LA TUERIE
DE LA RUE AUBRY-LE-BOUCHER
Dans un bar de la rue Aubry-le-Boucher, un individu,
nommé Liabeuf, sorti la veille de la prison de Fresnes, déclarait
à qui voulait l'entendre, qu'il était décidé
à « dégringoler » ce soir là au moins
deux « flics.»
Et, de fait, l'homme montrait une arme terrible, un tranchet dont la
lame mesurait près de 20 centimètres de long.
Prévenus, les agents en bourgeois Deray et Fourres vinrent attendre
l'énergumène à la sortie du bar. Ils voulurent
l'empoigner par les bras, mais aussitôt tous deux poussèrent
une exclamation de douleur. Sous la pélerine qui lui couvrait
les épaules, l'homme dissimulait à chacun de ses bras
de larges brassards de cuir garnis de clous acérés. L'un
de ces brassards garnissait le poignet, l'autre le dessus du coude.
Et les agents s'étaient blessés cruellement à leur
contact.
Profitant de cette diversion, l'homme, laissant sa pèlerine entre
les mains ensanglantée des agents, s'enfuit et gagna le couloir
d'une maison voisine. Malgré la souffrance ressentie, Deray et
Fournes l'y poursuivirent. Mais alors, le bandit, tirant son redoutable
coutelas l'enfonçait à huit reprises dans la poitrine
de Deray en même temps qu'il lui tirait deux coups de revolver,
dont les balle l'atteignirent à la poitrine et au ventre.
Grièvement blessé, Deray tomba. Son camarade, cependant
essayait de maîtriser le forcené. Il reçut à
son tour un coup de couteau dans le cou et deux balles dans le ventre.
Il eut probablement succombé, lui aussi, sous les coups du bandit
si des gardiens de la paix ne fussent venus à la rescousse. Le
gredin eut encore le temps de blesser deux des survenants les agents
Vandon et Boulot. Mais un troisième, l'agent Février,
tira son sabre-baïonnette et décocha au forcené un
vigoureux coup de pointe qui l'atteignit à la poitrine et le
mit hors de combat.
Désarmé, le meurtrier fut, relevé et entraîné
par les agents. Mais les passants attirés par le bruit de la
lutte s'étaient attroupés et poussaient des cris de mort
contre le bandit. Les gardiens de la paix eurent la plus grande peine
à soustraire leur prisonnier à la colère de la
foule qui voulait l'exécuter sur place.
L'agent Deray a succombé à ses blessures. Un noms de plus
vient s'ajouter à la lutte déjà si longue des victimes
du devoir, tombées en combattant l'armée du crime.
Et, devant l'émotion de l'opinion publique, indignée de
voir constamment les agents livrés sans défense aux coups
des assassins, le préfet de police a, par une circulaire, informé
ses subordonnés qu'ils devaient faire usage de leurs armes chaque
fois qu'ils se trouveraient dans le cas de légitime défense.
Espérons qu'ils n'y manqueront pas, désormais. La vie
des défenseurs de l'ordre public est précieuse. On en
a fait jusqu'ici trop bon marché. Que les agents usent dorénavant
de ce droit absolu de la défense légitime, et si les humanitaires,
amis et protecteurs des apaches, protestent, qu'ils les laissent protester,
et qu'ils sachent bien qu'en pareille occurrence l'opinion des honnêtes
gens sera toujours avec eux.
VARIÉTÉ
Comment débarrasser
Paris des Apaches?
Un problème urgent. - Histoire
d'un mot. - Vagabond, rôdeur, apache. - L'humanitarisme criminel.
-Au pain et à l'eau. - La police est désarmée.
- Les repris de justice doivent être relégués.
Le problème se pose, plus urgent que jamais. Comment débarrasser
Paris des apaches ? La grande ville en est infestée : ils sont
trente mille, disent les uns, plus encore, affirment les autres. Mais
qui sait leur nombre ? Gardons nous de présenter des chiffres
que la police elle-même serait impuissante à fixer exactement.
Nul ne peut savoir à combien se monte l'armée du crime,
mais ce qu'on peut affirmer c'est que ses effectifs vont croissant sans
cesse. Le dernier rapport sur la criminalité, publié par
le ministre de la Justice, exposait que le nombre des crimes avait pour
le moins triplé depuis vingt ans dans toutes les grandes villes
de France.
Comment arrêter ce flot ? Comment ?...
***
D'abord, qu'est-ce qu'un apache ?..
