LA CHINE SE MODERNISE


A Shanghai, des Chinois font en public le sacrifice de leur natte
Comme nos lecteurs le verront dans notre « Variété », l'évolution de la Chine vers la civilisation occidentale ne se manifeste pas seulement dans l'ordre militaire et administratif.
Un mouvement considérable se produit en ce moment dans les grandes villes chinoises en faveur du costume européen, et surtout contre la vieille tradition de la coiffure chinoise.
C'est ainsi que ces jours derniers, à Shanghaï, cinq cents chinois héroïques, réunis sur une place publique, sont montés l'un après l'autre sur une estrade et, en présence de quatre mille de leurs compatriotes, ont renoncé à l'appendice chevelu et natté qui, de temps immémorial, a fait l'ornement du chef et du dos des fidèles sujets du Fils du Ciel.
De telles manifestations de la part d'un peuple si attaché naguère à ses coutumes et à son costume ne doivent pas nous intéresser seulement par leur pittoresque. Elles caractérisent un état d'esprit nouveau, de nature à nous faire réfléchir, car le triomphe de la civilisation occidentale, transformant la Chine en puissance industrielle et militaire, n'irait probablement pas sans faire courir à l'Europe les plus graves dangers.

VARIÉTÉ
Le pied des Chinoises et la natte des Chinois

La Chine se modernise. - L'oeuvre de l'impératrice Tsou~Hsi. - Une campagne contre la mutilation des pieds. - Comment les Chinois furent jadis condamnés à porter la natte.- Vers la civilisation européenne.

