UN DUEL A COUPS DE MANCHE DE FOUET


Les deux cochers de fiacre qui furent les héros de cette rencontre, avaient, jusqu'à ces jours derniers, entretenu les relations les plus pacifiques. Malheureusement, comme dans la fable, une poule survint, sous l'aspect d'une fort accorte blanchisseuse.
Et aussitôt les deux hommes se jalousèrent ; d'aigres propos furent échangés.
Cette rivalité leur inspira une solution assez moyenâgeuse : ils résolurent de se rencontrer sur le talus des fortifications, non pas le bâton à la main comme les vilains de jadis, mais armés chacun d'un fouet solide dont ils convinrent de s'enrouler la lanière autour du poignet afin de mieux utiliser le manche.
Donc, un de ces derniers soirs, les deux hommes, torses nus, s'administraient une formidable tournée de coups de manche de fouet, lorsque des agents cyclistes, arrivés sans bruit, mirent fin à cette étrange rencontre.
Il était temps ; les deux cochers avaient le visage en sang.
Le plus triste de l'affaire, c'est que la jeune personne en l'honneur de qui les deux automédons se sont rossés a nettement déclaré qu'elle ne donnerait jamais son coeur à un homme qui manie si habilement un manche de fouet.

VARIÉTÉ
A propos du Terme

LES LOYERS QUE PAYAIENT NOS ANCÊTRES
Avril. - La préoccupation de se loger. - Un peu de statistique. - La valeur des maisons et des loyers depuis sept cents ans.
- Que coûterait Paris s'il était à vendre ?.

En feuilletant naguère l'almanach fantaisiste que publiait, il y a quelque vingt-huit ou trente ans, Alexis Martin, j'ai trouvé ce charmant sonnet intitulé Avril. Je m'en voudrais à tout jamais de ne point le reproduire en commençant cette chronique sur le terme :

Avril, je t'attendais pour venir m'égayer
Du bruit de ta chanson alerte et printanière.
Parle-moi de gaieté, d'amour et de lumière...
Avril, m'interrompant, se mit à bégayer :
Au quinze du courant vous plaira payer
En bons billets de banque ou sonnant huméraire,
A l'ordre de monsieur Vautour, Propriétaire,,
Le montant intégral d'un terme de loyer :
« Et, de plus, votre part de l'impôt du foncier,
Le ramonage, l'eau, le droit au luminaire,
Le timbre de quittance et le sou du portier
« Aux mains du-dit Vautour ou de son mandataire,
Avant qu'il soit midi : car, faute de ce faire,
Vous recevrez le seize un congé par huissier. »

Hélas ! oui, Avril, « l'honneur et des bois et des mois », n'évoque pas seulement dans l'esprit des infortunés Parisiens toutes les douceurs du printemps, il évoque aussi toutes les rigueurs de leur état de locataires.
C'est le mois où il faut payer son terme.
Vous me direz que ce n'est pas le seul mois où s'impose cette douloureuse échéance, et qu'il en est de même en janvier, en juillet et en octobre... C'est vrai, mais il semble qu'à l'heure où tout se réveille, où tout est joie dans la nature, le contraste soit plus sensible.
Ah ! tout n'est pas rose, dans l'existence des peuples civilisés, et ce qu'on est convenu d'appeler le progrès nous a joliment compliqué la vie. Nos lointains aïeux vivaient dans des cavernes ou dans des huttes dépourvues de confortable, mais ils ignoraient toutes les préoccupations que nous imposent la civilisation moderne et le respect des usages sociaux... N'étaient-ils pas plus heureux que nous ?
Or, de toutes ces préoccupations, celle du logement n'est pas la moindre. Se loger convenablement dans une ville comme Paris, devient un problème de plus en plus difficile à résoudre pour quiconque n'est pas pour le moins millionnaire. On ne voit plus s'élever aujourd'hui, même dans les quartiers excentriques, que de somptueuses et imposantes bâtisses munies de tout le confort - eau, gaz, électricité, salles de bains, chauffage central - tout cela est parfait.. oui, mais voyez les prix... Comment diable voulez-vous que l'ouvrier ou l'employé modeste aillent se loger dans ces palais ? Le loyer absorberait la moitié de leurs salaires.
Et puis, vous connaissez l'antienne :
« Pas de chiens, pas de chats, pas d'oiseaux, pas d'enfants ! » Malheur aux familles nombreuses ! Elles ne peuvent plus trouver à se loger. On les condamne aux taudis, aux bicoques. Les portes des maisons confortables se ferment devant elles... Et nos bons sociologues fulminent contre la dépopulation.
Ah ! le vers de Virgile est toujours vrai...
Heureux l'homme des champs, heureux celui qui,
Sous quelque pauvre toit, délivré de l'envie,
Jouit des doux plaisirs de la rustique vie ! ...
Avoir son toit, sa maisonnette, si modeste soit-elle, son jardinet, si petit soit-il, c'est une des plus pures satisfactions de ce monde. Que celui qui à cela n'envie pas le sort de l'ouvrier ou de l'employé parisien forcé de vivre en des logements étriqués et malsains, dans des rez-de-chaussée où le soleil ne pénètre jamais, dans des sixièmes où l'on gèle en hiver, où l'on étouffe en été... La solitude dans une chaumière en pleins champs vaut mieux que cette promiscuité des maisons des grandes villes où sont entassées tant de familles laborieuses, au mépris de la morale comme au mépris de la santé.

