LES NOUVEAUX SOUVERAINS DE BELGIQUE

Le roi Albert et la reine Élisabeth

Léopold II avait trois filles, mais point de descendant légitime du sexe masculin.
Voilà pourquoi son successeur est son neveu, le prince Albert, fils du comte de Flandre.
La constitution belge, en effet, comme l'ancienne constitution française, est basée sur la loi salique qui interdit aux femmes l'accès du trône.
A ce propos, permettez-moi de vous citer un document des plus curieux : c'est un fragment d'un poème qui n'est autre que la constitution belge mise en vers - en plus de quatre cents vers !... Rassurez-vous : je ne vous citerai pas tout. Mais voici le passage relatif à la succession au trône : il vaut la peine d'être savouré.

Après la mort du roi, la puissance royale
Revient aux héritiers directs, de mâle en mâle,
De Léopold premier, roi des Belges, l'aîné
Devant avoir toujours le pas sur le puiné,
A la perpétuelle exclusion des femmes
Et de leur descendance. On voit que, pour les dames,
La loi salique existe en Belgique. - A défaut
D'héritiers masculins de la couronne, il faut
Que le roi se choisisse un successeur lui-même
Avec l'assentiment des deux Chambres, s'il n'aime
Mieux que le trône, après sa mort, reste vacant..

Donc, en vertu de cette clause de la constitution, le trône revint au plus proche héritier mâle de Léopold II, le prince Albert, son neveu.
Le prince Albert, ou plutôt, le roi Albert, est né à Bruxelles, le 8 avril 1875. Il fit ses études sous la direction de deux hommes de réelle valeur et d'esprit libéral, M. Bosmans et le général Jungbluth. Il parle couramment plusieurs langues étrangères. En 1890, il entra à l'Ecole militaire, où il fit des études absolument régulières et dont il sortit, après avoir subi l'examen ordinaire, comme quatrième de sa promotion. On cite de lui un trait caractéristique : un jour, en pleine période électorale, alors qu'une certaine agitation régnait à Bruxelles, le commandant de l' École militaire jugea prudent de consigner tous les élèves officiers, leur supprimant ainsi leur sortie du dimanche. De grand matin, le prince Albert ce rendit à l'Ecole, et jusqu'au soir subit la consigne avec ses camarades, qui lui firent une ovation.
En 1892, il fut nommé sous-lieutenant aux grenadiers, régiment où il a fait tous ses grades jusqu'au moment où il fut nommé général.
Comme son oncle, le prince Albert a la passion des voyages et c'est, de plus, un fervent alpiniste.
Le successeur de Léopold II a épousé le 2 octobre 1900, à Munich, la princesse Elisabeth-Valérie-Gabrielle, duchesse en Bavière. Trois enfants sont nés de ce mariage : le prince Léopold, né à Bruxelles le 3 novembre 1901 et qui devient l'héritier présomptif le prince Charles, né en octobre 1903, et la princesse Marie-José, née à Ostende en 1906.
Notons en terminant que les nouveaux souverains sont très populaires dans le pays tout entier.

VARIÉTÉ

UN ROI MODERNE

Léopold II. - Sa façon de vivre. - Ennemi du faste. - Anecdotes et traits de caractère. - Comment d'un petit peuple il fit une grande nation.

