CHANTECLER


Enfin nous allons connaître Chantecler !
Depuis le temps qu'on parle de ce coq aussi bruyant que mystérieux, nous avions fini par croire que Chantecler était un mythe. Eh bien non ! Chantecler est une réalité. Ce coq en chair, en os et en plumes se décide enfin à pousser son cocorico sur la scène de la Porte Saint-Martin.
Depuis combien de temps parlait-on de Chantecler ? Depuis six ans, assure un annaliste bien informé. En 1904, Coquelin, revenant de Cambo, où il était allé voir M. Rostand, son ami, affirmait qu'il en rapportait la pièce entièrement terminée et qu'il allait la monter immédiatement à la Gaîté.
Pourtant, le temps passa. On parlait toujours de Chantecler, mais la pièce ne paraissait pas. Et la curiosité publique s'exaspérait.
Nous voici à la fin de 1908. On va jouer Chantecler. C'est certain cette fois. Les courriers de théâtres ne tarissent plus de communiqués sur la pièce ; on publie la distribution... Les répétitions sont commencées... Et tout à coup voilà que Coquelin tombe malade. Le 27 janvier 1909 il meurt à Pont-aux-Dames.
Or, Coquelin c'était Chantecler. Coquelin avait consacré les dernières années de sa vie à l'oeuvre de M. Rostand, en laquelle il avait une foi entière.
Lui mort, cette confiance subsistait chez son fils Jean Coquelin et chez M. Hertz, mais qui jouerait Chantecler ?... Serait-ce M. Le Bargy, M. de Féraudy, M. André Brunot ? Chantecler émigrerait-il à la Comédie-Française ?...
Au mois de février on parla de Mme Sarah-Bernhardt pour créer le rôle. Au mois de mars, on démentit. Bref, ce fut M. Guitry qui l'emporta.
Et c'est, en effet, M. Guitry qui va nous apparaître sous l'imposant plumage du coq :

L'éperon haut, portant sa crête
Comme un bonnet de liberté...

N'allez pas croire au moins que ces deux vers que je viens de vous citer là sont deux vers du Chantecler de M. Rostand. Que non pas !... Ce sont deux vers d'un autre Chantecler, deux vers d'une belle chanson bien française, qui s'appelait la Chanson de Chante-clair,, qui fut publiée en 1855 dans « l'Almanach de Jean Raisin » par le chansonnier Gustave Mathieu.
Quant aux vers de M. Rostand, vous n'ignorez pas que défense est faite de par la loi d'en publier aucun avant la représentation. Pour avoir enfreint cette défense, et donné de la pièce quelques menus extraits, divers confrères français et étrangers se virent réclamer force dommages-intérêts. Sans pousser la circonspection jusqu'au point où la pousse plaisamment notre ami Claudin, qui parle de l'auteur de Chantecler « sans le nommer », soyons prudent.
Mais s'il ne nous est pas permis de reproduire des fragments de la pièce, du moins avons-nous voulu marquer pour nos lecteurs le souvenir de cette grande date théâtrale en consacrant à cette pièce, si fameuse avant même que d'être jouée, nos gravures en couleurs.
Chantecler est une innovation en matière de spectacles. Pour la première fois on voit une pièce qui se passe uniquement dans le monde des animaux. L'homme ici n'est que la machine chargée d'animer les corps des bêtes et d'exprimer les sentiments de leur âme. Et ce n'est point une des moindres curiosités de la pièce que de voir l'acteur dissimulé entièrement sous les cartonnages et les plumages, n'ayant d'apparent que le visage, ainsi qu'on pourra s'en rendre compte d'après nos gravures.
Ce qui n'est pas moins curieux à remarquer, c'est l'échelle des personnages. Notre première page en donne une idée précise. Et nos lecteurs en considérant Chantecler auprès de M. Rostand verront combien ce coq est imposant et gigantesque.
Or, tous les animaux, tous les accessoires sont fatalement dans ces mêmes proportions. Chantecler est une pièce qui se passe dans une basse-cour de géants.