***
Aimez-vous la statistique ?... En ce cas, voici quelques chiffres qui seront probablement de nature à vous intéresser. Il y a Paris 1.250.000 appartements ou logements destinés à être loués. Sur ce nombre, on en compte toujours, en moyenne, 28.000 à 30.000 qui sont vacants. Parmi ces derniers, il n'en est guère qu'une vingtaine dont le loyer annuel dépasse 20,000 francs et une cinquantaine d'un loyer annuel de plus de 10.000 francs. Par contre, plus de 15.000 sont d'un loyer inférieur à 500 fr.
A présent, vous plaît-il de savoir quel est le mouvement de fonds qu'entraîne quatre fois pas an le paiement des loyers à Paris ?... Tenez-vous bien !... Le chiffre est de ceux qui vous renversent. A chaque échéance de terme, c'est une somme formidable de plus de 125 millions qui passe de la poche des locataires dans l'escarcelle des propriétaires.
Sachez encore que la valeur réelle totale des locaux d'habitation à Paris est d'environ 520 milions, somme dont il faut déduire 20 millions, si l'on veut obtenir la valeur locative des locaux effectivement occupés.
L'histoire des augmentations de la valeur du terrain et de la valeur immobilière à Paris est un sujet plein d'intérêt. Je ne crois pas qu'elle ait jamais fait l'objet d'un travail spécial, mais on en trouve les éléments dans les ouvrages économiques d'une documentation si sûre de M. le vicomte d'Avenel.
C'est ainsi que dans un chapitre de son dernier volume : « Découvertes d'histoire sociale », M. d'Avenel démontre que la valeur du sol parisien depuis le moyen âge jusqu'à nos jours, a augmenté de 1 à 500. Heureux les Parisiens qui ont hérité de leurs pères un morceau de ces quelques kilomètres carrés qui composent la superficie de notre capitale !...
« L'hectare de terrain, compris dans les vingt arrondissements de Paris, valait en moyenne, au XIIIe siècle, 2.600 francs il vaut aujourd'hui 1.297.000 francs. Autrement dit, le mètre carré est montée dans cet intervalle de six cents ans, de 26 centimes à 130 francs. » Les Parisiens du temps de Philippe le Bel pouvaient, à bon compte, devenir propriétaires fonciers. Le mène carré valait 4 centimes en 1303 entre le Châtelet et les Tuileries, et 1 centime au faubourg Saint-Honoré (village du Roule), en 1309.
Sous Charles V, la valeurs des terrains avait légèrement augmenté, mais on pouvait encore en acheter sans être millionnaire.
En 1370, on payait le mètre carré 16 centimes à l'endroit où se trouve aujourd'hui le faubourg Montmartre. Et sous Charles VII, en 1399, on pouvait s'en offrir à raison de 24 centimes sur l'emplacement actuel du boulevard des Italiens.
En 1234, raconte M. d'Avenel, un Anglais achetait 2 hectares 70 ares de marais à peu près à l'encoignure du faubourg Montmartre et de la rue Bergère. Il les payait assez cher, environ 12.000 francs de notre monnaie. .. Aujourd'hui, à 1.000 francs le mètre, prix qui n'a rien d'exagéré pour la partie du faubourg Montmartre qui avoisine le boulevard, cet emplacement représenterait une valeur de 27 millions de francs.
Mais parlons un peu de la propriété bâtie. Elle aussi a singulièrement augmenté à Paris depuis six ou sept siècles, mais infiniment moins cependant que la valeur des terrains.
