LES PREMIERS ANNIVERSAIRES DE L'ANNÉE TERRIBLE


Touchant hommage d'un vétéran allemand à la mémoire d'un soldat français
Les premières cérémonies à la mémoire des soldats tombés pendant l'année terrible ont eu lieu dans les cimetières d'Alsace.
En souvenir de la première rencontre entre cavaliers allemands et français, rencontre dont nous faisons le récit dans notre « Variété », des couronnes ont été déposées par les Français sur la tombe du lieutenant badois Winsloë : par les Allemands sur la tombe du maréchal des logis Pagnier, morts tous deux dans le combat de Schirlenhoff, le 25 juillet 1870.
Cette dernière cérémonie fut l'occasion d'un incident profondément émouvant :
On vit un homme âgé, la poitrine barrée de décorations allemandes, s'avancer gravement vers la tombe de Pagnier. Son nom courut sur toutes les lèvres : « Le baron von Villiez, colonel badois en retraite ».
Le baron faisait partie, en 1870, de la patrouille allemande qui tua Panier au hameau de Schirlenhoff.
Arrivé devant la tombe, le vieux militaire s'écrie :

Pagnier, depuis le Jour où tu es tombé en brave sous mes yeux, au cours d'un loyal combat, j'ai pensé à toi bien souvent, bien souvent. Ta mémoire m'est chère. Je suis heureux de constater qu'on ne t'oublie pas.

L'officier allemand s'arrête : il se tourne vers les assistants et dit :

Je suis trop ému, laissez-moi dire une brève prière pour le Français qui repose ici.

Il joint les mains, de grosses larmes roulent dans sa moustache. L'émotion est générale. Au pied de la tombe s'élève la voix de celui qui prie. C'est comme une longue plainte qui monte :


Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé...

Et, tout en prononçant les paroles du Pater,- l'ancien officier allemand place sur la tombe de Pagnier une couronne faite de feuillage de chêne

VARIÉTÉ

Les premiers coups de fusil

JUILLET 1870

Il y a quarante ans. - Premières victimes de la guerre. -Biron, Goudart, le douanier Mouty. - Combat de Schirlenhoff. - La mort du maréchal des logis Pagnier et du lieutenant Winsloë. - Prière sur une tombe.

Ce fut un geste touchant que celui de ce vieil officier allemand qui vint, ces jours derniers, prier sur la tombe de la première victime française de la guerre.
Il y a quarante ans, cet officier était lieutenant aux dragons de la garde, et il assista à la première rencontre entre cavaliers des deux armées, rencontre où trouvèrent la mort, un officier allemand, le lieutenant Winsloë, et un sous-officier français, le maréchal des logis Pagnier.
Après tant d'années écoulées, une émotion profonde étreignait le vieux soldat et le troublait encore à tel point que, sur la tombe de l'ennemi qu'il avait vu tomber naguère, il ne put trouver de paroles et ne put que joindre les mains et dire une simple phrase du Pater.