***
Enfin Chantecler apparaît encore , si j'ose dire, comme un signe des temps. Les curiosités, qu'une publicité savamment dosée ont fait naître, ont entraîné sur cette pièce un véritable mouvement d'affaires et déchaîné d'invraisemblables convoitises. Les frais de mise en scène et de costumes ont été considérables ; des éditeurs se sont disputé à coups de centaines de mille francs la faveur de publier l'oeuvre ; un agiotage extraordinaire s'est organisé sur les places des premières représentations... Des millions sont engagés sur le succès de Chantecler...
Des millions ?... Et dire que le Cid, que chacun put voir pour quinze sols au plus, ne rapporta pas quinze cents francs à Corneille !...

VARIÉTÉ

Au temps où les bêtes parlaient...


A propos de « Chantecler ». - Ceux qui firent parler les bêtes. - Esope et Aristophane. - Nos vieux trouvères. - Une épopée satirique : le « Roman de Renart ». - Les animaux au théâtre.

En ce temps-là les animaux parlaient... Ils parlaient par la voix des trouvères malicieux. Ils parlaient et ils agissaient. Et leurs gestes et leurs paroles étaient la critique et la satire des moeurs.
Ce fut de tout temps la grande ressource des satiristes que de mettre en scène les animaux comme représentants de l'humanité bien des siècles avant nos trouvères, les poètes antiques avaient usé du procédé. Il y a tout près de deux mille et trois cents ans que le poète grec Aristophane le mit en oeuvre pour la plus grande joie des Athéniens. Et il n'en était pas l'inventeur. Environ deux siècles avant lui, Esope le Phrygien fit des fables où les bêtes parlaient. Et Esope lui-même avait eu des devanciers. Le sens de la satire et de la moralité est un des premiers qui s'éveilla chez l'homme civilisé, et la fable est presque aussi vieille que l'humanité.
Aristophane, disais-je, n'est point l'inventeur de la fable, mais il est le premier qui eut l'idée de mettre les passions humaines au théâtre en les faisant exprimer par des acteurs revêtus de costumes d'animaux. Par là, il est l'initiateur d'un genre que l'auteur du Chantecler rénove aujourd'hui.
Tout le monde sait qu'Aristophane écrivit trois pièces dans lesquelles les bêtes jouent leur rôle : les Guêpes, les Grenouilles et les Oiseaux. Et ces pièces étaient de violentes satires des moeurs et des hommes de son temps.
Les joyeux trouvères du Moyen Age, qui, pourtant, ne connaissaient pas Aristophane, retrouvèrent spontanément, intuitivement, ce secret de la satire.
Les Anciens avaient inventé la fable ; ils avaient mis au théâtre la critique de l'homme sous la physionomie des bêtes ; nos vieux poètes romans trouvèrent autre chose : ils firent avec les personnages de la fable une épopée profondément humaine, infiniment variée, débordante de verve française, une épopée où, cinq siècles plus tard, devait venir s'inspirer le plus grand, le plus profond, le plus humain, non point seulement de nos poètes, mais peut-être même des poètes de tous les temps et de tous les pays : La Fontaine.
Cette épopée c'est le Roman de Renart.
Pourquoi parle-t-on si peu à nos jeunes gens, et même à ceux qui suivent la carrière des lettres, de nos vieux auteurs français ?...
La plupart ignorent tout des origines de notre langue et des premiers chefs-d'œuvre de notre littérature. Combien de rhétoriciens seraient capables d'analyser seulement le Roman de Renart ?
Or, le Roman de Renart devrait être d'autant mieux connu qu'il n'est pas seulement un monument de notre langue mais une oeuvre d'histoire, une satire méticuleuse qui, frondant les institutions féodales, nous les fait connaître mieux que tous les mémoires, mieux que tous les recueils de charte et de lois.
Le Roman de Renart c'est la vie même du Moyen Âge, la peinture exacte d'une société dont tous les éléments sont représentés par des bêtes... Et chacune de ces bêtes est le symbole même d'un défaut ou d'une qualité, d'un vice ou d'une vertu.
Cette épopée, nos vieux trouvères la composèrent de la réunion de tous les fabliaux, de tous les contes d'animaux dont se réjouissait la malice populaire. Aussi l'oeuvre se forma d'elle-même. On n'en connaît pas les auteurs. Deux seulement : Pierre de Saint-Cloud et Richard de Lison ont pris soin de se nommer dès le début des fragments qu'ils ont composés. Mais combien d'autres y travaillèrent ! Le Roman de Renart c'est toute la verve et tout le génie satirique d'un siècle réunis en une épopée. Ce n'est point un simple recueil de fables où telle ou telle bête symbolise, pour notre moralisation, tel ou tel des travers humains, non, c'est autre chose, c'est toute l'espèce animale qui nous apparraît, composant une société où comme parmi les hommes, la sottise et la duplicité sont organisées, et constituent la hiérarchie des trompeurs et des trompés.
Ainsi que l'a fait remarquer un des commentateurs de cette épopée, « la bête, dans cette grande métaphore n'offre plus seulement le pendant de l'homme, mais du genre humain. Elle est non seulement la vivante et frappante image de l'individu, mais encore de tout un ordre social, où l'humanité apparaît comme une ménagerie complète de charlatans et de benêts, de fourbes et de dupes. »