« Jadis, disait Henri Heine, nous appartenions aux rois ; aujourd'hui, ce sont les rois qui nous appartiennent. »
La vérité de cette parole ne fut jamais plus éclatante que ces jours derniers. Et la curiosité publique déchaînée par la mort du roi Léopold a justifié singulièrement l'aphorisme formulé naguère par le célèbre poète allemand.
La vie si remplie du roi des Belges a été contée en détail, et non point seulement sa vie publique, mais aussi, mais surtout sa vie privée, ses travaux, ses entreprises, ses luttes avec sa famille et jusqu'à ses secrets ses amours.
Pendant huit jours, l'opinion publique,cette reine éternellement vivante, ne s'est occupée que de ce roi défunt.
Il est vrai que ce roi ne fut pas un roi ordinaire. Ce fut le roi moderne dans toute la force de l'expression, le roi homme d'affaires, le grand « business man », le roi qui convenait à ce pays d'activité, de puissance industrielle, de labeur et de liberté qu'est la Belgique.
On a dit et redit tout ce qu'il fit pour son pays. La Belgique lui doit une large part de sa prospérité. Les embellissements de Bruxelles, les améliorations du port d'Anvers, le rayonnement du commerce belge jusqu'en Extrême-Orient, tout cela est son oeuvre. Et c'est lui encore qui convainquit son pays de la nécessité de l'expansion coloniale.
Ce roi bourgeois fut un grand roi et un grand travailleur. Levé à cinq heures du matin en été, à six heures en hiver, il dépouillait lui-même son courrier, dictait les réponses à ses secrétaires et n'interrompait son travail avant le déjeuner que pour faire à pied, car il était bon marcheur, une longue promenade dans son parc.
Après le déjeuner très simple, il donnait des audiences, puis faisait une nouvelle promenade avant le dîner. Et le soir il se mettait au travail, étudiant les dossiers de ses grandes entreprises industrielles.
Le faste n'avait pour lui aucun charme. Il se plaisait à sortir avec un seul officier d'ordonnance, sans escorte. Il aimait à s'en aller comme un bon bourgeois et ne pouvait souffrir d'avoir sur ses talons ces agents protecteurs dont la sollicitude de la police impose la compagnie aux souverains.
Lors d'un de ses premiers voyages à Paris, il trouva à la gare du Nord un commissaire spécialement affecté à sa personne qui l'attendait à sa descente de train.
- Sire, lui dit ce fonctionnaire, je suis chargé par le gouvernement de me mettre à la disposition de Votre Majesté... Si Votre Majesté à quelque désir à formuler...
-En effet, dit le roi, j'ai un désir...
- Je suis aux ordres de Votre Majesté...
- Je désire qu'on me fiche la paix.
Et le roi s'en fut, laissant sur le quai le commissaire fort ébaubi.
Dès lors, le ministère de l'Intérieur se tint pour averti, aussi bien que la préfecture de police. Quand le roi Léopold venait à Paris, « on lui fichait la paix », on le laissait aller et venir, se promener à sa guise et on se gardait de l'inquiéter et de le surveiller.
On sait combien il aimait Paris. Les Belges prétendaient qu'il était plus souvent chez nous que chez lui. Il était très parisien, en effet, parisien au point de ne pas craindre à l'occasion le mot d'argot.
Un jour, en passant dans la rue Lafayette, son automobile faillit accrocher la petite voiture d'une marchande de quatre-saisons. La bonne femme, furieuse, se retourna et l'interpella :

- Va donc ! eh ! vilain barbu !...
- Ta bouche, bébé ! répliqua le roi.
Et il fila en lui envoyant un baiser.

***
De l'à-propos. et de l'esprit, ce grand homme d'affaires en avait à revendre
On connaît sa réponse à Godard l'aéronaute, avec lequel, un jour, il parlait politique :
- Moi, sire, lui disait Godard, j'ai des principes : je suis républicain.
- Moi aussi, monsieur Godard, répondit le roi gouailleur... seulement, mon métier s'y oppose.
Dans le même ordre d'idées, voici un trait d'à-propos du roi qui ne fut rapporte il y a quelques années à Bruxelles et que je n'ai vu raconté nulle part ces jours derniers. Il vaut pourtant la peine d'être rappelé, car il caractérise à merveille d'esprit primesautier de Léopold II.
Le roi, certain jour, s'entretenait avec un médecin bruxellois des progrès du socialisme en Belgique et des menées du parti républicain.
- Oh ! sire, lui disait le médecin, Votre Majesté n'a rien à redouter. Si les républicains triomphaient, ils viendraient vous offrir d'être président de la République belge.
Et, comme le roi faisait la grimace :
- Est-ce que Votre Majesté refuserait ?...
Alors le roi, frappant sur l'épaule de son interlocuteur :
- Dites donc, vous qui êtes médecin, est-ce que ça vous ferait plaisir si on venait vous demander de devenir vétérinaire ?...
Léopold II avait même, à l'occasion, ce qu'on est convenu d'appeler aujourd'hui l'esprit « rosse », et il en usait volontiers contre ses adversaires politiques.
C'est lui qui disait d'un ancien ministre qu'il avait naguère comblé de décorations, et qui, ayant pactisé avec ses ennemis, ne cessait de l'abreuver d'outrages :

