L'ARRIVÉE DU DALAI-LAMA
AUX INDES ANGLAISES
Le Dalaï-Lama, souverain à la fois
spirituel et temporel du Tibet, pape des Bouddhistes, vient d'être,
une fois encore, obligé de fuir de sa capitale devant l'invasion.
Vassal de la Chine, quant au pouvoir temporel, il paraît que le
Dalaï-Lama se livrait depuis quelque temps à des menées
secrètes dans le but de secouer le joug des Fils du Ciel. Ceux-ci
envoyèrent contre lui des troupes qui envahirent le pays et parvinrent
à Lhassa, après avoir sur leur route, pillé les
couvents et massacré un grand nombre de prêtres.
C'est pour ne point partager le sort de ces lamas, que le « bouddha
vivant », comme l'appellent les Tibétains, a pris le parti
de fuir sa capitale et son pays. Il a gagné la frontière
de l'Inde où les sectateurs de la religion bouddhique lui ont
fait un accueil enthousiaste.
VARIÉTÉ
Ce que pensent de nous quelques Orientaux
LES OPINIONS DE DEUX MANDARINS
Différence entre les moeurs chinoises
et les nôtres. - Les papiers d'un secrétaire de vice-roi.
- M. Kou sait l'histoire de France. - Les « Diables étrangers.
» - Pourquoi nous avons recueilli les impressions des deux mandarins.
Adjroup Gumbo le tibétain dont nous résumions
ici, l'autre jour, les impressions sur notre pays, se montre indulgent
pour nos moeurs autant qu'enthousiaste de notre civilisation.
Nous allons trouver plus de sévérité dans les opinions
exprimées par deux mandarins chinois qui, en ces dernières
années, visitèrent l'Europe et publièrent leurs
impressions de voyage pour l'édification de leurs compatriotes
- et aussi pour la nôtre.
Les Fils du Ciel qui viennent chez nous sont rarement indulgents pour
nos moeurs.. Et comment en serait-il autrement ? Leur civilisation est
si différente de la nôtre. Un voyageur français
qui a longtemps vécu en Chine en faisait un jour l'observation
en ces termes :
« Comment, disait-il, ces gens-là pourraient-ils nous comprendre
?... Leurs usages, leurs goûts sont tout le contraire des nôtres
...L'éclat de leurs trompettes et le bruit de leurs gongs brisent
les tympans de nos oreilles ; les Chinois s'en délectent. Nous
mouillons à peine nos lèvres au verre de champagne qui
nous est offert ; ils en absorbent trois ou quatre flacons sans chanceler.Nous
portons nos deuils tout de noir habillés ; ils le portent en
blanc. Nous manoeuvrons un canot le gouvernail au dos ; ils l'ont en
face.
» Pour nous, le point principal d'une boussole est le Nord ; pour
eux, c'est le Sud. Nous ôtons habituellement notre chapeau par
déférence ; ils le mettent sur leur tête pour paraître
respectueux. Nous rafraîchissons notre visage en l'éventant
; les Chinois obtiennent la fraîcheur, que nous cherchons en éventant
leurs pieds. La place d'honneur à leur table est à gauche
; chez nous elle est à droite. Leurs livres sont écrits
de droite à gauche; les nôtres le sont de gauche à
droite. En tête d'une lettre, ils mentionnent l'année d'abord,
le mois ensuite et la date en dernier.: nous faisons tout le contraire.
Ils disent le Grand-Pierre et nous disons Pierre-le-Grand. Enfin les
Français font usage de chemises et les Françaises de jupons
; les Chinois n'ont pas de chemises et les Chinoises n'ont pas de jupons.
» Le contraste sera complet, conclut l'auteur de ces lignes, si
nous ajoutons que leur visage ne trahit jamais les pensées du
cerveau, qu'ils sont sobres, persévérants en affaires,
respectueux à l'égard de leurs maîtres, dévoués
à leurs parents, polis dans leurs manières, aimant la
loi, aisés à gouverner si on les gouverne avec fermeté;
mais, par contre, ils sont faux, dissimulés, cruels, superstitieux,
et de mauvaise foi en affaires comme en politique... »
Vous voyez combien les Célestes nous ressemblent peu ; et vous
ne serez point étonnés de ce fait, en lisant les appréciations
de deux d'entre eux sur notre pays, nos habitudes, notre morale, d'y
trouver maints témoignages d'une incompréhension qui se
traduit fatalement quelquefois par des opinions sévères,
du dédain, voire même de l'antipathie.
