UNE FÊTE PITTORESQUE ET TRADITI0NNELLE



Le cortège des Géants à Valenciennes

Nous avons consacré notre « Variété », à cette curieuse coutume des promenades de géants qu'on retrouve dans presque toutes les vieilles cités de Flandre française et de Belgique.
Tous ces géants de Lille, de Douai, de Dunkerque, de Calais, de Bruxelles, d'Ath, etc., se sont trouvés réunis dimanche dernier dans une imposante cavalcade organisée à Valenciennes par une vieille société de cette ville, la société des « Incas ».
Le nom bizarre de cette société s'explique par le fait que lors de sa création, en 1825, les membres qui la composaient, ne disposant que de ressources modiques, et cherchant un costume original et simple, avaient choisi celui des héros du livre alors fameux de Marmontel sur les Incas.
Depuis bientôt un siècle, les « Incas », de Valenciennes ont organisé à maintes reprises de superbes cortèges historiques. Ils sont passés maîtres en pareille matière. Et leurs initiatives, aussi artistiques qu'originales, valent d'autant plus d'être applaudies qu'elles ont toujours pour but la bienfaisance, et qu'en organisant toutes ces belles fêtes pittoresque et traditionnelles, la vieille société se préoccupe avant tout de justifier la belle devise inscrite sur sa bannière : « La Charité nous conduit. »

VARIÉTÉ
Le Pays des Géants

Un cortège pittoresque. - Les géants de Flandre, et de Belgique. - La légende de Lydéric et Phynaërt. -- Gayant et les Douaisiens. - Comment Jean de Calais régna sur le Portugal. -- Napoléon et les géants.

Il y eut dimanche, dans une de nos vieilles villes septentrionales, à Valenciennes, une fête traditionnelle des plus pittoresques : la promenade de tous les géants de Flandre et de Belgique réunis.
Tout le monde sait que la Flandre française et la Belgique, sa voisine, sont des contrées où l'on tient les géants, en une estime spéciale. Là-bas, point de bonne fêtes sans quelque exhibition ou promenade de géants. Mais ces géants là ne sont pas terribles : ils ne sont qu'en osier. Tout au plus ont-ils la tête et les mains en carton.
Chacune des vieilles cités du pays de Flandre a son géant ; certaines en possèdent même toute une famille ; et le peuple les aime et les acclame, car il ne les voit par les rues qu'aux jours de fête patronale.
En général, ces géants sont nés de quelque lointaine et pittoresque légende du moyen âge. Lille, par exemple, exhibe les deux personnages de la fondation de la ville : Lydéric, premier comte de Flandre, et son mortel ennemi Phynaërt, roi de Cambrai au temps de Clotaire II.
Ce monarque cambrésien n'était à vrai dire qu'un brigand qui détroussait les voyageurs. C'est ainsi qu'il tua Salvaërt, prince de Dijon tandis que ce trop confiant bourguignon traversait la forêt de Cambrai en compagnie de son épouse Emelgaïde.
Cette dernière était sur le point d'être mère. Recueillie par un ermite, elle mit au monde un fils qui reçut le nom Lydéric.
Mais les gens de Phynaërt étaient à sa poursuite. Pendant une absence de l'ermite, ils découvrirent sa retraite, et la malheureuse princesse n'eut que le temps de mettre son enfant à l'abri derrière un buisson. Livrée à Phynaërt, elle fut enfermée dans une tour de son castel.
Vingt ans après, Lydéric, élevé par le xnobite et mis au courant du secret de sa naissance, se rendit à Soissons à la cour de Clotaire et demanda au roi la permission d'appeler Phynaërt en champ clos.
Le combat eut lieu à Lille en présence de Clotaire et de tous ses seigneurs. Phynaërt fut vaincu, Emelgaïde délivrée et Lydéric obtint du roi tous les biens du meurtrier avec le titre de Grand Forestier Flandre.
Ainsi, la légende des temps héroïques du pays de Flandre, revit dans l'esprit populaire, lorsqu'aux jours de festivités Lydéric et Phynaërt déambulent gravement par les rues de la métropole flamande. Et, à les voir marcher côte à côte, comme compère et compagnon, il semblerait que le temps, ce grand pacificateur, a réconcilié enfin ces implacables ennemis d'autrefois.

