LA CATASTROPHE DU "GÉNÉRAL-CHANZY
"
Le naufrage du Général-Chanzy
vient ajouter une page lugubre à la longue et sombre histoire
des catastrophes maritimes. Le navire s'est perdu corps et biens par
une nuit de tempête sur les récifs de l'île Minorque.
C'était le plus puissant paquebot de la ligne de Marseille à
Alger. Il jaugeait 2.334 tonneaux, avait une force de 3.800 chevaux.
Sa longueur était de 109 mètres. Un officier des plus
habiles et des plus distingués, le capitaine Cayol, le commandait.
Sur les 72 hommes d'équipage et les 87 passagers, un seul homme
s'est sauvé, un jeune commis des douanes nommé Marcel
Bodez, qu'une lame poussa miraculeusement à la côte. Nos
lecteurs trouveront dans notre « Variété »
le premier récit fait par cet unique survivant des impressions
qu'il ressentit. Marcel Bodez, après la secousse terrible qu'il
avait subie, fut quelque temps avant de reprendre ses esprits.
Quand il put rassembler ses souvenirs, il raconta que, dès le
départ de Marseille, le paquebot avait été assailli
par une mer démontée « Le 10 février, à
5 heures du matin, ajouta-t-il, je fus réveillé par une
forte secousse, comme si le navire avait eu le flanc projeté
sur des rochers. Réveillé en sursaut, je demandai ce qui
arrivait. Les matelots répondirent que ce n'était rien.
Je n'ajoutai pas fois à cette réponse et, en compagnie
d'une trentaine d'autres passagers, tant hommes que femmes, je montai
sur le pont.
» Des vagues énormes passaient sur le pont du navire. Une
vague immense emporta dans la mer les balustrades auxquelles s'étaient
accrochés un grand nombre de passagers ; ils tombèrent
à l'eau. Je restai accroché à un anneau du bateau.
A ce moment, je vis venir une vague moins forte et, me laissant emporter
par elle, je tombai à la mer. Comme je suis bon nageur et que
je voyais la terre très rapprochée, j'étais sûr
de me sauver. Peu après, un coup violent me lança sur
la côte ; je regardai et je vis que le navire avait disparu.
» A peine avais-je été jeté à la mer
que j'entendis un bruit épouvantable, comme si les chaudières
avaient fait explosion. Un tonneau de marchandises, violemment projeté,
me passa au-dessus de la tête.
» Peu de temps s'était écoulé depuis que
j'étais à terre, quand le jour parut. Je pus me rendre
compte de ma triste situation. »
Le jeune homme passa, tout le jour et toute la nuit sur le bord de la
mer, assailli par les vagues furieuses. Le lendemain, il gravit le rocher
et atteignit bientôt une maison où on lui donna des vivres
et des vêtements. De là, il fut conduit en voiture à
la ville voisine, où il fit le récit du naufrage.
Aussitôt, sous la conduite de l'agent consulaire de France et
des autorités espagnole, les habitants du pays accoururent à
la cote, et c'est avec un inlassable dévouement qu'ils ont travaillé
depuis lors pour arracher à la mer les cadavres et les épaves
du navire naufragé.
VARIÉTÉ
Catastrophes Maritimes
La perte du « Général-Chanzy
». - Impressions du survivant.
- Les grands naufrages depuis quinze
ans. - La panique. - Il faut faire l'éducation du sang-froid.
On a constaté de tout temps que les hivers
trop cléments ne vont jamais sans de terribles tempêtes.
Les effroyables bourrasques qui balayèrent ces temps derniers
la Méditerranée et causèrent la catastrophe du
Général-Chanzy confirment tristement cette règle
météorologique.
Il n'est pas douteux que la tempête, d'une part, et, d'autre part,
l'absence d'un feu protecteur sur la côte de Minorque sont les
causes du naufrage. Que peut le capitaine le plus habile et le plus
expérimenté contre la puissance aveugle des flots et des
vents qui, dans la nuit noire, pousse son navire sur les récifs
?
Saura-t-on jamais comment se produisit l'affreuse catastrophe ? Ce dut
être rapide comme un coup de tonnerre. L'unique survivant, ce
jeune employé des douanes qui, par miracle, échappa au
naufrage, n'a pu, traduire ses impressions que d'une façon vague,
imprécise, tant la soudaineté du sinistre l'avait bouleversé.
Il se souvint d'un bruit formidable, d'une vague terrible qui l'enleva
et le jeta sur la côte voisine.