C'est le plus souvent un gamin, presque un enfant, de moins de vingt
ans, que les mauvaises fréquentations, la paresse ont perverti
et jeté dans le crime.
J'ai vu souvent des gens s'étonner de cette dénomination
appliquée aux jeunes rôdeurs parisiens, dénomination
dont ceux ci ce glorifient d'ailleurs, et il m'a paru curieux d'en rechercher
l'origine. Je vous la donne telle qu'elle me fut contée.
C'est au commissariat de Belleville que, pour la première fois,
ce terme fut appliqué à nos jeunes malandrins des faubourgs.
Ce soir-là, le secrétaire du commissariat interrogeait
une bande de jeunes voyous qui, depuis quelque temps, ensanglantait
Belleville par ses rixes et ses déprédations et semait
la terreur dans tout le quartier. La police, enfin, dans un magistral
coup de filet, avait réussi à prendre toute la bande d'un
seul coup, et les malandrins, au nombre d'une douzaine, avaient été
amenés au commissariat où le « panier à salade
» allait bientôt venir les prendre pour les mener au Dépôt.
En attendant, les gredins subissaient un premier interrogatoire. Aux
questions du secrétaire, le chef de la bande, une jeune «
Terreur » de dix-huit ans, répondait avec un cynisme et
une arrogance extraordinaires. Il énumérait complaisamment
ses hauts faits et ceux de ses compagnons, expliquait avec une sorte
d'orgueil les moyens employés par lui et par ses acolytes pour
dévaliser les magasins, surprendre les promeneurs attardés
et les alléger de leur bourse ; les ruses de guerre, dont il
usait contre une bande rivale avec laquelle lui et les siens étaient
en lutte ouverte. Il faisait de ses exploits une description si pittoresque,
empreinte d'une satisfaction si sauvage, que le secrétaire du
commissariat l'interrompit soudain et s'écria :
- Mais ce sont là de vrais procédés d'Apaches.
Apaches !... le mot plut au malandrin... Apaches ! Il avait lu dans
son enfance les récits mouvementés de Mayne Reid, de Gustave
Aymard et de Gabriel Ferry... Apaches !... oui l'énergie sombre
et farouche des guerriers du Far West était assez comparables
à celle que déployaient aux alentour du boulevard extérieur
les jeunes scélérats qui composaient sa bande... Va, pour
apaches! Quand les gredins sortiront de prison -,ce qui ne dut pas tarder,
vu l'indulgence habituelle des tribunaux - la bande se reconstitua sous
les ordres du même chef, et ce fut la bande des « Apaches
de Belleville ».
Et puis le terme fit fortune. Nous eûmes bientôt des tribus
d'apaches dans tous les quartiers de Paris : tant et si bien que le
mot prit son sens définitif et qu'on ne désigna plus,
autrement les rôdeurs de la grande ville.
Aujourd'hui l'expression est consacrée ; la presse l'emploie
journellement, car les apaches ne laissent pas passer un jour sans faire
parler d'eux... Il ne manque plus que de la voir accueillie par le dictionnaire
de l'Académie.
***
Donc, les apaches sont des jeunes gens, souvent
même des enfants. Il semble, de ce fait, que le premier soin à
prendre pour en débarrasser Paris serait de veiller de très
près sur l'enfance et d'empêcher énergiquement le
vagabondage des enfants.
Or, c'est ce qu'on ne fait pas assez. La loi sur l'obligation scolaire
qui peut, à la rigueur, subir quelques accrocs dans les campagnes,
où les enfants sont obligés d'aider de bonne heure leurs
parents aux travaux des champs, devrait, au contraire, être appliquée
dans les villes avec la dernière sévérité.
Malheureusement, il n'en est pas ainsi. Il y a dans les grandes cités
trop d'enfants qui vaguent par les rues, trop de gamins qui jouent sur
les fortifs ou qui encombrent les bancs des boulevards et des squares...
De trois choses l'une : ou l'enfant doit-être au domicile familial,
au bien il doit être à l'école, ou bien il doit
être à l'atelier.
Si, aux heures de travail il court les rues, en butte à toutes
les tentations et à tous les mauvais exemples, qu'on le ramasse
et qu'on rende les parents responsables du vagabondage de leur progéniture.
C'est le seul moyen de préserver celle-ci des contagions dangereuses,
l'empêcher d'aller et de grossir la tribu des apaches.