***
A tout seigneur, tout honneur. Voici le mandarin Kou-Houng-Ming, secrétaire-interprète
du vice-roi Tcheng-Chi-Toung, qui étant venu en Europe il y a
quelques années, publia sur son voyage un livre écrit
en anglais et intitulé « Papers from à vice-roy's
yamen » (Papiers d'un yamen de vice-roi). Ce livre,
certes, n'est pas indulgent pour les Occidentaux, mais, cependant, de
tous les pays d'Europe, c'est le nôtre, semble-t-il, qui a trouvé
le plus de grâce devant le sévère mandarin.
M. Kou-Houng-Ming n'est pas un écrivain léger. Il se documente
avant d'écrire, et son exemple pourrait être utilement
proposé à beaucoup d'Occidentaux qui écrivent sur
les peuples d'Orient sans rien savoir de leur histoire et de leurs moeurs.
M. Kou a étudié l'histoire de France ; il la connaît
mieux à coup sûr que ne la connaissent beaucoup de Français,
et il porte parfois sur notre passé national et sur les grandes
figures de notre histoire des jugements qui ne sont pas dépourvus
de sagesse et d'intérêt. Sans doute, il se trompe quelquefois
et fait de malencontreuses confusions. Il s'imagine, notamment que Henri
IV et le grand Condé sont un seul et même Personnage...
Mais quoi !.. M. Kou est Chinois... Mettons-nous à sa place.
Et songeons un peu à la figure que nous ferions, nous autres,
si nous devions nous retrouver dans l'histoire de la dynastie des Soung
ou dans celle des Han ou dans celle des Ming.
Donc M. Kou parle de nous non sans bienveillance. Il est vrai qu'il
est moins aimable pour nos voisins de l'Est : « Si le peuple allemand,
dit-il, est le plus égoïste de l'Europe, le peuple français
est celui qui l'est le moins... »
Sachons gré à M. Kou de rendre cette justice à
notre générosité. Mais le mandarin s'empresse d'ajouter
que ce peuple français en dépit, ou peut-être à
cause de cette générosité, est de tous les peuples
d'Europe « le plus pitoyable - les Portugais exceptés ».
Sur quoi se base cette pitié que nous inspirons à M. Kou
?... Sur ce fait que nous inspirons à M.Kou ?... Sur ce fait
que nous n'avons plus d'élite, plus d'aristocratie, plus de maître
pour nous conduire. « Le peuple français, dit le mandarin,
n'a pas même un roi d'Yvetot... ».
Et cette expression, écrite en français dans le livre
de M. Kou, montre que le savant Chinois n'ignore pas la célèbre
chanson de Béranger.
« La France, dit M. Kou, n'a qu'un président qui est le
modèle des potentats, car sa fonction consiste à ne rien
faire » ; et il ajoute : « Le dernier maître véritable
- sinon parfait - qu'ait eu ce pays est mort à Sainte-Hélène.
»
Par exemple, si M. Kou témoigne de la pitié pour les Français
en général, il n'a guère de sympathie pour les
Parisiens en particulier.
« A la tyrannie des Parisiens, écrit-il, sont soumis les
vrais Français, les paysans... » Et cette observation n'est
pas dénuée d'à-propos. Il y a beaucoup de gens
qui ne sont pas Chinois et qui, depuis longtemps, déplorent les
effets de cette centralisation outrancière dont le résultat
est de subordonner sans cesse les intérêts généraux
du pays à ceux de la capitale.
Tout mandarin qu'il soit, M. Kou n'aime pas l'administration. Il exprime
le regret de voir qu'en fait d'aristocratie, la France n'a plus maintenant
que des bureaucrates. Nos fêtes démocratiques ne lui inspirent
que réflexions malveillantes. Il a assisté à un
bal de l'Hôtel de Ville et il n'y a goûté aucun plaisir.
C'est là qu'il a jugé les Parisiens « troupeau de
nullités, ayant de l'argent et de l'élégance, mais
pas de personnalité... Ce sont des bourgeois, s'écriet-il,
et avec Flaubert - M. Kou a lu Flaubert ! - j'appelle bourgeois tout
homme qui pense bassement... »
Il y a encore des gens que le mandarin n'aime pas : ce sont les Jésuites.