« Quand je suis revenu à moi, a-t-il dit, j'étais
couché à plat ventre, inerte, sur des cochers couverts
de sable et les premiers mouvements que j'essayai de faire furent si
douloureux que je me crus blessé à mort » Cependant,
comme les vagues continuaient à battre les rochers et projetaient
contre moi de lourdes épaves, je réunis toutes mes forces
pour me tirer d'affaire. Après avoir eu plusieurs défaillances,
je parvins à arrêter au passage plusieurs de ces poutres
qui surnageaient autour de moi et j'en
construisis une sorte de mur derrière lequel je m'abritai. Je
suis resté là pendant quarante heures, m'a-t-on dit. J'étais
exténué de fatigue, endolori par les coups reçus
pendant le naufrage et transi de froid...» .
Au, prix de quelles souffrances ce malheureux a-t-il survécu
!... Mais pour les autres, pour ceux qui sombrèrent avec le navire
anéanti, quelle mort !... Quelques minutes, peut-être même
quelques secondes seulement de panique, d'affolement ; des cris, des
gestes de désespoir, et puis, plus rien !... Le flot s'est ouvert
et refermé ; tout a disparu. Et maintenant, la mer trop lourde
de cadavres, rejette à la côte les corps engloutis.
***
Navires qui s'abordent dans le brouillard, vaisseaux jetés à
la côte ou sur des récifs par la violence de la tempête,
on compte, depuis quinze ans, quinze grandes catastrophes.
Faut-il les dénombrer ? En 1895, c'est la Veina-Repente,
croiseur espagnol (401 victimes) ; l'Elbe, paquebot allemand,
qui sombra la même année, à la suite d'une collision
dans la mer du Nord (352 victimes) ; le Saller, steamer allemand,
qui se perdit en 1896 sur la côte d'Espagne (280 victimes) ; le
vapeur anglais le Drummond-Castle qui, la même année,
se perdit sur nos côtes, près d'Ouessant, engloutissant
250 personnes.
Puis voici l'un des naufrages qui causèrent en France l'émotion
la plus profonde et la plus pénible : en 1898, le paquebot transatlantique
la Bourgogne fut englouti avec 565 victimes.
Pendant cinq ans, la mer fut plus clémente. Pas de grandes catastrophes
maritimes le 7 juin 1903, le steamer marseillais le Liban entra
en collision près de l'île Maire avec l'Insulaire,
et entraîna dans les flots 117 victimes.
La Gironde et l'Ange-Schiaffino, deux paquebots d'Alger,
qui entrèrent en collision après de Bône, le 4 novembre
1904, coulèrent avec 106 personnes.
Le Hilda, paquebot anglais, périt près de Saint-Malo,
en novembre 1905 (128 victimes) le Sirio sombra près
de Carthagène (Espagne), le 5 août 1906, avec plus de 200
passagers ; le steamer anglais Berlin, jeté par la tempête
sur les côtes de Hollande, près de Rotterdam, le 22 février
1907, engloutit avez lui 150 victimes.
Le Poitou, de la Compagnie des transports maritimes, échoué
sur les côtes de l'Uruguay le 4 mai 1907, fit 58 victimes ; le
steamer espagnol Larache naufragea le 25 juin 1908 (85 victime)
; le paquebot la Seyne, des Messageries maritimes, coula le
14 novembre 1909 au large de la presqu'île de Malacca à
la suite d'une collision (101 victimes). et enfin, la collision de deux
vapeurs japonais au large de Tche-Fou (700 victimes).
Ajoutez-y les 156 victimes du Général Chansy
et faites l'addition douloureuse vous verrez que, rien que dans ces
grandes catastrophes, et sans compter tant de naufrages moins importants,
sans compter tant de pauvres petits pêcheurs dont les barques
sont, chaque année, vers les bancs de Terre-Neuve, coupées
en deux par l'éperon des grands léviathans de l'océan,
la mer a englouti dans ces quelques sinistres près de 3.600 existences
humaines.
Imaginez les drames affreux qui se déroulèrent en ces
instants tragiques. La plupart de ces navires sombrèrent soit
dans la nuit, soit dans le brouillard... Le brouillard, c'est effroyable,
disait un marin... On a l'angoisse de ne rien voir avec les yeux, grands
ouverts...
Alors c'est la panique, l'affreuse panique plein de lâchetés
et d'horreurs. On a rapporté, lors des catastrophes de la Bourgogne,
du Sirio, du Liban, les scènes effroyables
de sauvagerie, dont ces navires furent le théâtre. Ces
scènes ne sont pas de celles hélas ! dont la nature humaine
puisse se glorifier, car elles font revivre l'instinct primitif, l'instinct
de la conservation qui ravale l'homme au rang de la brute.
