CIVILISÉS ANTHROPOPHAGES

Des bandits chiliens massacraient pour
les dévorer des émigrants d'Arménie
Nos lecteurs trouveront dans notre « Variété
» tous les détails sur cette effroyable histoire de cannibalisme.
Ces brigands chiliens se sont livrés pendant cinq ans impunément
à leurs horribles forfaits. Enfin, ces temps derniers, grâce
à l'habileté d'un commissaire régional argentin,
le senor Torino, la bande a pu être arrêtée.
Elle se composait d'un grand nombre d'individus, hommes et femmes, brutes
abominables et rusées, qui terrorisaient tout le territoire du
Rio-Negro, situé au sud de l'Argentine.
Ces bandits guettaient au passage les Arméniens, émigrants
pitoyables qui circulent dans ces régions et aussi dans le gouvernement
du Nenquen, afin d'y vendre leur camelote.
Ils s'emparaient d'eux, les mettaient à mort et les mangeaient.
Dorénavant, un service de police mobile protégera ces
frontières du Chili, de l'Argentine et de la Patagonie, afin
d'empêcher le retour de pareilles horreurs.
VARIETE
Anthropophages
Chiliens cannibales. - Le filet de Turc
- L'anthropophagie à travers le monde. - La chair humaine est
« tendre comme du papier ». - L'opinion de l'homme qui a
mangé sa belle-mère. - Un Gargantua polynésien.
- Apologie scientifique du cannibalisme.
Il y a donc encore des cannibales !... Et, chose
inouïe, ces cannibales ne sont pas des Niams-Niams ou des Botocudos,
ce sont des habitants d'un pays civilisé...
Histoire atroce et singulière que cette histoire d'anthropophages
qui nous arrive de l'Argentine. Là-bas, aux frontières
qui séparent cette république du Chili, au sud du gouvernement
de la Pampa et au nord de la Patagonie, des bandits chiliens capturaient
les émigrants arméniens, leur volaient leurs marchandises
; après quoi, ils les tuaient, et non contents de les avoir volés
et tués, ils les mangeaient.
Pauvres Arméniens ! S'ils restent dans leur pays, ils risquent
d'être massacrés par les Turcs ; s'ils s'expatrient ils
risquent d'être mangés... I1 y a vraiment des peuples qui
n'ont pas de chance.
Bref, rendant cinq ans, ces bandits cannibales des frontières,
argentino-patagones dévorèrent de l'Arménien à
bouche que veux-tu.
Ils avouèrent, lorsqu'on les prit, les abominables gredins, qu'ils
trouvaient au « filet de Turc » - ainsi, désignaient-ils
la chair de leurs victimes - un goût tout à fait savoureux.
Car on les prit enfin, grâce à une opération de
police bien conduite, et ces sauvages sont à présent sous
les verroux.
Une revue illustrée de l'Amérique du Sud, Caras y
Caritas a donné récemment des détails fort
intéressants sur leur manière d'opérer.
Ces bandits sont tous Chiliens. Ils formaient une véritable tribu
dans laquelle les femmes n'étaient pas moins que les hommes,
friandes de viande humaine.
Quand les chefs de la tribu apprenaient l'arrivée d'une caravane
d'émigrants orientaux, ils réunissaient leurs troupes
et se concertaient. Parfois, ils allaient au-devant des malheureux Arméniens
et les invitaient a partager un festin dont le plat de résistance
était un mouton rôti à la broche et qu'arrosait
du vin à discrétion, sans oublier l'amer « maté
».
A l'heure où le repas touchait à sa fin, entre un verre
de maté et un verre de vin, les bandits chiliens égorgeaient
leurs convives. Ils se partageaient alors l'argent, les vêtements,
les marchandises, les bijoux s'il y en avait.
Puis, ils coupaient les cadavres en morceaux, et tandis que les amateurs
de chair humaine pouvaient satisfaire leurs goûts, d'autres bandits
emportaient les restes humains dans leur repaire de montagne et les
brûlaient. Une fois, les os réduits en poudre, ils en remplissaient
des sachets qu'ils portaient en guise d'amulettes contre la maladie
et contre les « persécutions » de la police.