***
Ce maréchal des logis Pagnier, sur la tombe duquel vient de se dérouler cette scène émouvante, fut-il réellement la première victime française de la guerre ?...
Non. D'autres soldats tombèrent avant lui sous les balles allemandes. Et même la première, la toute première victime française de la guerre fuit un sergent-major qui tomba par méprise sous les balles françaises.
Voici, en effet, ce qu'a raconté naguère le lieutenant-colonel Le Borgne du 8e de ligne :
« Dans la nuit du 20 au 21 juillet, le lieutenant Landriau, du 8e de ligne, faisait une ronde aux avant-postes. Il était accompagné du sergent-major Biron. En avant du vieux Syring, ils furent accueillis par une décharge venant du poste du 23° de ligne et Biron fut tué raide. La première victime de la guerre appartiendrait donc au 8° régiment d'infanterie, 2e corps, division Bataille. »
La première ?... Est-ce bien la première ? La même nuit, du 20 au 21 juillet, le colonel Thibaudin, qui fut plus tard général et ministre de la Guerre, commandant alors le 67e de ligne, avait envoyé en avant de Forbach un détachement du régiment qui fut subitement attaqué par l'ennemi. Simple escarmouche qui se borna à l'échange de quelques coups de fusil. Les balles françaises portèrent-elles ?... On ne sait. Mais les balles prussiennes firent des victimes. Deux soldats du 67° furent atteints. L'un d'eux succomba peu d'instants après à ses blessures.
L'histoire n'a pas conservé son nom. Le premier soldat français tombé réellement sous les balles prussiennes serait donc une victime anonyme.
Quelques heures plus tard, presque au même endroit, nouvelle victime. Un peloton du 6e escadron du 5° régiment de chasseurs à cheval, que commandait alors le colonel de Séreville, avait été détaché pour faire une reconnaissance vers Spickeren. Ce peloton rencontra un parti ennemi. Plusieurs coups de fusil furent échangés : le chasseur Goudart fut tué.
Ces divers événement se passèrent dans la nuit du 20 au 21 juillet. Or, Pagnier, qu'on considère à tort comme la première victime de la guerre, ne fut tué que quatre jours plus tard, le 25. Il n'en est en réalité que la cinquième, car avant lui, outre Biron, tué par erreur, outre la victime anonyme du 67e de ligne, outre Goudart, il y a encore Mouty, l'héroïque douanier Mouty.
Mouty était un vieux soldat qui, après avoir fait ses sept ans dans l'active, avait pris sa retraite dans la douane... Singulière retraite, car le douanier, aux frontières, demeure le soldat d'avant-garde par excellence, Son état est d'être perpétuellement en état de guerre, de battre l'estrade de coucher sur la dure, et, en cas de conflit, de recevoir les premiers coups de fusil.
C'est ce qui advint pour Mouty. Le 23 juillet 1870, Mouty était de service avec un de ses camarades, nommé Michel, au poste de Schreckling, quand une patrouille de uhlans, venue de Sarrelouis, apparut. Les deux douaniers laissèrent approcher les cavaliers, puis quand ceux-ci furent à bonne distance, ils leur envoyèrent leur coup de fusil. La patrouille tourna bride et disparut. Le soir, les cavaliers allemands revenaient en force : il y en avait tout un peloton.
Mouty était toujours au poste, mais un autre douanier nommé Lejust, avait remplacé Michel. Dès qu'apparut l'ennemi, les deux douaniers l'accueillirent à coups de fusil. Ils virent alors l'officier qui commandait le peloton chanceler et vider les étriers. Mais, cette fois, les uhlans ripostèrent. Une décharge générale abattit les deux douaniers. Après quoi les uhlans s'approchèrent, descendirent de cheval, se mirent en devoir d'achever leurs victimes à coups de sabre et à coups de crosse.
Mouty succomba ; mais Lejust, chose inouïe, survécut. Ayant repris ses sens après le départ des uhlans, il réussit à se traîner jusqu'à Schreckling, d'où on le ramena à Bouzonville. On constata qu'il n'avait pas reçu moins de dix-neuf blessures.
Cet épisode héroïque fut commémoré il il y a quatre ans, le 23 juillet 1906, par l'inauguration au cimetière de Château-Rouge, petit village de la Lorraine annexée, sur la route de Bouzonville à Sarrelouis, d'un monument à la mémoire du douanier Mouty, qui fut, dit l'inscription gravée sur ce monument, « la première victime de la guerre de 1870-71. »