Ce sont ces mêmes lâchetés, ces mêmes brutalités
qu'on voit se produire dans les théâtres en feu. Tout le
monde court vers le salut, sans souci d'autrui. L'égoïste
amour de la vie remplace alors tous les autres sentiments et se traduit,
même chez les gens les plus civilisés, par des actes d'une
révoltante barbarie.
Rappelez-vous le bazar de la Charité... Et rappelez-vous aussi
l'incendie de ce grand paquebot fluvial, le Général-Slocum
qui prit feu, il y a quelques années, dans l'Hudson, près
de New-York. Au lieu de combattre l'incendie, les passagers se livrèrent
d'atroces combats pour essayer de se sauver. Sans cette panique et sans
ces horreurs, le nombre des victimes eut.peut-être été
diminué. Le Général-Slocum s'abîma
dans les flots avec un millier de malheureux.
La panique !... Il semble que personne n'y échappe, pas même
ceux-là doit le rôle et la mission est de donner aux autres
l'exemple du sang-froid.
M. de Varigny rapportait, à ce propos, il y a quelques années,
une anecdote singulièrement caractéristique. Il racontait
que trois ou quatre cents personnes de New-York appartenant à
une société de sauvetage s'étaient embarquées
à bord d'un paquebot américain afin d'expérimenter
une nouvelle ceinture dont on disait des merveilles.
Les appareils avaient été essayés avec succès.
Chacun des passagers en avaient un à
son numéro, dont on lui avait indiqué la place sur le
pont et montré, le fonctionnement.
Or, les passagers se trouvaient dans le salon quand la machine s'arrêta
brusquement. Tout de suite, une effervescence se manifesta. Un officier
vint leur dire de se tenir tranquilles et de ne pas s'inquiéter.
Mais, au lieu de les calmer, cette recommandation accrut leurs inquiétudes...
C'était, d'ailleurs, ce qu'on voulait... Tout à coup,
le cri éclata : « Tout le monde sur le pont ! » Affolés,
les passagers se précipitèrent, non point en bon ordre
vers les appareils qu'on leur avait préparés, mais, dans
un désordre inexprimable, vers les canots ; et déjà
ils luttaient à qui y pénétrerait le premier, On
n'eut que le temps de les arrêter et de les calmer.
Ainsi l'expérience était faite que la folle panique abolit
toute réflexion, tout raisonnement et toute prudence. Parmi ces
passagers qui avaient sous la main des ceintures et qui venaient d'en
apprendre l'usage, pas un n'avait eu l'idée de profiter de la
leçon et de s'en servir. On en vit même plusieurs, qui
étaient revêtus de l'appareil de sauvetage, s'en débarrasser
en courant sur le pont. Et quand, l'émoi passé on leur
demanda la raison de leur acte, pas un ne sut la donner ; d'aucuns,
même, ne se rendaient aucun compte de ce qu'ils avaient fait.
***
Est-ce à dire qu'il faille négliger d'habituer les voyageurs
des transatlantiques aux précautions nécessaires en cas
de naufrage ? Pas du tout ! Il faut au contraire faire chez eux sans
cesse l'éducation du sang-froid, jusqu'à ce que cette
éducation triomphe de l'instinct qui les pousse à la panique.
Il ne faut pas leur exagérer le danger, mais il ne faut pas non
plus le leur cacher. Il faut les habituer à le considérer
sans affolement.
Après les grandes catastrophes qui engloutirent des paquebots
français avec leurs passagers, on a parfois fait observer que,
sur nos bateaux on s'ingéniait un peu trop à laisser croire
aux voyageurs que le péril était inexistant. C'est un
tort. On ne doit pas effrayer les passagers, mais il est plus dangereux
de leur cacher le danger que de le leur montrer sans exagération
et de les armer contre lui. Agir autrement, c'est imiter l'autruche
qui, poursuivie par le chasseur, se met la tête derrière
une pierre et s'imagine qu'on ne la voit pas.
Les voyageurs ne sont pas des enfants. Ils savent bien que les bateaux
si perfectionnés qu'ils soient, si parfaites que soient leurs
cloisons étanches, sont toujours à la merci d'un abordage
dans le brouillard ou d'une tempête qui les jettera sur un récif.
Mieux vaut donc les préparer à se conduire intelligemment
et courageusement en pareil cas que de les tenir dans une ignorance
funeste pour eux-mêmes, autant que pour les autres.