Sous le règne de Saint Louis, la maison la plus chère dont le prix ait été relevé par M. d' Avenel est une maison de la rue de la Parcheminerie, qu'on appelait la Maison du Chantre de Notre-Dame. Elle valait 10.880, en 1225. La moins chère est celle d'un boucher de la rue du Sablon, cotée 1.200 francs en 1235.
Quant aux loyers, le plus bas est de 36 francs, rue Notre Dame. Dans la rue de la Saunerie, on trouve des maisons dont le loyer monte jusqu'à 3.600 francs en 1246. Pour la période 1200-1250, la moyenne des bâtiments accuse un chiffre de loyer de 500 francs par maison.
Dans les cinquante dernières années du XIIIe siècle, ces prix augmentent de plus de moitié. Néanmoins, le bourgeois, l'ouvrier, peuvent encore se loger à bon marché. « Un homme d'armes paie 800 francs de loyer pour une maison de la rue de la Calandre ; un charpentier paie 600 francs rue Zacharie. Le long des rues Saint-Denis, Saint-Landry, qui sont cependant des artères en vogue, il existe des maisons à 400 francs par an. Et si l'on se contente d'un étage d'une maison dans la rue Pavée, on peut en 1286, se le procurer pour 28 francs.
La valeur des maisons et le prix des loyers n'allaient pas constamment en s'accroissant régulièrement au cours des siècles, comme on pourrait se l'imaginer. Ils subirent des fluctuations fort sensibles résultant des événements politiques et du plus ou moins de tranquillité de la ville.
C'est ainsi qu'après s'être accrus dans la première moitié du XIVe siècle, ils accusèrent une baisse énorme dans la seconde.
Au début du XVe siècle; ils se relèvent un peu pour retomber bientôt très bas. Rues Saint-Martin, de Jouy et de la Hucherie, des maisons sont louées 114 et 78 francs ; rue Mouffetard et rue de Venise, elles ne trouvent locataires qu'à 42 et 48 francs par an.
Au XVIe siècle, nouvelle hausse. La propriété bâtie a presque triplé de valeur.
La plus-value est encore plus sensible pendant le XVIIe siècle. « Elle a pour cause, à la fois, dit M. d'Avenel, le renchérissement des terrains et celui des matériaux de construction. Le progrès du luxe y joue son rôle l'aisance accrue de la bourgeoisie parisienne, et aussi l'immigration dans la capitale d'une partie de la haute noblesse, de la noblesse riche, tout au moins qui devenait la haute noblesse en dépensant ses revenus à Paris, et qui, de tous les points du royaume, vint y élire domicile. Sous ces influences multiples, le prix moyen des immeubles parisiens, qui avait été de 5.650 francs au XVe siècle, et de 15.500. au XVIe, sauta, au XVIIe, à 75.000 francs.
« La moyenne des loyers était de 1.800 francs au commencement du XVIIe siècle ; de 1650 à 1675 elle passa à 4.400 francs. Sous la Régence, elle retomba à 3.000 francs.
» Un avocat payait, en 1601, 9.000 francs par an, rue Saint-Pierre-aux-Boeufs : un marchand de vins 2.300, rue de la Mortellerie ; un fripier de la rue Guérin-Boisseau ne payait sa maison que 600 francs en 1613. L'ambassadeur d'Angleterre, lord Cherbury, louait 15.000 francs par an l'hôtel qu'il habitait rue de Tournon, en 1620.
En 1633, une maison neuve de la place Maubert, composée de six chambres, un pavillon, deux caves, deux boutiques, une cour et un puits, se louait 1.940 francs. Pour 8.250 francs, on avait un beau logis près du Louvre avec sept chambres, cabinets, grande salle, jardin et écurie pour onze chevaux.
» Trente ans plus tard, les maisons les plus ordinaires allaient de 2.000 à 6.000 francs de loyer.»