Il en dit pis que pendre dans son livre et leur attribue toutes les
faiblesses, toutes les misères, toutes les catastrophes de notre
histoire.
L'assassinat de Henri de Navarre, qu'il persiste à confondre
avec le Grand Condé, les tristesses du. règne de Louis
XIV, les horreurs de la Révolution, les revers de Napoléon,
jusqu'à la chute du second empire, tout cela c'est la faute aux
Jésuites. M. Kou a dû se documenter, pour écrire
l'histoire de France, dans les livres de Léo Taxil.
Par contre, M. Kou admire profondément nos écrivains.
« J'ai dit, écrit-il, qu'il n'y a plus d'aristocratie reconnue
en France : je me suis trompé, car la France a une aristocratie
formée de tous les grands littérateurs français...
»
Au surplus, il reconnaît à notre peuple une honnêteté
foncière, mais il lui reproche de la faiblesse, de la veulerie,
une résignation excessive vis-à-vis de ceux qui l'exploitent;
« Comme Voltaire le dit des hommes de son temps, écrit-il,
c'est le malheur des gens honnêtes qu'ils sont des lâches...
»
Et il conclut :
« La France, aujourd'hui, a besoin d'un Danton qui lui crierait
: De l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace ! »
Et ma foi, ces opinions, pour venir d'un Céleste, ne sont pas
si dénuées de sens et d'à-propos. Elles prouvent
du moins que ce Céleste a étudié notre langue et
notre littérature, observé d'assez près notre civilisation
et jugé sans trop de parti-pris nos usages et nos moeurs.
De combien de Français, parmi ceux qui ont écrit sur la
Chine, pourrait-on en dire autant ?
***
Avec le livre du mandarin Huan-Hsiang-Fu, nous tombons dans la véritable
critique, voire même dans la satire de nos moeurs. Ce livre est
intitulé les Diables Etrangers, et ce titre suffit pour
que vous vous rendiez compte tout de suite de l'esprit dans lequel il
est composé.
Le mandarin Huan a fait une grande tournée en Europe, et il a
consigné pêle-mêle toutes ses observations, tout,
qui tour à tour à suscité son admiration ou son
blâme. Je n'ai pas besoin d'ajouter que dans ses jugements sur
nos mœurs ceci tient plus de place que cela.
Pourtant, nos inventions en vue du bien être et des facilités
de l'existence ne laissent pas Huan indifférent. Il admire volontiers
combien nous avons su vaincre de difficultés pour simplifier
les actes de la vie quotidienne. Comme Adjroup Gumbo, dont je résumais
ici l'autre jour les impressions, Huan est enthousiaste des commodités
que présentent nos maisons modernes. L'ascenseur surtout, lui
paraît une chose merveilleuse et quasi surhumaine... Et comment
l'indolence orientale ne s'émerveillerat-elle pas d'un instrument
qui vous transporte ainsi sans effort jusqu'aux plus hauts étages
des maisons.
Mais le mandarin Huan a moins d'indulgence pour certaines de nos traditions
et de nos moeurs sociales.
D'abord nos habitudes de politesse le confondent d'étonnement
: l'usage du baiser, entre autres. Il a vu des enfants embrasser leurs
parents, et ce geste lui a paru tout à fait singulier :
« La forme la plus respectueuse de la politesse, dit-il, consiste
à placer les lèvres sur la partie inférieure du
menton de la personne à honorer, et à la faire claquer.
Il y a même des femmes qui agissent ainsi, ce qui est extrêmement
étonnant ».
D'ailleurs, tout ce qui touche à la galanterie, à la déférence
de l'homme pour la femme, déchaîne chez le mandarin la
stupéfaction :
« Hommes et femmes, dit-il, vont bras dessus, bras dessous dans
la rue, et personne n'en rit ; un homme rend à sa femme toutes
sortes de services d'ordre inférieur et personne ne se moque
de lui. »
Pour ce Chinois pénétré de la supériorité
de son sexe et imbu des vieilles traditions orientales qui traitent
la femme comme un être inférieur, toutes les marques de
politesse données par les hommes à la plus belle moitié
du genre humain sont quasiment des marques de folie. Il trouve singulier
qu'on entoure les femmes d'attentions, qu'on leur témoigne de
l'admiration, qu'à table on les serve les premières.