J'ai ouï dire que dans certains pays du Nord, il est d'usage sur
les paquebots qui font de longs voyages, d'initier, dès le premier
jour, les passagers aux précautions à prendre en cas de
danger. On remet d'abord à chacun d'eux un ticket imprimé,
un « ticket de naufrage » qui leur indique le numéro
et l'emplacement du canot qu'ils devraient prendre à la première
alarme, ainsi que le nom de l'officier chargé de la direction
de ce canot, et auquel ils devraient obéir.
Bien mieux, il paraît qu'on leur fait faire une répétition
du sauvetage. A un signal donné, ils ceignent la ceinture de
sauvetage que chacun d'eux a dans sa cabine et ils montent en bon ordre
sur le pont où ils se rangent autour du canot désigné.
Les passagers se prêtent généralement sans mauvaise
humeur et même sans indifférent à ces expériences.
Elles ne sont, d'ailleurs, pas de nature à les effrayer, au contraire
: elles ne peuvent que leur donner confiance. Ils n'en pensent ni plus
ni moins aux éventualités tragiques qui peuvent se produire
au cours de leur voyage, mais si ces éventualités se produisent,
ils savent, du moins, ce qu'is ont à faire et ils n'en ont que
plus d'espoir de sauver.
Il faudrait, dans toutes les circonstances de la vie, et surtout dans
celles-là, faire appel au sang-froid. C'est une vertu qu'on n'enseigne
peut-être pas suffisamment à la jeunesse et qu'on ne récompense
pas toujours autant qu'on devrait le faire chez ceux qui la possèdent
et qui la manifestent.
Quels sont ceux qui se sauvent le plus souvent dans les naufrages ?
Ce sont les gens qui ont l'habitude de regarder le péril en face
et de ne point s'affoler devant lui. Tandis que les autres se précipitent
en foule dans des canots qui sombrent sous leur poids, ceux-là
s'accrochent à une planche, à un tonneau, à une
épave, et ils ont le temps d'attendre le secours.
Souvenez-vous de ce naufrage terrible de l'Hilda qui vint s'écraser
sur le rocher des Portes, en face de Saint-Malo. Quelques hommes furent
sauvés : ce sont ceux qui eurent le sang-froid et la volonté
de s'accrocher au mât et d'y attendre la fin de la tempête.
Le sang-froid n'est pas seulement chez ceux qui le possèdent
une garantie de sauvegarde personnelle, c'est encore une force qui s'exerce
au bénéfice de tous. Il y a un peu plus d'un an, le transatlantique
américain Republic naviguait dans le brouillard à
cent quinze miles de la pointe de Long-Island,
lorsqu'un navire italien, la Florida l'aborda par le travers.
Ce fut une épouvantable secousse. L'eau pénétrant
à grands flots par la déchirure, atteignit les machines
et arrêta les dynamos. Il était six heures du matin. Tous
les feux du navire s'éteignirent. Les passager épouvantés
bondirent hors de leurs cabines, se précipitèrent sur
le pont. S'ils essayaient de fuir, de mettre les canots à la
mer, c'était l'inévitable catastrophe. Mais un homme,
était là, à son banc de commandement le capitaine
Scalby, qui, très calme, d'une voix puissante et d'un geste impérieux,
les arrêta.
- Il n'y a aucun danger, leur cria-t-il.
Et pour leur montrer combien lui-même était rassuré,
il tira de sa poche un cigare et tranquillement il l'alluma.
Pendant ce temps, un autre homme ne perdait pas non plus son sang froid...
Un homme ? Non, un tout jeune homme. A peine vingt-deux ans. Il s'appelait
Jack Binns. C'était l'agent chargé du fonctionnement des
appareils de télégraphie sans fil.
Jack Binns, à la première alarme, monta dans la cabine
où se trouvait son appareil. A tâtons il en vérifia
l'état, constata que les fils et les contacts électriques
n'avaient pas été brisés par le choc ; puis, à
la lueur d'une allumette, il chercha les trois touches C. G.
D. qui signifient en langage naval: « Au secours ! Nous
coulons ! » et il lança sans relâche son cri de détresse
à travers l'espace.
Et ce cri fut entendu. On vint au secours du navire. Pendant cinquante
deux heures le navire avait tenu bon contre l'invasion de d'eau ; pendant
cinquante-deux heures le capitaine Scalby avait contenu et maîtrisé
les impatiences et les émotions des passagers ; pendant cinquante-deux
heures Jack. Binns, opérateur du marconigraphe du Republic, ne
quitta pas son poste.
Voilà comment, avec du sang-froid, deux hommes sauvèrent
710 passagers et matelots.
Ernest LAUT.