Mais l'enfant a passé l'âge scolaire. Il ne va pas plus
à l'atelier qu'il n'allait à l'école. Il ne veut
pas travailler. De vagabond, il est devenu rôdeur. Il a commencé
par voler aux étalages. On l'a pincé... Qu'arrive-t-il
?... C'est sa première faute. On le condamne, mais on lui applique
la loi de sursis... S'amendera-t-il ? Non. Il continue. Le voilà
maintenant embrigadé dans une bande. Il est apache. C'est alors
qu'il faudrait employer les moyens énergiques. Il est peut-être
temps encore de le ramener dans la bonne voie. Pour cela il suffirait
d'essayer du système qui réussit à merveille chez
d'autres peuples, en Angleterre, notamment : le système des châtiments
corporels et du travail forcé...
Eh bien, non ! Par Je ne sais quel stupide esprit, de sensiblerie humanitaire,
par je ne sais quel respect absurde de la dignité humaine - la
dignité de petits scélérats de moins de vingt ans
! - on n'en veut pas essayer. On préfère laisser les honnêtes
gens livrés sans défense aux entreprises des coquins...
Singulière morale, en vérité !
Et cette sensiblerie, cet humanitarisme qui ne s'exercent qu'en faveur
des criminels pèsent sur tout notre système Pénitentiaire,
affaiblissent toutes les répressions.
L'apache est repris deux fois, trois fois. On le condamne à des
peines qu'il ne subit d'ailleurs qu'en partie. Il connaît, le
bandit, toutes les lois dont il peut se réclamer pour diminuer
son temps de prison. La « libération conditionnelle »
est là pour un coup. L'apache est condamné à un
an de prison. Il fera trois mois. Après quoi, il reprendra, le
cours de ses exploits.
Et même, s'il reste en prison, pensez-vous qu'il y pâtisse,
et que la vie qu'on lui impose soit de nature à lui donner des
pensées de contrition... Allons donc !... Nous avons des prisons
palaces où les détenus vivent fort tranquilles en pratiquant,
sous l'oeil indulgent de la justice, la philosophie du moindre effort.
Ces messieurs y travaillent juste assez pour ne pas s'ennuyer. Ils ont
bon gîte, et, si l'ordinaire ne suffit pas à l'énergie
de leur appétit et à la délicatesse de leur palais,
ils peuvent, avec de l'argent, se procurer des mets plus fins et plus
abondants.
Or, les apaches ne manquent jamais d'argent en prison. Leurs amis leur
en apportent suivant leurs besoins. A charge de revanche. L'esprit de
solidarité est solide dans la corporation des malandrins.
Et c'est là ce qui me semble révoltant. Les apaches en
prison ne devraient pouvoir améliorer leur ordinaire qu'avec
l'argent gagné par eux. S'ils veulent du superflu, qu'ils travaillent
pour le payer ; mais qu'il soit fait défense au greffe des prisons
de recevoir la moindre somme destinée à assurer à
ces malandrins un bien-être qu'ils n'ont pas gagné... Et
si l'apache ne veut pas travailler, qu'on le mette au pain et à
l'eau...
Avec ça et quelques bons coups de fouet sur les reins, je serais
bien surpris si l'apache le plus déterminé ne venait pas
bientôt à résipiscence.
***
Ce n'est pas tout... Il ne suffit pas de punir, il faut prévenir.
Cela vaut mieux.
Et tout d'abord, il s'agirait de réglementer le commerce des
armes et d'empêcher l'apache de se procurer le revolver dont il
fait journellement un si effroyable usage.
Comment se fait-il qu'un pharmacien ne puisse sans ordonnance livrer
la moindre substance dangereuse, alors qu'un armurier peut vendre au
premier venu, voire même à un enfant, un revolver et des
cartouches ?... Je demande qu'on ne puisse se procurer un revolver sans
une ordonnance, sans une autorisation soit du maire, soit du juge de
paix, soit du commissaire de police, et surtout sans que l'identité
de l'acheteur soit connue.
Le jour où la vente des armes serait soumise à une telle
réglementation, les apaches perdraient du même coup un
des principaux éléments de leur audace et de leur force.
Et puis qu'on cesse de mettre la police en état constant d'infériorité
vis-à-vis des criminels. Autrefois, quand un policier était
sur la piste de quelque crime, on lui laissait carte blanche pour arrêter
les criminels avant que le méfait fût accompli. Aujourd'hui,
l'agent qui ainsi se préparerait les pires désagréments.
Aussi, les mauvais coups se préparent-ils sans que la Police
puisse le plus souvent les empêcher. Elle connaît tout aussi
bien qu'autrefois les repaires de la pègre, les bars mal famés,
les hôtels borgne où les bandes se constituent où
les expéditions se décident, où se machinent les
entreprises criminelles contre la sécurité des honnêtes
gens et contre le bien d'autrui. Mais il lui est formellement interdit
d'y pénétrer.
