PAS DE RUBAN TRICOLORE !

Défense de déposer des gerbes
de fleurs aux couleurs françaises sur les tombes des victimes
de 1870
La série des mesures mesquines et vexatoires contre la France
et tout ce qui est français, continue en Alsace-Lorraine. Après
les accès de gallophobie déterminés par le triomphe
du circuit de l'Est, la défense de chanter la Marseillaise,
les formalités imposées à toute société
de musique ou de gymnastique désireuse de prendre part à
quelque concours en France, voici que les chauvins pangermanistes troublent
par leurs exigences blessantes les cérémonies en souvenir
des victimes de la guerre. Dernièrement, au cimetière
de Metz, une cérémonie commémorative avait lieu
au pied du monument des soldats français morts pour la patrie.
Déjà deux couronnes avaient été déposées
sur le monument, l'une aux couleurs de la Ville de Metz, l'autre aux
couleurs de la Lorraine. On en apporta une troisième envoyée
par le Souvenir Français et cravatée du ruban tricolore.
Mais un capitaine bavarois représentant l'autorité militaire
s'avança et exigea que le ruban tricolore fût enlevé
de la couronne.
Force fut au délégué du Souvenir Français
de défaire le noeud et d'enlever le ruban bleu, ne laissant ainsi
attachés que le rouge et le blanc qui sont les couleurs de la
Lorraine.
« Nous forcerons bien les Alsaciens-Lorrains à nous aimer
», s'écriait l'autre jour un pangermaniste...
Par ces moyens-là, c'est douteux..
VARIÉTÉ
Propos sucrés
Un centenaire. - Le sucre à travers
les âges. - Médicament et friandise. - L'officier bonbonnier.
- Le café à la ficelle. - Napoléon et le sucre.
- Sirop de raisins et sirop de betteraves. - Mangeons du sucre.
Voilà un anniversaire qu'on n'a point
fêté, qu'on a presque passé sous silence, et qui
a pourtant une importance considérable.
Cet anniversaire, il est vrai, n'est point celui d'un fait artistique
ou militaire ; il n'évoque point de souvenirs de gloire. C'est
pourtant celui d'une conquête, mais d'une conquête purement
économique, d'un progrès pacifique qui a apporté
plus de bien-être dans notre vie de chaque jour. Nous sommes tellement
accoutumés. il est vrai, à jouir des bienfaits de ces
sortes de progrès que nous ne songeons même pas à
nous demander comment faisaient nos pères qui ne les connurent
pas. Pourtant, que de denrées, que de produits de toutes sortes
dont nous usons chaque jour et qui leur restèrent ignorés.
Ils n'avaient pas la pomme de terre, ils n'avaient pas le pétrole.
Et je ne parle là que d'un aliment et d'un produit dont la consommation
et l'emploi sont répandus jusque dans les plus pauvres foyers.
Ils s'alimentaient et s'éclairaient tout de même. Mais
figurez-vous un peu le trouble qui se produirait dans notre vie économique
si seulement nous devions, comme nos pères, être privés
tout à coup de pétrole et de pommes de terre. Un produit
que nos aïeux n'ont pas connu non plus, c'est le sucre à
bon marché. Et c'est là justement l'anniversaire dont
je veux vous parler. Il y a exactement cent ans que fut découvert
le procédé industriel consistant à extraire le
sucre des betteraves, procédé qui entraîna, si l'on
peut dire, la démocratisation de cet aliment si précieux.
Auparavant, le sucre était rare et hors de prix. Les pauvres
gens vivaient toute leur vie, sans en croquer une once.
Les Grecs et les Romains ignoraient le sucre. Ils sucraient leurs aliments
à l'aide du miel. Le Moyen Age l'ignora de même, du moins
jusqu'aux Croisades. C'est l'Orient que fut rapporté en Europe
l'art des confitures et des mets sucrés. Mais le sucre fut un
médicament avant d'être un aliment. Jusqu'au règne
de Louis XIV, on le vendit chez les apothicaires. Les épiciers
le leur disputaient en vain. Ce fut une lutte épique qui dura
plusieurs siècles.