On a retrouvé dans les repaires de la bande, des ballots de marchandises
volées et des débris humains ; les femmes avouèrent
sans se faire prier qu'elles accommodaient la chair des Arméniens
tués ; et les hommes déclarèrent avec un affreux
cynisme que, s'ils avaient mangé les malheureux émigrants
assassinés par eux, c'était pour apprécier la différence
qu'il pouvait y avoir entre la chair des animaux et celle des «
Turcs ».
Ces gredins sinistres pratiquaient le cannibalisme en gastronomes...
***
Un anthropologiste assure que anthropophagie se rencontre au berceau
de tous les peuples... Les lointains aïeux des peuples européens
furent-ils anthropophages?... Nous n'en avons aucune preuve, Dieu merci,
sauf pourtant une affirmation de Saint-Jérôme qui prétend
que les anciens Écossais se montraient très friands de
viande humaine et en particulier de la chair des jeunes garçons
et des jeunes filles.
Mais, à part cette assertion fâcheuse pour les ancêtres
des Highlanders, l'histoire des peuples européens ne nous offre
que des cas de cannibalisme justifiés, si l'on peut dire, par
les circonstances dans lesquels ils se produisirent. Tel le cas d'Ugolin
enfermé avec ses enfants dans la Tour de la Faim et dévorant
ceux-ci pour leur conserver un père, tel celui des naufragés
de la Méduse de tragique mémoire.
Au cours de certains sièges, où sévit la famine,
de nombreux actes d'anthropophagie se produisirent. Un chroniqueur raconte
qu'en l'an 1030, pendant une disette affreuse, on chassait en France,
l'homme comme un gibier. Un boucher de Tournay osa même mettre
en vente de la chair humaine. Il fut, pour ce fait, condamné
à être brûlé vif.
En 1590, pendant le siège de Paris, par Henri IV, des soldats
capturaient les enfants, les tuaient et se nourrissaient de leur chair.
Au siège ,de Gènes, en 1799, on vit d'horribles scènes
d'anthropophagie. Edouard Gachot, l'historien de Masséna, rapporte
que le peuple broyait pour s'en nourrir les ossements arrachés
à des sépultures nuitamment violées, et qu'on vit
,des femmes dévorer leurs enfants morts.
Le maréchal Soult raconte :
« Je vis plusieurs cadavres restés sur le champ de bataille
du dernier combat, entièrement décharnés par nos
soldats, qui n'avaient pu assouvir autrement leur faim. Ce fut le chef
de la garde, nommé Mouton, qui m'en donna le premier avis. Je
ne voulais pas le croire. Il me fit faire le tour d'un rocher au pied
duquel nous nous étions battus deux jours avant. Dès que
nous l'eûmes tourné nous nous trouvâmes en présence
d'une certaine quantité de soldats qui dépeçaient
comme des vautours; des cadavres de grenadiers hongrois demeurés
là. Ils se sauvèrent dès qu'ils nous aperçurent,
mais je pus fort bien les reconnaître... »
Point n'est besoin de remonter très haut dans le passé
pour trouver des faits de cannibalisme à l'actif des Européens.
Rappelez-vous l'histoire de la mission Flatters. Après l'assassinat
de l'explorateur, plusieurs de ses compagnons durent se nourrir de chair
humaine.
En 1884, des matelots anglais perdus sur une barque, au milieu de l'océan,
tuèrent leur mousse et mangèrent sa chair crue et saignante.
Recueillis par un navire et ramenés en Angleterre, ils furent
pour ce fait, traduits devant les assises et acquittés.
Le jury anglais pensait apparemment comme Toussenel, lequel dit : «
J'excuse tous les coupables qui ont faim, parce que la première
loi pour tous les êtres est de vivre... »
***
Mais si l'Europe ne nous offre que des actes accidentels d'anthropophagie,
par contre, l'abominable pratique s'est rencontrée et se rencontre
encore à l'état d'habitude, chez plus d'un peuple des
autres parties du monde.