***
Arrivons à l'engagement de cavalerie au cours duquel furent tués, du côté français le maréchal des logis Pagnier, et du côté allemand le lieutenant badois Winsloë.
C'était le 25 juillet. Les engagements précédents, au cours desquels étaient morts le cavalier Goudart, le fantassin anonyme du 67e et le douanier Mouty avaient eu lieu avant même la déclaration de guerre. Cette fois, les hostilités étaient déclarées. La guerre existait en fait entre la France et l'Allemagne. Et c'est là ce qui justifie l'apparente erreur commise par ceux qui considèrent le maréchal des logis Pagnier et le lieutenant Winsloë comme les deux premières victimes officielles du conflit.
Donc ce matin-là - c'était un dimanche - un détachement composé d'un lieutenant des dragons-bavarois, de deux lieutenants de la garde et de cinq dragons, se trouvait arrêté au petit village de Schirlenhoff, entre Lauterbourg et Niederbronn.
Ce détachement avait pour chef un capitaine wurtembergeois détaché à la division badoise, le comte Zeppelin. Ce nom est de venu, depuis lors, illustre à d'autres titres. Le capitaine d'état-major de 1870 n'est autre que l'ingénieur constructeur des dirigeables rigides dont l'Allemagne a suivi depuis quelques années avec un intérêt passionné la bonne et la mauvaise fortune. On va voir par la suite de ce récit que la témérité du capitaine d'alors explique l'audace opiniâtre et persévérante de l'ingénieur d'aujourd'hui...
La veille, 24 Juillet, le capitaine Zeppelin s'était proposé au général badois de Beyer pour tenter une reconnaissance sur la frontière dans le but de lui fournir des renseignements qui lui manquaient touchant la position des forces françaises dans la basse Alsace. Il était parti de Lauterbourg, accompagné des lieutenants de Wechmar et de Villiez, des dragons de la garde, des lieutenants de Gayling et Winsloë, des dragons bavarois, et de sept cavaliers.
Et ç'avait été la chevauchée à travers les villages. Les paysans endimanchés au sortir de l'office, ou sur le pas des portes, regardaient passer la petite troupe avec plus de curiosité que d'effroi. Zeppelin, d'ailleurs, se gardait de semer la terreur sur sa route. Il se contentait d'ouvrir les boîtes aux lettres, d'en emporter le contenu et de couper les fils télégraphiques. Cela avait plutôt l'air d'une équipée de militaires en goguette que d'un acte de guerre. Tant il est vrai qu'à la gare de Hunspach, comme les dragons coupaient les fils du télégraphe, la garde-barrière accourut indignée et les menaça de leur faire dresser procès-verbal.
Un seul incident grave. La petite troupe rencontra en chemin un brave gendarme porteur d'un message militaire. Zeppelin voulut s'en emparer. Le gendarme se mit sur la défensive et fit bonne contenance, malgré le nombre. On se contenta de lui prendre, sa dépêche et on le laissa en liberté.
Le soir du 24, après avoir parcouru ainsi à bride abattue une immense étendue de pays, le détachement alla camper dans un bois, aux environs d'Oberhof. Là, Zeppelin fit un rapport succinct de ses opérations et détacha l'un de ses officiers, le lieutenant de Gayling, qu'il chargea d'aller remettre le document au général de Beyer avec toutes les correspondances saisies au cours de la journée. Le lieutenant partit escorté de deux cavaliers.
La troupe, ainsi réduite, gagna, le lendemain matin, le petit village de Schirlenhoff et s'installa à l'auberge, dans l'intention d'y prendre un repos bien gagné.
Or c'est pendant que les officiers déjeunaient tranquillement et que les hommes bouchonnaient les chevaux épuisés par la course de la veille, que se produisit la surprise par les chasseurs français du lieutenant de Chabot.
La veille, le maire de Woerth, où les Allemands s'étaient montrés, avait informé de leur passage le général de Bernis, qui bivouaquait à Niederbronn, avec le 12e chasseurs. Le général avait immédiatement mis le régiment en campagne. Les chasseurs, en ordre dispersé, battaient l'estrade, à la recherche de la reconnaissance allemande. Le lieutenant de Chabot, ayant trouvé leur piste, se précipita à leur poursuite avec le maréchal des logis Pagnier et dix-huit chasseurs.
Tout à coup, le dragon badois qui montait la garde à la porte de l'auberge, appela aux armes. Pagnier venait d'apparaître au coin d'une rue voisine et s'apprêtait. à le sabrer. L'Allemand l'abattit d'un coup de carabine. Les officiers allemands se levèrent de table, sautèrent sur leurs armes, les dragons accoururent... Trop tard ! Le lieutenant de Chabot et ses dix-huit chasseurs arrivaient. Le lieutenant Winsloë se précipita sabre en main sur l'officier français. Mais le lieutenant de Chabot l'arrêta net d'une balle de revolver qui l'étendit mortellement blessé. Les lieutenants de Villiez et de Wechmar, atteints tous deux de coups de sabre, furent forcés de se rendre, ainsi que leurs soldats.
Quant au capitaine Zeppelin, voyant la partie perdue, il avait pris la fuite. Pagnier, tué par la sentinelle, avait vidé les étriers. Zeppelin aperçut le cheval du maréchal des logis qui errait sans maître d'un bond il fut en selle et gagna la campagne. Quand on s'aperçut de sa fuite, il était trop tard pour le rejoindre. Il gagna les bois et se réfugia dans la cabane d'un bûcheron alsacien, auquel il se fit passer pour un officier français poursuivi par un parti d'éclaireurs allemands. Et le brave bûcheron mit à le cacher toute la ferveur et toute l'ingéniosité de son patriotisme.
M. Lucien Descaves, qui a recueilli sur les lieux mêmes les souvenirs de cette échauffourée, raconte que l'arrivée des Français avait été si soudaine que les curieux rassemblés devant l'auberge avaient à peine eu le temps de se sauver. « Une petite fille, rapporte-t-il, restait interdite au milieu des chasseurs, exposée comme eux au feu des Allemands qui tiraient, abrités dans la maison. Un chasseur prit l'enfant par la main, la conduisit vers sa mère affolée et revint au combat... »
Il cite encore ce trait :
« Surexcités par la mort du maréchal des logis Pagnier, qui avait fait avec eux la campagne du Mexique, les chasseurs s'étaient départis un moment, en paroles du respect qu'on doit aux prisonniers. Le lieutenant de Villiez alla vers le plus bouillant et lui dit en français :
« -- Pourquoi m'insultez-vous ? Je suis soldat comme vous et, de plus, votre supérieur. Saluez ! »
« Le chasseur, sensible à la leçon, joignit les talons et fit le salut militaire. »
Sur ces entrefaites, le général de Bernis était arrivé avec un autre détachement du 12e chasseurs. Le lieutenant de Chabot lui remit ses prisonniers. On réquisitionna une charrette sur laquelle furent placés le blessés et l'on regagna Niederbronn. Mais au moment du départ, il se produisit un incident plaisant. Les Allemands, surpris n'avaient pas en le temps de régler la dépense de leur déjeuner. L'aubergiste a courut affolé.
- Et ma note ?... s'écria-t-il. Qui donc me paiera ma note ?
Le général de Bernis sourit et, tirant louis de sa poche, le remit au brave Alsacien
C'est ainsi que le vainqueur, ce jour-là paya le menu des vaincus.