Il fallait être riche pour avoir du sucre chez soi et en consommer
pour son plaisir et autrement qu'en remèdes. J'ai déjà
rapporté ici ce détail extrait des comptes de la couronne
: en 1372, la provision de sucre réservée à la
reine de France, pour toute son année, fut de quatre petits pains
de cinq livres chacun, prisés 10 sous la livre, ce qui ferait
aujourd'hui 28 fr. 45 la livre.
Au XVIe siècle, Venise était le grand marché du
sucre. Lorsque Henri III s'y rendit, les Vénitiens lui firent
une réception extraordinaire, « une réception au
sucre ». On lui fit visiter un palais où tout était
en sucre, jusqu'aux assiettes et aux plats qui servirent au banquet
qu'on lui offrit. Cette débauche de sucre émerveilla l'Europe
entière, car le sucre était alors quasiment aussi précieux
que le diamant.
L'art de traiter le sucre et d'en faire des friandises n'était
point alors dévolu au premier venu. Il y avait à la cour
un « officier bonbonnier » chargé de composer maintes
confiseries pour la table royale. M. Welwert a raconté naguère
dans les « Feuilles d'Histoire » qu'à la veille de
la Révolution, l'officier bonbonnier du roi émargeait
encore au budget.
« C'était, dit-il, un nommé Joseph-Pierre Martin
qui, depuis vingt ans attaché aux Menus Plaisirs, multipliait
les chefs-d'oeuvre en l'honneur de la famille royale. Il avait inventé
le bonbon des mille fleurs, le miel en bâton et en poudre. Son
principal titre de gloire était le rocher de prune sur socle
de chocolat imitant le granit. Il en avait découvert la recette
à Meudon, chez Mesdames, en observant avec l'intuition du génie
un reste de jus de reine-Claude cristallisé en sucre candi. Louis
XVI, dont la gloutonnerie n'allait pas sans finesse, daigna, en 1788,
témoigner à Martin le contentement qu'il avait de ses
« opérations ». La chute du trône fut celle
de la table et celle de l'officier. On le perd de vue pendant quelques
années. Emigra, t-il ? Trouva-t-il dans une cour étrangère
l'occasion d'exercer des talents que négligeait la Terreur ?
On ne sait ; mais on le trouve à Berlin quelques années
plus tard, piqueur des équipages d'un général français,
retournant à ses fourneaux dès que l'écurie lui
laissait des loisirs, si bien que le général envoyait
à Paris des bonbons de Berlin. En 1811, Martin est à Versailles,
rue de l'Orangerie, attendant un emploi. Le récent mariage de
Napoléon avec une archiduchesse lui redonna l'espoir de voir
refleurir les beaux jours. Il proposa ses services à l'empereur.
Mais l'empereur dédaignait les bonbons. Il s'adressa au ministre
de l'Intérieur ; mais M.de Montalivet, bien qu'il fût la
politesse en personne, écrivit négligemment en marge de
la requête : « Rien à répondre. » Et
l'officier bonbonnier finit obscurément sa vieillesse inutile
près du château désert qui l'avait admiré
au temps de sa splendeur. »
***
Napoléon n'aimait pas les bonbons, mais il n'en déplorait
pas moins la cherté du sucre et surtout la nécessité
où se trouvait la France d'être tributaire de l'Angleterre
pour le sucre de canne. Du jour où, par le blocus continental,
il décida l'isolement d'Albion, le sucre devint dans notre pays
plus rare encore qu'auparavant. Alors, des familles entières
en fuirent réduites à prendre leur café à
la ficelle.
En quoi consistait cette pratique ?... Voici : Au bout d'une ficelle
pendue au-dessus de la table à une solive du plafond, pendait
un morceau de sucre candi que chaque convive, tout à tour, avait
le droit de sucer quelques instants ; après quoi le sucre passait
sur d'autres lèvres. On ne sucrait pas son café ; on se
sucrait la bouche et on buvait son café ensuite.