« Chaque jour, remarqua-t-il encore, il faut qu'elles aillent
se promener dans les rues ; si un mari voulait retenir sa femme à
la maison, il serait lui-même mis en prison. Au reste, chaque
homme ne peut avoir qu'une seule femme. Le souverain lui-même
n'a droit qu'à une seule reine. »
Quelle sympathie voulez-vous qu'un Chinois puisse avoir pour des gens
qui n'ont qu'une seule femme et qui les traitent avec de pareils égards
?
Nos idées sur la beauté féminine le déconcertent
également. Il ne peut comprendre que nous considérions
chez la femme « une large poitrine et une taille mince comme des
signes de beauté. »
La toilette des femmes d'Occident lui semble la chose la plus absurde
du monde.
« Beaucoup d'entre elles, dit-il, portent sous leurs vêtements
une sorte de treillage (le corset) qu'elles regardent comme un ornement.
Quand elles se présentent à la cour, elles tiennent comme
honorable de montrer leur peau nue. »
Nos habitudes culinaires ne trouvent pas plus grâce devant lui
que nos façons d'exprimer notre politesse. Il plaisante notre
manie de minuter la cuisson des plats :
Tout dans la cuisine est réglé d'après l'horloge,
dit-il. Ainsi un oeuf ne peut pas cuire plus de trois minutes, et un
poulet pas plus d'une heure... »
Nos vins d'Europe ne lui disent rien qui vaille. On lui a fait boire
du Porto : il en a été fort dégoûté.
Il est persuadé que ce vin est fabriqué « avec du
sang de porc. ».
Par exemple il porte sur certains excès de nôtre actuel
humanitarisme un jugement que bien des Occidentaux de bon sens approuveront.
Huan a visité nos prisons modernes et leur confortable l'a scandalisé.
Il ne peut comprendre qu'on fasse aux prisonniers des logis aussi sains
et aussi spacieux alors qu'il y a tant de braves gens logés dans
des taudis :
« On dirait, écrit-il, qu'on s'ingénie à
rendre la vie agréable aux criminels. Un tel système ne
serait pas applicable chez nous, sinon toute la canaille du pays commettrait
vols sur crimes afin de se faire envoyer en prison... »
Eh ! eh ! brave Huan, que n'avez-vous consulté nos statistiques
criminelles !... Vous verriez que c'est tout justement là le
résultat qu'à produit chez nous ce bel humanitarisme en
faveur des coquins.
Un détail de nos mœurs encore excite la réprobation
du mandarin.. C'est la façon dont on pratique en Occident le
suicide. Notez qu'il ne s'agit pas du suicide en lui-même. Huan
ne peut que l'approuver. En Chine, c'est chose naturelle et même
méritoire. On va jusqu'à élever, un monument à
la femme, qui se suicide pour ne pas survivre à son mari. Seulement
on se suicide sans se détériorer, par l'opium ou par l'asphyxie.
On a l'estime de son corps jusqu'à vouloir le conserver intact
même après la mort.
Huan nous reproche de n'avoir pas ce respect-là :
« La manière de se suicider des Occidentaux, dit-il, est
absolument répugnante. Souvent ils se jettent d'une plate-forme
haute de mille pieds (la Tour Eiffel, apparemment) ou bien ils se placent
sur les rails du chemin de fer, de sorte que leurs corps sont réduits
en bouillie et leurs os écrasés...»
Et le brave chinois s'étonne à bon droit que les Occidentaux
qui auraient, vu les ressources de leur science, tant de façons
de mourir en beauté, se fassent ainsi, de gaité de cœur,
hacher comme chair à pâté.
***
Telles sont, sur notre civilisation, sur nos moeurs, nos usages, nos
travers, les opinions de deux mandarins de conséquence. D'aucuns
les trouveront peut-être puériles ; mais il m'a semblé
pourtant qu'elles valaient d'être recueillies.
Ces impressions d'étrangers - et surtout d'étrangers éloignés
de nous par les moeurs, par le langage, par les traditions les plus
opposées aux nôtres - ne sont jamais sans intérêt.
Elles sont amusantes toujours, et parfois instructives, car elles nous
poussent à réfléchir sur tant de choses qui nous
entourent et que nous ne verrions pas si l'étranger qui nous
visite ne les signalait à notre attention par sa critique et
ses observations.
Ernest LAUT.
Le Petit Journal illustré
du 20 Mars 1910