- M. X... je l'ai fait couvrir de « crachats », mais il me les a bien rendus.
Le célèbre avocat et sénateur belge Ed.Picard qui est, chez nos voisins, une autorité du parti socialiste, eut plusieurs fois à subir les traits de l'esprit sarcastique du roi.
Un jour, au cours d'une cérémonie, Léopold II rencontre le sénateur socialiste. Il lui parle, se montre aimable, bienveillant. Le sénateur, de son côté, s'efforce d'être protocolaire, mais il s'embrouille un peu dans les expressions de « sire » de « majesté » et dans les formules de cour.
Alors le roi, venant à son secours :
- Tenez, mon cher sénateur, appelez moi donc simplement citoyen.
Une autre fois, Léopold II aperçoit aux environs de Bruxelles le même M. Picard. Le roi était en auto.
- Montez, mon cher sénateur, je vais vous reconduire chez vous.
Quelques minutes après, l'automobile royale s'arrête dans une rue étroite et populaire de Bruxelles, devant une maison où rayonne sur une pancarte ces mots « Maison du Peuple ». Étonnement de M. Picard.
- Mon cher sénateur, dit Léopold II, vous êtes chez vous !
Dans son curieux livre sur « Les Souverains en pantoufles », M. Henri Nicolle a rapporté nombre d'anecdotes sur le défunt roi Léopold. Il en est deux ou trois qui montrent sous un jour curieux la physionomie de ce grand hommes d'affaires, et prouvent que, tout riche qu'il fût, le roi des Belges ne jetait pas l'argent par les fenêtres.
Il y a quelques années, villégiaturant à Luchon, le roi fait appeler un coiffeur de cette ville. Quand l'opération fut finie, Sa Majesté demanda ce qu'elle devait.
- Ce sera vingt francs, Majesté, répond sans sourciller le coiffeur.
Le roi tire de son gousset une pièce de quarante sous et la met dans la main de cet homme trop facétieux :
- J'ai l'habitude, dit-il, de payer largement. Voici deux francs. C'est une pièce belge et neuve ! Vous y verrez ma tête, puisque vous avez voulu vous la payer...
Une autre fois, le roi Léopold faisait un voyage, en Suède ; il s'était arrêté quelque temps dans un grand hôtel de Stockholm, où il était descendu sans secrétaire ni aide de camp. Au moment de partir, on lui présenta la note. Elle était salée. Le portier, obséquieux, attendait qu'il la réglât et escomptait vraisemblablement un royal pourboire. Mais, très digne, le souverain, sortant son portefeuille, y en tira plusieurs coupons de voyages économiques et, non moins froidement, il les présenta au portier pour acquitter sa note.