Ça ne devait pas être toujours agréable. J'ai pourtant
connu dans mon enfance un vieux paysan d'un village du Hainaut qui avait
gardé un délicieux souvenir du temps où l'on prenait
le café à la ficelle. Il contait qu'en sa jeunesse comme
il hésitait à demander en mariage une jolie voisine qui,
cependant, ne lui déplaisait pas, il avait été
convié certain jour par les parents de la belle à prendre
avec eux le café - le café à la ficelle, car on
ne le prenait pas autrement en ce temps-là.
Comme, en sa qualité d'invité, on lui passait le sucre
au bout de sa ficelle pour qu'il se servit le premier, il l'avait galamment
présenté à sa jolie voisine. Pendant quelques instants,
la jeune fille avait promené le petit cristal sur ses lèvres,
puis ayant pris la provision nécessaire pour boire son café,
elle le lui avait présenté en rougissant un peu. Il l'avait
sucé à son tour, le conservant plus longtemps que de raison,
tant il lui trouvait bon goût.
- Et dame, disait-il, comme je ne voulais pas que ces lèvres
si fraîches et si parfumées fûssent à un autre,
le café pris, je me déclarai tout de go...
***
Bien avant l'an 1810, on savait que certaines plantes d'Europe contenaient
du sucre. Olivier de Serres avait même parlé de la betterave
deux siècles auparavant. Mais on n'était pas alors très
fixé sur les vertus du sucre. Il avait ses enthousiastes mais
aussi ses ennemies. Certains lui reprochaient d'être plus échauffant
qu'adoucissant. Un médecin du XVIII siècle prétendait
que les Anglais, dévorés de scorbut et de phtisie, le
devaient à la consommation du sucre.
Par contre, les partisans du sucre assuraient qu'il fortifiait, engraissait,
donnait de la bonne humeur et assurait longue vie. On citait le cas
du duc de Beaufort qui avait vécu très vieux, en joie
et en santé, et qui, pendant la plus grande partie de son existence,
avait consommé une livre de sucre par jour.
Au début du XIXe siècle, tout le monde à peu près
était d'accord sur les qualités du sucre. La consommation
n'en était plus déjà réservée aux
riches. Les gens de ressources moyennes pouvaient s'offrir de temps
à autre un pain de sucre, tout au moins quelques tablettes de
sucre gris de seconde qualité.
Et voilà qu'au moment où l'usage du sucre se généralisait,
cet aliment faisait défaut tout à coup par suite du blocus
continental.
C'est alors que l'empereur songea à encourager les recherches
entreprises par les chimistes en vue de trouver dans une plante d'Europe
l'équivalent du sucre de canne qui manquait tout à coup.
Parmentier, le premier, déclara qu'il avait découvert
le sucre de raisin. Napoléon conçut de cette découverte
une grande joie. Le sucre allait donc devenir un produit national. Le
premier sirop de raisin fabriqué par le savant fut. apporté
à l'empereur. Et le 10 mars 1810, on pouvait lire cette note
au Moniteur :
« M. Collin, premier chef d'office de S.M. l'Empereur, lui a servi
aujourd'hui des glaces avec du sirop de raisin qui avait été
envoyé à Sa. Majesté par M. Parmentier. Elles étaient
aussi parfaites que si elles avaient été préparées
avec le sucre le plus raffiné. »
Napoléon exigea dès lors que non seulement sur sa table,
mais même sur celles de ses ministres le sucre de raisin remplaçât
complètement le sucre de canne. M. de Montalivet alors ministre
de l'Intérieur, encourut un jour le mécontentement du
maître pour lui avoir fait servir des glaces qui n'étaient
pas sucrées conformément à ses volontés.
A plusieurs reprises le Moniteur parla de la découverte
de Parmentier et. de l'utilisation du jus de raisin pour la fabrication
du sucre. Napoléon considérait cette découverte
comme une victoire de l'industrie nationale sur l'industrie anglaise.