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A Douai, nous trouvons Gayant et sa famille.
Les Douaisiens ne sont pas absolument d'accord sur l'origine de leur géant. La légende en fait un terrible pourfendeur de Sarrasins et peut-être est-il la personnification de quelque vaillant chevalier qui aurait sauvé la ville d'une invasion normande
Quoi qu'il en soit, les habitants de Douai ont pour ce personnage légendaire un attachement filial ; ils l'appellent leur « grand-père » et se disent « Enfants de Gayant ».
Chaque année, le premier dimanche de la fête communale, on promène Gayant en compagnie de Mme Gayant sa femme, qu'on appelle aussi Marie Cagenon, et de leurs enfants : Jacquot, Mlle Fillion et Binbin, que le peuple nomme aussi « Tiot Tourni », ce qui veut dire « petit louchon », parce que d'un oeil il regarde en Champagne, et de l'autre en Picardie.
Le « jour de Gayant », tout Douai est dans la rue ; et, de toutes parts, les originaires de la ville ne manquent pas d'y revenir.
On conte qu'en 1745 une compagnie d'artillerie, en majeure, partie composée de Douaisiens, et dont M. de Bréande était capitaine, assistait au siège de Tournai. Cette ville venait d'être prise, lorsque, le lendemain M. de Bréande est averti par un sous-officier que tous les militaires de sa compagnie ont déserté. Le capitaine est d'abord ému d'une pareille nouvelle. Mais bientôt il éclate de rire : il vient de se rappeler, lui qui connaît Douai, que c'est le jour de la fête du Gayant : « Sois tranquille, dit-il à son sous-officier, les enfants de Gayant sont fidèles à leur devoir ; et nos gens reviendront dès qu'ils auront vu danser leur grand'père ».
Car Gayant et sa famille dansent par les rues, ou plutôt, ils se dandinent sur un air très particulier et non sans charme qui rappelle un peu celui de la chanson « Allez-vous-en gens de la noce ». Cet air est pour les Douaisiens ce qu'est pour les Suisses le Ranz des Vaches. Il les émeut profondément ou leur cause, surtout lorsqu'ils sont éloignés de leur ville natale, une joie indescriptible.
M. Thiéophile Denis, l'écrivain bien connu, qui est originaire de Douai, me contait un jour à ce propos cette anecdote :
- C'était, me disait-il, en 1854. La musique du 30 régiment de ligne venait d'attaquer l'air de Gavant sur une promenade de Rennes, appelée La Motte.
Je faisais partie de l'auditoire. Pendant que j'écoutais, doucement ému, ces notes dont le charme particulier me rendait la vision de mon pays en fête, je remarquai tout à coup à quelques pas devant moi deux hommes du peuple en vêtements de travail, les traits souriants et les yeux humides, se presser les mains et échanger un regard de surprise attendrie. Bientôt, je les vis, obéissant à une cadence irrésistible, se dandiner d'abord légèrement, puis s'enlacer, fendre le cercle des curieux et enfin, se mettre à danser comme deux fous au milieu de la place. C'était la folie de deux enfants de Gayant.
Le général de division L'Hériller, qui était également originaire de Douai, rapportait volontiers un souvenir du même genre qu'il avait gardé de son séjour au Mexique. Il était alors colonel et commandait le 99e de ligne. .
Un matin qu'il campait au pied du mont Borrego, la musique du régiment fit à son colonel la. surprise de l'éveiller avec l'air de Gayant. Le brave soldat disait que jamais il n'avait ressenti d'émotion plus douce et plus profonde à la fois.
A quelle date remonte la tradition de la promenade de Gayant ?... On ne le sait au juste. Mais les comptes de la ville témoignent qu'elle existait déjà il y a plus de quatre cents ans.
Alors, le géant et sa famille suivaient la mode dans leurs accoutrements. Depuis bientôt un siècle, leur mise est immuable : Gayant est vêtu en guerrier du seizième siècle, avec la cuirasse, la cotte de mailles, les cuissards, les brassards, les gantelets, le casque à. mentonnière, l'écu et la lance.
Sa femme et ses enfants portent des costumes de la même époque.