***
Grand admirateur des arts plastiques et fin connaisseur en peinture, le roi n'aimait pas la musique. Il eût dit volontiers avec Théophile Gautier, que ce n'est qu'un bruit qui coûte cher... Comme quoi on peut être un homme remarquable et ne pas goûter les charmes de l'harmonie...
Il est vrai que cela s'explique s'il s'agit de la savante cacophonie qu'on impose aujourd'hui au public dans la plupart des théâtres lyriques d'Europe et d'Amérique. Mais Léopold II ne faisait guère de différence et ne témoignait pas beaucoup plus d'estime à la musique de naguère qu'à celle d'à présent.
Quand il avait une grande première au au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, il fallait la croix et la bannière pour le décider à y assister.
A la première de Salammbô, il vint cependant au théâtre, et il écouta la pièce avec résignation. Il fit même très bon accueil à l'auteur qu'on lui présenta. Mais quand celui-ci fut parti :
- C'est curieux, fit-il, narquois, en s'adressant à ses officiers, ce monsieur Reyer n'a pourtant pas l'air méchant... Pourquoi fait-il de la musique ?...
Par contre, s'il n'aimait pas la musique, il adorait la danse. Et l'on a même prétendu que ce sentiment pour l'art de Terpsichore l'avait conduit à une folle passion pour l'une des plus célèbres prêtresses de cet art. Mais ce n'était là qu'une légende contre laquelle le roi protesta toujours, avec, d'ailleurs, la plus souriante bonhomie.
- Bast ! disait-il, quand on lui en parlait, à mon âge, voyez-vous, rien ne flatte davantage qu'un mensonge galant.
Il était, du reste, le premier à rire des bruits qu'on répandait sur son compte et des caricatures qu'on faisait de lui.
Il avait, en Belgique, un sosie. Un grand industriel de Charleroi, M. Valérie Mabille, mort l'an dernier, lui ressemblait comme un frère. Et chaque fois que Léopold II se voyait caricaturé, il ne manquait jamais de s'écrier en riant :
- Très drôle cette charge, très drôle !... Mais, c'est M. Valère Mabille qui ne va pas être content...
J'ai dit plus haut combien il aimait Paris ; mais ce n'était point que Paris que Paris qu'il aimait ; c'était la France. Et il l'aimait pour ses qualités diverses et pour ses vertus. Il aimait le Midi pour la douceur de son climat, et l'on sait qu'il avait sur la côte d'azur de grandes propriétés et qu'il y créa des stations hivernales.
Il aimait le Nord pour son activité, et parce que ce pays, pareil à une ruche en travail, ressemblait à sa chère Belgique.
Il se plaisait à appeler le préfet du Nord « mon cher confrère ». Et il disait un jour :
« Si je n'étais pas roi des Belges, je voudrais être préfet du Nord. »
Quel tableau n'a pas son ombre, quelle médaille n'a pas son revers ... Comme ombre au tableau des vertus politiques de ce grand roi, il a ses moeurs privées, ses démêlés avec sa famille, les duretés de son coeur de père. D'autres ont, depuis quelques jours, suffisamment parlé de tout cela : on nous permettra de n'y point insister.
Au surplus, nous avons voulu simplement montrer à l'aide d'anecdotes et de traits de caractère ce que fut ce souverain moderne, et nous n'avons point l'ambition d'écrire une biographie.
Je voudrais seulement, en terminant, reproduire quelques lignes qui contiennent, à ce qu'il me semble, tout le programme et toutes les espérances du roi défunt.
Il y a cinq ans, jour pour jour, le 1er janvier 1905, les membres du Sénat belge étaient venus, comme de coutume, présenter leurs voeux au roi. Et voici la réponse que Léopold II fit en substance, au discours du président :

« Si notre pays est petit par son territoire, sa race vaillante et patriote s'est fortifiée par la lutte. Elle arrive aujourd'hui à son âge critique, entre sa soixante-quinzième et sa centième année. Les cinq lustres qui vont pour elle commencer montreront si elle grandira ou s'étiolera dans des limites trop restreintes. On a vu de petites cités forcer l'estime du monde entier, qui, depuis deux mille ans, admire le Parthénon. Si toutes les classes veulent s'accorder pour travailler au même but avec ensemble et harmonie, notre petite Belgique aura son Parthénon pour son centenaire.
« Un pays n'est jamais petit lorsque ses rives sont baignées par la mer. Je compte sur l'activité et l'intelligence débordante du nôtre pour le faire plus grand. Ayons confiance en nous-mêmes. Travaillons les uns pour les autres. Soyons uniquement les enfants d'un même pays. Voilà ce que je pense et que je voudrais trouver au coeur de tous les citoyens. » Cette confiance, ce patriotisme, Léopold sut les inspirer, à tous. Et c'est ainsi que, d'un petit peuple, il fit une grande nation.
Ernest LAUT

Le Petit Journal illustré du 2 Janvier 1910