***
Au XVIIIe siècle, les loyers diminuent un peu. Il est vrai que Paris s'étend, que de nouveaux quartiers se forment aux alentours des boulevards. Vers 1750, on commence à franchir la ligne des anciens remparts. La Chaussée-d'Antin et les rues qui l'avoisinent se peuplent de maisons. Bientôt même, Il est de bon ton d'habiter ces nouveaux quartiers et cette faveur y fait monter les loyers dans des proportions considérables.
J'ai retrouvé un témoignage typique de cette vogue : c'est une lettre écrite en 1803 par une vieille dame qui se vantait d'avoir été l'une des premières habitantes de la Chaussée d'Antin et qui y avait dû subir, à son grand dommage, toutes les conséquences que cette faveur eut forcément sur le renchérissement des loyers.
« Lorsque je vins, disait cette douairière habiter à la Chaussée-d'Antin, il y a quarante-cinq ans, -c'est-à-dire en 1757, ce quartier n'était pas alors le plus beau de la capitale. J'occupais un logement au premier et assez joli pour y recevoir bonne compagnie. Les temps sont bien changés ! Non que je sois ruinée par les circonstances, comme chacun dit ; j'ai autant de revenu qu'auparavant, mais j'ai quarante-cinq ans de plus, et, d'étage en étage, je suis montée du premier au quatrième. L'histoire de mes déménagements serait curieuse à conter ; je vous en fais grâce. Je montai au second en 1779, époque où la fureur de bâtir dans ce quartier saisit tous les capitalistes et tous les cordons-bleus de la ferme générale. Je montai au troisième en 1781, où la fureur de se loger dans ce quartier saisit toutes les actrices et les courtisanes de haut parage. Je montai enfin au quatrième en 1799 lorsque la fureur de se promener sur le boulevard Italien - ce qui lui fit donner le nom de boulevard de Coblentz - nous amena dans ce quartier toutes les merveilleuses nouvellement décrassées, les nouveaux riches du perron du Palais-Royal et tous les élégants à paole saquée. Je ne sais où cela s'arrêtera ; mais je n'ai plus qu'un étage à monter pour être sous le toit, et, ce qui va vous paraître singulier, c'est que je paie mon quatrième beaucoup plus cher que je ne payais, il y a quarante-cinq ans, mon premier... »
Si la dame qui écrivait ceci en 1803 n'eût été alors fort âgée, elle eût pu ajouter encore plus d'un chapitre à l'histoire de ses déménagements et plus d'une litanie à ses plaintes sur la cherté des loyers. La vogue de ce quartier ne fit que grandir au cours du dernier siècle. Aujourd'hui, pour le prix dont elle payait, il y a cent ans, son appartement, la pauvre dame ne trouverait même plus à se loger sous les combles.
Et cela, c'est l'histoire de tous les quartiers de Paris. La valeur du sol, la valeur des immeubles et le prix des loyers n'ont pas cessé de s'accroître dans des proportions considérables... « Que coûterait aujourd'hui Paris s'il était à vendre ? dit M. d'Avenel... Qu'aurait coûté le Paris de nos pères ?
» Au XVIe siècle, où l'on comptait dans la capitale 14.000 maisons à 15.000 francs chacune, la propriété bâtie représentait 182 millions de francs. Au XVIIe siècle, les 20.000 maisons de Paris valaient ensemble 1.482 millions, c'est-à-dire huit fois plus que, cent ans auparavant, pour la capitale des derniers Valois.
» La valeur du Paris de Louis XV s'élève à son tour à 2 milliards 600 millions, pour les 26.000 maisons qui se trouvaient dans les limites de l'octroi d'alors.
» Enfin, en 1910, nos 83.000 maisons parisiennes atteignent le prix de 10 milliards 800 millions... »
Oui, tout cela a singulièrement augmenté au cours des siècles... Mais savez-vous ce qui proportionnellement a augmenté encore plus que tout cela ?... C'est l'impôt, ou plutôt les impôts sur la terre, sur la propriété bâtie, sur la lumière même ; ce sont les diverses contributions qui frappent le locataire aussi bien que le propriétaire, c'est la taxe foncière, c'est la taxe mobilière, c'est l'impôt des portes et fenêtres... C'est tout ce qu'il faut payer à l'Etat qui ne vous donne rien en échange...
Ah ! quand on songe à tous ces loyers qui augmentent, à tous ces impôts qui s'accroissent, à tout ce qu'il faut dépenser pour se loger parfois si incommodément, oui, quand on songe à tout cela, on s'écrierait volontiers avec Ponchon :

Puisqu'en ce siècle de progrès,
Il faut encor payer son termes,
Allons vivre au fond des forêts...
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 17 Avril 1910