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Valenciennes, qui ne possédait pas de géant légendaire, en a emprunté un à Douai, sa voisine. Depuis 1825, elle a adopté Binbin, le plus jeune fils de Gayant, celui que les Douaisiens appellent « Tiot Tourni ». Le Binbin valenciennois, qui, chaque année, en carnaval, parcourt les rues de la ville, coiffé d'un bourrelet, vêtu d'une robe de pilou ornée de volants, et tenant au bras son petit panier, son « quertin d'écolier », ne louche pas comme son confrère douaisien. Il est, en outre, infiniment plus grand que lui, et s'il devait grandir en raison de sa taille présente et de son âge il aurait tôt fait de laisser derrière lui tous les autres géants de Belgique et de Flandre et de les dépasser de quelques coudées.
Mais Binbin a l'inappréciable bonheur de ne pas vieillir. Comme le bon peuple qui l'acclame et se réjouit à sa vue, il reste éternellement enfant, l'heureux Binbin !
Dunkerque la vieille cité flamande, a aussi son géant : c'est le Reuze, que l'on appelle familièrement Reuze-Papa. Il est plus haut de quatre pieds que Gayant et arbore le costume et l'armure d'un hallebardier espagnol.
Alors que les autres géants sont portés par des hommes, dissimulés sous leur carapace d'osier, Reuze-Papa, lui, s'avance dans un char romain attelé de deux chevaux qu'il conduit lui-même à grandes guides.
Cassel, la ville des moulins à vent, est également la patrie d'un Reuze guerrier, armé d'une cuirasse à l'antique et coiffé d'un casque à haute chenille, que l'on promène les jours de fêtes populaires au milieu d'un cortège de Gilles et de masques grotesques.
La ville de Calais a voulu, elle aussi, avoir ses géants : elle a fouillé dans ses origines et, trouvé deux personnages légendaires qui pouvaient remplir ce rôle à souhait : l'un est Jean-Louis du Courgain, matelot d'autrefois si grand qu'il pouvait aller pied pêcher la crevette jusqu'à des endroits où il y avait dix mètres d'eau ; l'autre, Jean de Calais, est le héros d'une des plus curieuses légendes septentrionales du moyen âge.
D'après la tradition Jean de Calais était un marin fameux qui débarrassa les côtes du Calaisis des pirates qui les infestaient .
Au cours d'une de ses croisières, il lui arriva de délivrer deux-belles jeunes filles que des forbans retenaient captives. Il les ramena à Calais où bientôt il s'éprit de l'une d'elles et l'épousa. Obligé de reprendre la mer que quelques temps après, il fit peindre le portrait de sa femme à la proue de sa corvette, afin que ce palladium l'accompagnât partout. Or, comme le navire se trouvait un jour dans le port de Lisbonne, l'image fut reconnue par le roi de Portugal comme étant celle de sa fille, enlevée jadis par les pirates que Jean de Calais avait vaincus. Le monarque en conçut une si grande joie qu'il ratifia le mariage de sa fille et du héros calaisien et désigna celui-ci pour lui succéder sur le trône de Portugal.
En Flandre française, nous avons encore la ville de Bourbourg, qui possède un géant du nom de Reuze Gédéon. Mais, la vraie patrie des géants c'est la Belgique. Là, toutes les villes en exhibent plusieurs.
A Bruxelles, ils sont six : Grand-Papa, Grand'Maman, le Sultan, la Sultane, Jenneke (Jean) et Miecke (Marie).
Anvers montre Druon Antinon, un célèbre bandit qui, embusqué jadis à l'entrée du port, arrêtait les navigateurs, leur coupait la main droite qu'il jetait dans l'Escaut et confisquait les cargaisons. C'est de là, d'ailleurs, qu'Anvers a pris son nom, qui est en flamand Antwerpen, de hand (main) et werpen (jeter).
Nivelles, comme Douai, a toute une famille : Argayon, Argayonne, et leur petit Argayonnet que l'on appelle familièrement Lolo.
Ypres, cette vieille cité qui fut la reine du commerce de l'Europe au moyen âge, possède un superbe géant du nom de Goliath il en est de même de la petite ville d'Ath en Hainaut.