Il tenait surtout à ce qu'on se persuadât dans le public
de l'avantage qu'il y avait à consommer le sucre de raisin de
préférence au sucre de canne. Le 20 septembre 1811, le
Moniteur publiait encore cette note :
« Le pharmacien en chef des hospices de Perpignan y emploie chaque
année 100 quintaux de sirop de raisin qu'il fabrique et qui est
reconnu de très bonne qualité. Cette dépense est
de 12.500 francs. Elle serait, en sucre de canne, de 139.600 francs.
»
Mais le sucre de raisin lui-même allait bientôt céder
la place à un produit infiniment plus économique et plus
avantageux.
Il y a tout juste cent ans, au mois de septembre 1810, que le chimiste
Devaux déposa à l'Académie des Sciences un rapport
préconisant l'extraction du sucre des betteraves. Ce nouveau
procédé trouva auprès des pouvoirs publics les
mêmes encouragements, qu'avait rencontrés l'année
précédente celui de Parmentier. Quelques usines fuirent
installées immédiatement dans les environs de Paris. Dès
l'année 1812, on comptait déjà en France une cinquantaine
de sucreries.
Le premier industriel qui rendit pratique et qui exploita le procédé
préconisé par Devaux fut Benjamin Delessert. Il monta
une usine à Passy près de l'endroit où se trouve
aujourd'hui le Trocadéro. Napoléon alla visiter cet établissement
et en fut tellement satisfait qu'il nomma Delessert baron et lui remit
sur le champ la croix de la Légion d'honneur qu'il détacha
de sa propre boutonnière.
Comme il rentrait aux Tuileries, rapportant dès échantillons
de sucre de betterave, il rencontra Talleyrand auquel il voulut en faire
goûter un morceau. Le diplomate obéit et mordit dans le
sucre jaune et assez peu appétissant que lui présentait
le maître, Habitué au sucre de canne, il le trouva fade,
et, faisant la grimace, il donna une chiquenaude à l'échantillon
:
- Va te faire... sucre, dit-il.
Le sucre de betterave s'est fait sucre et bon sucre, en effet. L'industrie
sucrière est aujourd'hui une des plus parfaites et des plus florissantes
de notre pays. On sait quel développement elle a pris. La culture
de la betterave est pratiquée dans plus de quinze départements,
dont elle constitue une source de richesse et de prospérité.
C'est dans notre région du Nord qu'on la cultive plus spécialement
. Elle y occupe des milliers de familles de paysans sans compter les
innombrables ouvriers agricoles qui viennent de la Belgique à
l'époque de la récolte.
Sous le règne de Henri IV, le sucre se vendait à l'once
chez les apothicaires. En 1700, la consommation du sucre s'élevait
à peine en France, à un million de kilogrammes. La population
était alors de seize millions d'hommes. Cela faisait pour l'année,
par personne, à peu près deux onces. En 1815, on en consommait
déjà seize millions de kilogrammes. En 1840, cette consommation
s'élevait à plus de cent millions de kilogrammes. Aujourd'hui,
la consommation totale du monde entier se monte à environ 12
millions de tonnes par an dont plus de la moitié est fournie
par la betterave.
Le peuple qui mange le plus de sucre est le peuple anglais. Il faut
à chaque citoyen de la Grande-Bretagne ses 30 kilos par an. Ensuite
viennent les États-Unis avec 29 kilos, le Danemark 22 kilos,
la Suisse 21, la Suède et la Norvège 15, la France 12,
l'Allemagne 12, la Hollande 11, l'Italie et la Belgique 10, l'Autriche
8 kilos.
C'est la Russie qui consomme le moins : 5 kilos par an et par tête
lui suffisent.
Grâce à l'industrie aujourd'hui centenaire, les pauvres
d'à présent mangent plus de sucre que n'en mangeaient
les riches d'autrefois, et chacun petit user largement d'un aliment
précieux qui jadis n'était qu'un remède rare ou
une coûteuse friandise.
Croyez-vous que l'anniversaire d'un tel progrès économique
n'eût pas mérité d'être célébré
avec quelque retentissement ?
Ernest LAUT
le
Petit Journal illustré du25 Septembre 1910