Dans l'Inde, il y avait jadis des peuplades qui mangeaient le foie de
leurs ennemis tués à la guerre. En Chine, pendant la longue
guerre civile des Taï-pings, on constata maints faits de cannibalisme.
Un marchand anglais de Changaï raconta qu'il vit un jour un de
ses domestiques apporter le coeur d'un rebelle et le manger pour se
donner du courage.
Cette croyance qui consiste à manger le coeur ou l'oeil de son
ennemi pour s'approprier ses qualités, sa force, son courage,
se retrouve chez beaucoup de peuples primitifs. Ainsi faisaient les
Hurons, les Iroquois et les Caraïbes, avant la conquête yankee,
c'est-à-dire au temps où il y avait encore des Hurons,
des Iroquois et des Caraïbes.
Les Polynésiens, à l'époque où les premiers
explorateurs européens visitèrent leurs îles, avaient
ces mêmes traditions d'anthropophagie. Ils croyaient qu'il fallait
surtout manger l'oeil gauche de l'ennemi vaincu, non point que cet oeil
fût le morceau le plus fin, mais parce que là résidait
l'âme du défunt, et qu'en absorbant cette âme, on
doublait son être.
Leur anthropophagie, cependant, n'était pas uniquement mystique
: il y entrait aussi quelque gourmandise. Un chef mélanésien,
d'ailleurs très doux et qui avait accueilli les Européens
avec beaucoup d'affabilité, disait au voyageur Earle pour l'engager
à goûter à la chair humaine que cela était
« tendre comme du papier ».
Il paraît cependant que tous les plats humains ne sont pas également
bons. Le docteur Clavel qui explora les îles Marquises, en 1884,
rapporte ceci :
« J'ai connu, dit-il, un chef de Hatihéu qui avait mangé
sa belle-mère... »
Et il ajoute : « Comme je lui demandais s'il avait trouvé
cela bon, il fit un geste de répugnance...»
L'anthropophagie était en usage à peu près partout
en Océanie, chez les Papouas, chez les Néo-Calédoniens,
aux Nouvelles-Hébrides.
Mais la terre classique du cannibalisme c'était l'archipel de
Viti.
John-Denis Macdonald, qui explora ces îles, il y a un demi-siècle,
raconte que les naturels et surtout les hommes des castes élevées,
les chefs, se nourrissaient presque uniquement de viande humaine et
se faisaient gloire, le montrer, dans ces horribles festins, d'insatiables
appétits.
Ils tenaient même une sorte de comptabilité macabre des
corps dévorés par eux ; et, choisissant un arbre, ils
faisaient dans l'écorce, une incision chaque fois que leur cannibalisme
avait fait une nouvelle victime.
Un missionnaire rapporte à ce sujet, le fait suivant, à
peine croyable, s'il n'en attestait sérieusement la véracité
:
« Parmi les chefs les plus renommés pour leur anthropophagie,
Ra-Undreundu fut le plus fameux de tous sans contredit. Il était
un sujet d'étonnement et d'horreur pour les Vitiens eux-mêmes...
Ra-Vatu,le fils de ce cannibale se promenant un jour, au milieu de ses
domaines héréditaires, avec le missionnaire qui l'avait
converti au christianisme, montra à son compagnon des rangées
de pierres placées là pour indiquer le nombre de corps
humains que Ra-Undreundu avait dévorés. On eut la curiosité
de les compter, et il s'en trouva huit cent vingt-deux. Si quelques-unes
de ces pierres n'avaient pas été enlevées, on serait
arrivé à neuf cents. Ra-Vatu affirma que son père
avait seul mangé tous ces corps, sans jamais admettre aucun convive
à ses affreux festins... »
Gargantua n'était en vérité qu'un petit mangeur
après de ce cannibale polynésien.