Et jusqu'ici, quand sur la voie publique elle intervenait au milieu
des batailles d'apaches, quand elle tentait d'arrêter des coupables,
le même esprit de sensiblerie en faveur des coquins là
désarmait. L'agent ne devait pas se servir de son revolver, sinon
il risquait le blâme, parfois même la révocation.
Il devait subir sans broncher le feu d'adversaires qui n'ont cette pas,
eux, des scrupules d'humanité. Il fallait qu'il les prit sans
les détériorer. Ce sont de si précieux personnages.
Et il arrivait constamment que pour s'emparer d'un gredin dont la peau
ne valait pourtant pas grand'chose, on sacrifiait la vie de brave gens,
pères de famille, honnêtes défenseurs de l'ordre,
vis-à-vis desquels on se croyait quittes en les qualifiants de
victimes devoir.
Victimes du devoir, oui certes... mais victimes surtout de l'humanitarisme
abominable et stupide de quelques politiciens dévoyés.
Une circulaire récente du préfet de police condamne enfin
ce système de faiblesse. Ce n'est pas trop tôt.
Il y a que chez nous qu'on a pu voir ainsi l'armée de l'ordre
livrée sans défense à l'armée du crime.
En des pays où l'on a, tout autant, peut-être même
plus qu'en France, le souci du respect de l'individu, on agit tout autrement.
En Amérique, les policiers chargés d'arrêter un
criminel ne prennent pas tant de façons. Ils arrivent sur lui
le revolver au poing... « Hands up ! » (les mains en l'air)
lui crient-ils. Et si le bandit n'obéit pas, ils tirent les premiers.
C'est plus sûr...
Mais en Amérique la vie des policiers est plus précieuse
que celle des criminels. Chez nous jusqu'à présent il
paraît que ce fut le contraire.
***
Enfin, mesure indispensable si l'on veut nous débarrasser des
apaches : il faudrait appliquer la loi sur la relégation.
L'homme qui, ces jours derniers, tua un malheureux agent, qui venait
l'arrêter, aurait dû être relégué. Son
casier judiciaire était couvert de condamnations. Il avait le
maximum suffisant pour être appelé à passer les
mers et à débarrasser la métropole de sa dangereuse
personne... Eh bien ! non. Il vivait ouvertement, à Paris, et
il y exerçait ses talents.
La plupart des apaches sont des repris de justice. On devrait les reléguer
; on ne les relègue pas. Et ils sont partout, excepté
où ils devraient- être. Ils sont sur les boulevards ; ils
sont même dans nos régiments, Et l'on a vu ce spectacle
invraisemblable, inouï : des apaches. repris de justice qui auraient
dû être envoyés aux compagnies de discipline, demeurer
en France, et monter la garde à la porte des prisons où
naguère ils subissaient leurs condamnation.
On ne relègue plus les condamnés. Et pourquoi ?... Mesure
d'économie. La relégation coûte cher... Mauvaise
raison. Il s'agit avant tout de débarrasser le pays de la tourbe
qui le terrorise. Et l'économie est mal venue en pareil cas.
Au surplus, si la relégation coûte cher, c'est une preuve
de plus de la détestable organisation de notre système
pénitentiaire.
Nous envoyons les relégués dans des colonies anciennes
qu'ils empoisonnent et où ils ne travaillent pas. Alors que nous
avons des possessions inoccupées que nous négligeons de
mettre en valeur.
Je me rappelle ce qu'un vieux marin français me disait naguère
des îles Kerguelen, qu'il avait visitées.
Ces îles sont situées dans l'extrême sud de l'océan
Pacifique ; le climat y est rude, mais sain. Elles sont à peu
près désertes. Là, pas de dangers d'évasion.
C'est l'idéal; pour un bagne, et c'est le lieu le plus propre
à la déportation des relégués.
Rappelons-nous ce que l'Angleterre a fait de l'Australie avec ses convicts.
Nous pourrions, toutes proportions gardées, en faire, autant
des Kerguelen, où d'importantes richesses minières pourraient
être mises en exploitation par le travail des relégués.
Ainsi, la relégation cesserait de coûter à l'État.
Et les apache iraient se régénérer, dans la saine
atmosphère du pôle sud.
Oui, mais verrons-nous cela ?
Ernest Laut
Le Petit Journal illustré
du 23 Janvier 1910