***
Telle fut la première rencontre entre Français et Allemands au lendemain de la déclaration de guerre. Deux monuments en perpétuent le souvenir dans le cimetière de Schirlenhoff, l'un élevé au maréchal des logis français Pagnier, l'autre au lieutenant allemand Winsloë.
On lit sur le premier :

Ici repose
la première victime française de la guerre
franco-allemande 1870-1871
CLAUDE FERREOL PANIER
maréchal des logis
du 12 régiment de chasseurs à cheval
chevalier de la Légion d'honneur
tué dans une reconnaissance à Schirlenhoff
le 25 juillet 1870

Voici l'inscription du second :
Ici tomba dans une reconnaissance.
le 25 juillet 1870
WILLIAM HERBERT WINSLOE
Lieutenant au 3e régiment de dragons badois
Prince Charles
(Élevé pour honorer sa mémoire, par ses parents ,
ses camarades et amis )

C'est au pied de ces deux monuments que chaque année se réunissent Français et Allemands pour célébrer les souvenirs héroïques, glorieux et douloureux. Et c'est là que ces jours derniers, devant la pyramide qui surmonte la tombe de Pagnier, le colonel de Villiez qui fut, il y a quarante ans, l'un des combattants de Schirlenhoff, a mis en action de si émouvante façon l'exhortation contenue dans les vers fameux de Victor Hugo.

Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu'à leur tombeau la foule vienne et prie.
Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 7 Août 1910