Malines, Vilvorde ont aussi leurs Reuzes. Enfin, la ville de Mons, à défaut de géant, a tout comme Tarascon, une tarasque, un dragon monstrueux, à la longue queue, au dos couvert d'écailles que, tous les ans, un beau cavalier vêtu en Saint-Georges, combat publiquement sur la place de la ville, et qui s'appelle le Doudou.
Tous ces gigantesques personnages des vieilles traditions flamandes symbolisent pour ainsi dire, l'élément populaire des villes auxquels ils appartiennent. A ce titre, ils furent de toutes les réjouissances, joyeuses entrées de princes et de souverains ; et leur présence causa parfois des méprises et des étonnements bien singuliers à ceux qui ne connaissaient pas ces curieuses coutumes du pays de Flandre.
Voici à ce propos une très curieuse anecdote qui se rapporte au séjour de Napoléon, et de Marie-Louise en Belgique, il y a tout juste un siècle. Elle est ainsi racontée par M. L. Maeterlinck, conservateur du musée des Beaux-Arts de la ville de Gand, dans son livre: Le genre satirique, fantastique et licencieux dans la sculplure flamande et wallonne :
« Lorsque Napoléon Ier, accompagné de Marie-Louise visita en 1810 les Pays-Bas, qu'il parcourait, comme d'habitude, à bride abattue, accompagné d'un détachement de sa fidèle 22e demi-brigade de cavalerie légère, il eut sur la route de Bruxelles à Gand, une rencontre vraiment surprenante. A Oordegem, où sa voiture s'était arrêtée pour changer les chevaux épuisés, on vit s'avancer tout à coup au son d'une musique barbare une troupe de géants qui se trémoussaient lentement en cadence. C'étaient les géants de Wetteren, accompagnés des autorités de cette ville, qui venaient en cortège au-devant de l'empereur, pour lui faire honneur. Cette brusque apparition jeta l'épouvante dans l'âme du vainqueur de l'Europe, non pas pour lui, mais pour sa compagne, qui était alors enceinte du future roi de Rome. Le premier moment de surprise passé, Napaléon outré de colère, s'écria d'une voix terrible : « Arrière, manants, pas de monstres, devant l'impératrice ! »
Et, faisant avancer l'officier de son escorte , il lui donna l'ordre de refouler de force les malencontreux et gigantesques représentants d'une race disparue. Les braves cavaliers partirent sans hésiter au galop. Quelques secondes leur suffirent : la députation, les notables et les spectateurs prirent prestement la fuite tandis que les pauvres géants, moins habiles, qui seuls reçurent le choc, furent renversés, éventrés, et foulés aux pieds des chevaux. Quelques hussards se fourvoyèrent. si bien dans leurs ventres d'osier qu'ils s'y trouvèrent pris. et ne purent s'en tirer sans égratignures.
L'empereur, entre temps, était monté en voiture et, rassurant l'impératrice sur la nature de l'incident qui faillit compromettre la dynastie impériale, il repartit au galop.

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Maintenant, vous me direz peut-être que tous ces représentants de la puissante famille des géants de Flandre et de Hainaut, famille chère à tous les amis du folk-lore et, dont les promenades triomphales nous gardent le pittoresque souvenir de ces processions religieuses et mi-burlesques du moyen âge, ne peuvent plus être en notre siècle de science et de scepticisme que matière à exhibitions enfantines et carnavalesques
Il est possible. Les gens qui les regardent passer ne connaissent même plus, en général, les contes du temps passé dont ces personnages sont les héros et ceux qui les connaissent encore n'ont plus foi. Pourtant tous ces géants de carton et d'osier sont respectables, car, ils sont les derniers survivants des grandes légendes féodales, les héros obscurs des traditions de toutes ces veilles ville dont l'histoire se perd en la nuit des temps. Et puis, ils amusent le peuple, ils le charment comme le pourrait faire quelque naïf roman de chevalerie; et pendant qu'il les fête et qu'il les acclame, le peuple ne fait pas de politique....
C'est toujours ça de gagne.
Ernest LAUT

Le Petit Journal illustré du 10 Juillet 1910