« L'anthropophagie, ajoute John Macdonald, a, du reste, chez les
Vitiens un caractère d'autant plus révoltant qu'elle ne
dérive pas seulement comme chez la plupart des tribus sauvages,
d'un sentiment de vengeance poussé à son extrême
limite ; c'est un goût spécial, une prédilection,
un raffinement de gourmandise, si on peut le dire. La chair humaine
est le mets par excellence et, pour se le procurer, il n'est pas besoin
du prétexte d'une offense à punir... »
C'est, en somme, le même goût pervers qui a poussé
les Chiliens récemment arrêtés à manger les
corps des Arméniens tués par eux.
Ces bandits faisaient ainsi revivre en pays civilisé, les moeurs
des peuplades les plus sauvages.
S'il fallait tracer l'histoire du cannibalisme en Afrique, nous n'en
finirions pas. L'abominable pratique subsiste encore chez beaucoup de
peuples du centre africain.
La plupart des explorateurs ont rapporté là-dessus des
détails horribles. Le docteur Schweinfürt a vu chez les
Niams-Niams, cet épouvantable tableau :
« Sous un éblouissant soleil de midi, dit-il, entre deux
cabanes dont les portes étaient ouvertes, en face l'une de l'autre,
un enfant nouveau-né et mourant gisait sur une natte. A la porte
de l'une des cabanes, un homme jouait tranquillement de la mandoline
; à l'autre porte, une vieille femme au milieu d'un groupe de
jeunes garçons et de jeunes filles, coupait et préparait
des gourdes pour le souper. Une chaudière, pleine d'eau bouillante,
était toute prête : on n'attendait que la mort de l'enfant,
dont le cadavre devait servir au plat principal... »
Depuis l'époque où l'explorateur allemand parcourut l'Afrique,
il est vrai que la civilisation européenne a pénétré
jusqu'au coeur du continent noir. Les pratiques barbares reculent et
s'effacent peu à peu devant elle et le jour est prochain, sans
doute, où l'anthropophagie, si elle n'a point disparu complètement,
n'existera plus qu'à l'état d'exception et comme le souvenir
d'un horrible passé.
***
Or, voici qui est singulier : C'est à l'heure où ces pratiques
barbares disparaissent que la science semble les justifier.
Je m'explique : D'après une théorie de deux savants allemands,
MM. E. Fischer et Abderhalden, théorie basée sur de nombreuses
expériences, il est admis aujourd'hui par la physiologie que
la chair qui est le plus complètement assimilée par un
animal carnivore n'est autre que la chair des animaux de même
espèce. Il est prouvé que, dans ces conditions, la digestion
s'accomplit le plus rapidement et avec le minimum de déchets.
Des savants français ont fait à ce sujet des expériences
qui confirment la théorie des savants allemands. Ils ont pris
des grenouilles, ont nourri les unes avec du veau et les autres avec
de la chair de grenouille, et ils ont constaté que dans un même
temps ce sont ces dernières qui ont augmenté de poids.
Et pourtant nul n'ignore que la chair de la grenouille contient moins
d'albumine que celle du veau.
Ils ont donc conclu à la justesse de cette théorie. En
conséquence de ces constatations physiologiques, la chair de
l'homme doit être pour l'homme celle qui se digère le plus
facilement, celle qui, pour employer une expression populaire qui traduit
bien la pensée « profite » le plus. C'est la chair
la mieux adaptée, la mieux assimilée parce que c'est celle
qui fournit les éléments les plus semblables à
ceux des tissus.
Et voilà comment, à l'heure où la civilisation
supprime l'anthropophagie, la science physiologique la justifie et en
fait en quelque sorte l'apologie.
Ne le disons point aux sauvages, non plus qu'à ces Chiliens abominables
qui dévoraient les émigrants arméniens. Ils s'en
feraient un argument pour défendre leurs horribles pratiques.
Quant à nous autres, civilisés, nous pouvons, j'imagine,
contempler en face de pareilles constatations. Si mauvaises que soient
nos digestions, j'aime à croire que nous préférerons
digérer mal toute notre vie, plutôt que de chercher dans
une telle alimentation un remède à nos maladies d'estomac.
Ernest LAUT