'hui, l'importation dépasse l'exportation.
»Tous les moyens sont bons aux Allemands pour nous inonder de
leurs produits. Ils les envoient en France à des façonnés,
pour échapper aux tarifs : certains industriels, les achèvent
chez nous. Et comme la matière première et la main- d'oeuvre
sont moins élevées en Allemagne qu'ici, et que d'ailleurs
on dispose là bas d'un admirable outillage mécanique,
les jouets allemands peuvent être livrés à des prix
un peu inférieurs à ceux des nôtres.
« Sans doute, ces jouets sont moins élégants, moins
gracieux que nos articles de Paris. Mais comme ils coûtent moins
cher, on les achète : il n'y a pas dans les jours coûteux
de fin d'année de petites économies... »
Ainsi par l'énergie des concurrent, étrangères,
avec la complicité de lois douanières malencontreuses,
une industrie vraiment française est en train de périr.
La Société des petits fabricants, pour essayer d'arrêter
sa ruine, a décidé de donner cette année une prime
à tous les petits marchands de boulevard qui ne vendra que des
jouets de fabrication française. ...Ce n'est là qu'un
bien faible expédient, et tristement caractéristique,
car il montre combien les produits étrangers ont envahi notre
commerce national.
Il y aurait mieux à faire. Il faudrai plus de protection pour
nos produits, une défense plus efficace contre l'invasion étrangère...
Nos législateurs ne tenteront-ils rien pour sauver l'industrie
de ces inventeur de ces modestes fabricants, de ces gagne-petit si intéressants,
dont les délicieux, fantaisies et les féeriques travaux
portent si bien la marque de l'ingéniosité parisienne
et du bon goût français.
Ernest Laut
Le Petit Journal illustré
du 26 Décembre 1909