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Au surplus, les auteurs ne nous dissimulent pas qu'en peignant cette société d'animaux c'est la critique de celle des hommes qu'ils ont dessein de nous présenter. Le renard dont ils nous content les méfaits n'est point à la vérité un renard à quatre pattes, Mais le renard à deux pattes, le renard qui pullule dans toutes les sociétés humaines et, par tromperie, obtient tout, honneurs et fortune. Ils prennent soin de nous en avertir dès le début du poème :

Pour renart qui gelines (poules) tue.
Qui a la peau rousse vêtue,
Qui a grand' queue et quatre pieds,
N'est pas ce livre commencé
Mais pour celui qui a deux mains,
Dont ils sont en ce siècle mains (beaucoup).

Renart est donc le principal personnage du roman. Ce premier rôle lui revient parce qu'il est, de toutes les bêtes, la plus rusée. Autour de lui gravitent une foule de personnages qui représentent chacun un type de l'humanité. Et tous portent un nom caractéristique.
Voici Noble, le lion. C'est le roi ; il a une cour, un palais, des gardes et tout l'appareil de la souveraineté. Le loup qui est l'oncle de Renart, un oncle que son brigand de neveu moleste à plaisir, s'appelle Ysengrin; la louve porte 1e nom de dame Hersent : d'ours se nomme Brun, l'âne Bernard, le corbeau Tiercelin, le chat Tibert, le lièvre Coarz (couard), la poule Pinte et le coq Chantecler.Ce sont là les personnages principaux de l'épopée : il en est une infinité d'autres. Mais c'est entre ceux-ci que se développe le drame. Et chacun d'eux est le symbole d'un des éléments de la société du Moyen Age. Ysengrin c'est le seigneur brutal et rapace ; Renart, c'est le clerc, astucieux, perfide et cupide ; Noble, c'est le roi qui voudrait redresser les torts, punir les coupables, mais qui est trop souvent impuissant à empêcher les deux compères d'opprimer ou de dépouiller le manant, de voler le placide Brun, d'accabler le naïf Bernard, d'épouvanter le pauvre Coarz et de croquer les soeurs de Pinte, en dépit de la vigilance de Chantecler.Vous le voyez. c'est en raccourci toute l'histoire de la féodalité. Loin de moi la pensée d'analyser le Roman de Renard ; il y faudrait un volume. Vous en connaissez d'ailleurs maints traits, car les fabulistes y firent plus d'un emprunt et c'est là que La Fontaine, notamment, alla chercher le sujet de deux de ses chefs-d'oeuvre : le Corbeau et le Renard, et la fable du renard qui fait descendre le loup dans un puits.
Mais puisque Chantecler est aujourd'hui au premier plan de l'actualité, choisissons, si vous le voulez bien, un épisode où ce personnage joue son rôle. C'est celui du procès de Renart, l'un des plus caractéristiques et des plus verveux de l'épopée. ...
« Nous sommes, dit Nisard, qui, dans son Histoire de la Littérature, a fort joliment résumé cet épisode, nous sommes à la cour du lion. Il tient un plaid pour juger Renart accusé par Chantecler d'avoir tué une de ses poules. Le plaignant s'avance devant sa Majesté Noble, suivi de ses quatre poules les plus chères et conduisant un char funèbre sur lequel est étendue la poule morte. Pinte, l'une des quatre survivantes, et soeur de la victime, raconte comment Renart vient de l'égorger par trahison ... Pinte a d'autres griefs encore. Renart ne lui a-t-il pas déjà mangé cinq frères et trois soeurs sur quatre qu'elle avait ; une seule restait, et quelle soeur ! Et Pinte s'écrie en se tournant vers le char funèbre :

Et vos qui là gisez en bère (bière)
Ma douce soeur, m'amie chère,
Com vous estiez tendre et crasse (grasse).
» La harangue de Pinte a ému le lion. Il en pousse un si profond soupir qu'il n'y a bête si hardie qui n'en ait peur. Coarz (le lièvre) en est épouvanté au point qu'il « en ot (eut) deus jors les fèvres ». Renart est condamné à être pendu. On le mène au supplie. Et tout le long du chemin les animaux, réunis pour le voir passer, lui font mille avanies : l'un « le tret » (le tire) l'autre, « le bote » (le frappe) ; le singe « lifet la moue » (lui fait la grimace). Coarz lui-même....
Coarz li lèvres l'aroçoit
De loing, que pas ne l'aproçoit.
(Coarz lui lança une pierre du plus loin qu'il l'aperçut.)
Est-ce assez vrai, est-ce assez humain, cette peinture de la foule s'acharnant sur l'ennemi désarmé ?... Et, sans que le poète ait besoin de nous en avertir. ne reconnaissons-nous pas là les « renards à deux mains » dont il nous a parlé au début du poème ?
Bref, vous pensez bien que Renart n'est pas animal à se laisser prendre ; Chantecler et Pinte ne seront pas vengés. Arrivé au lieu du supplice, notre fourbe prend sa voix la plus doucereuse et demande à aller expier ses fautes en Terre-Sainte. On lui accorde cette grâce. Mais le gredin se garde bien d'y aller. Il s'enfuit tout droit dans son manoir de Maupertuis (mauvais trou) où il continue ses rapines. Devenu vieux, il vit là dans l'abondance, entouré d'honneurs et de considération grâce à la fortune que lui ont valu ses friponneries... Un beau jour, on apprend qu'il est mort... Mensonge !... C'est encore une feinte, la dernière imaginée par le gredin. Et le poème se termine là. Les auteurs n'ont pas voulu faire mourir Renart.
Et c'est un suprême symbole. Ils ont voulu que Renart fut immortel, comme est immortelle la fourberie humaine dont il est le type.

***

C'est ainsi que parlaient et agissaient les animaux dans l'imagination de nos vieux trouvères. Cette épopée du Roman de Renart fit la joie de nos pères et entretint dans l'âme française, durant tout le Moyen Age cet esprit de fronde, cette verve satirique qui est une des caractéristiques du tempérament national, et qui devait s'épanouir au grand siècle dans « l'ample comédie aux cent actes divers » du bonhomme La Fontaine.
La fable vécut encore au Siècle suivant, mais elle prit alors trop souvent une allure de pamphlet politique. Et peut-être est-elle morte de ses excès. Depuis longtemps les bêtes étaient muettes. Tout au plus les vîmes-nous quelquefois apparaître au théâtre dans la féerie.Mais les pièces où parlent les animaux furent rares. Et je ne vois guère à citer que la Belle au Bois Dormant, la pièce est vers de Jean Richepin et Henri Cain, jouée il y a quelques mois au théâtre Sarah-Bernhardt, et dans laquelle on entendit, au lever du rideau, des grenouilles bavarder avec une pie et un hibou.
M. Edmond Rostand, avec Chantecler fait donc à ce qu'il semble oeuvre de novateur. Tous ses personnage sont des animaux ; sa pièce entière se passe dans le monde des bêtes. Est-elle symbolique, est-elle satirique ? Retrouvons-nous, comme dans le Roman de Renart, l'humanité sous les plumages de Chantecler et des autres personnages ? Y verrons-nous l'utile critique de nos moeurs ?... En retirerons-nous des leçons nécessaires ?... Espérons-le, et souhaitons que, pour justifier l'étrangeté de l'entreprise, l'auteur puisse dire comme La Fontaine dans sa dédicace au dauphin : Je me sers d'animaux pour instruire les hommes.

Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 30 Janvier 1910