La Chine se modernise et s'européanise. Déjà, depuis une quinzaine d'années, on constate chez les Célestes la volonté de rompre avec leurs vieilles traditions antimilitaristes.
La guerre de 1894-95, dans laquelle le Japon leur infligea de si cruelles défaites, la campagne des Européens sur Pékin, en 1900, furent pour eux de sanglantes leçons dont ils profitèrent.
Dès lors, naquit dans l'esprit de leur gouvernement le projet de créer une armée véritable, pourvue de tous les perfectionnements militaires empruntés aux Européens.
On sait comment fut poursuivie la réalisation de ce projet : des instructeurs japonais furent appelés en Chine ; de jeunes Célestes furent envoyés dans les grandes écoles militaires de l'Europe ; des officiers chinois suivirent toutes les grandes manoeuvres des armées européennes.
Aujourd'hui, l'armée chinoise est pourvue d'un armement uniforme, équipée à l'européenne et organisée suivant les principes en usage en Occident.
D'autre part, la Chine s'efforce également de rajeunir ses méthodes administratives. De hauts fonctionnaires chinois sont venus naguère chez nous étudier à ce sujet le fonctionnement de nos ministères et de nos administrations d'État. De sorte que s'il est vrai que si l'Europe ne nous envie plus notre administration, celle-ci du moins a la consolation de penser qu'elle servira peut-être de modèle à l'Extrême-Orient.
Bref, il se produit en Chine une évolution considérable vers une civilisation nouvelle. Mais cette évolution n'atteint pas seulement l'organisme de l'Etat ; elle se manifeste aussi dans les moeurs et dans les traditions qui semblaient pourtant le plus profondément ancrées dans l'âme du peuple.
L'impératrice douairière Tsou-Hsi décédée en 1908, aida de tout son pouvoir à cette évolution. Elle tenta surtout de réformer l'éducation des femmes et de la diriger dans le sens des principes européens.
Elle commença par ordonner que les femmes et les filles de la famille impériale recevraient une éducation pratique. En 1905, elle achetait, pour elles, en Europe, six machines à coudre et à broder.
L'année suivante, elle donnait sur sa cassette 375.000 francs pour la fondation d'un lycée de filles à Pékin. Mais elle posait comme condition qu'au lieu de latin, on enseignerait aux élèves la sériciculture et la broderie de soie artistique:
C'est encore elle qui, dès 1903, invita, par un rescrit, les pères et mères à ne plus comprimer les pieds de leurs filles.
On sait que, de toute antiquité, il est d'usage en Chine d'estropier les enfants du sexe féminin, en leur comprimant les pieds dès leur naissance, afin d'en empêcher le développement normal.
Un voyageur qui a, si j'ose dire, interviewé nombre de femmes chinoises sur cette opération, qui nous paraît à nous devoir être si douloureuse, m'affirmait que toutes la déclaraient très supportable... Apparemment qu'en Chine comme chez nous, les femmes savent souffrir « et se taire sans murmurer » quand il s'agit pour elles de sacrifier aux exigences de la mode.
Or, l'écrasement des pieds fut de tout temps la condition première de l'élégance d'une femme chinoise. Pour un Céleste, l'idéal de la perfection chez une femme c'est un pied qui n'a que deux pouces de longueur. Une élégante qui n'aurait pas le pied en forme de moignon ne serait pas une vraie élégante. Les dames chinoises, d'ailleurs, prennent bien soin d'attacher leur robe un peu au-dessus de la cheville, afin de laisser leur petite pantoufle à découvert.
Toute femme qui porterait la robe trop longue se verrait appliquer un dicton populaire qui dit : « robe longue ne sert qu'à cacher de grands pieds » ; et elle serait immédiatement classée parmi les femmes sans élégance.
Cette déformation des pieds rend la marche des Chinoises singulièrement difficile. Les malheureuses sont condamnées à boiter toute leur vie. Une Chinoise ainsi mutilée veut-elle se retourner : elle doit d'abord s'arrêter peur se mettre bien d'aplomb, puis se tourner insensiblement dans la direction qu'elle veut regarder.
Au surplus, les femmes, tout en sacrifiant à cette mode cruelle, semblent-elles en avoir quelque honte, car une Chinoise ne montre jamais son pied nu. Elle tient son moignon aussi caché que nos dames d'Occident tienent secrets certains artifices de toilette auxquels elles ont recours.
Donc; il y a huit ans, l'impératrice Tsou-Hsi ordonna que les pieds des enfants du sexe féminin ne fûssent plus déformés.
En même temps, le vice-roi des deux Kiang et les gouverneurs du Kiang-Sou, du Ngan-Hoeï, du Kiang-Si et du Kiang-Hoeï publiaient dans leurs provinces une proclamation ayant le même objet. Et pour convaincre les femmes de ne plus bander les pieds de leurs petites filles, ils donnaient les raisons suivantes :
« La mutilation des pieds blesse la bonté de coeur naturelle à une mère .
» Elle fait que les jeunes femmes perdent leur pudeur, car elles font cela en vue de la beauté de leur corps.
» Elle fait qu'elles deviennent faibles.
» Elle leur cause la pauvreté, parce qu'elles ne pourront travailler beaucoup puisqu'elles sont faibles. »
En outre, ils promettaient à tous ceux qui exhorteraient les Chinoises à ne plus se mutiler, en fondant des ligues contre la déformation des pieds, ou à l'aide d'autres moyens, la possibilité d'obtenir la décoration et les récompenses de la cour.
A la suite du rescrit de l'impératrice et des proclamations des gouverneurs de province, il se fit une véritable campagne contre cette coutume barbare.
A Hang-Tchéou, dans le hall ancestral d'une des plus anciennes et des plus nobles familles de la ville, la famille Chang, il se tint une grande réunion de jeunes femmes. Les plus âgées prononcèrent des allocutions ; les plus jeunes récitèrent des vers des poètes flétrissant les maux qu'engendrent les pieds comprimés. Finalement, au milieu de l'enthousiasme général, toutes ces jeunes femmes votèrent la suppression des souliers trop petits.
On vit même depuis lors des Chinoises qui demandèrent à la chirurgie de réparer l'oeuvre de la vilaine tradition qui avait déformé leurs pieds.
Telle Mme Wu-Ting-Sang, femme de l'ex-ambassadeur de Chine à Washington. Cette dame subit en 1905 une opération destinée à rendre l'aspect normal à ses pieds écrasés suivant la coutume.
L'ordonnance de l'impératrice fut donc accueillie favorablement. Toutes les femmes des familles aisées s'empressèrent d'y obéir ; mais il n'en fut pas de même dans les classes populaires où les traditions sont en général ancrées plus profondément.
Nombre de femmes du peuple et même de la petite bourgeoisie continuèrent à bander les pieds de leurs filles. Ce qu'apprenant, l'impératrice entra dans une grande colère, car elle aimait être obéie. Et c'est alors qu'elle fit promulguer par le Grand Conseil une ordonnance déclarant que toutes fonctions publiques seraient fermées à ceux dont les filles auraient les pieds comprimés.
Ce moyen radical devait donner de bons résultats dans un pays où l'idéal de tout homme est d'être fonctionnaire. Aussi, y a-t-il tout lieu de penser que dans peu d'années la hideuse coutume de mutiler les pieds des femmes aura totalement disparu de l'empire du Milieu.

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L'impératrice Tsou-Hsi ne s'occupa pas moins de la tête des hommes que des pieds des femmes.
C'est encore elle qui, en cette même année 1903, annonça à ses sujets qu'il leur serait loisible désormais de couper leur natte si ça pouvait leur faire plaisir.
Or, il est piquant de constater que cette natte qu'elle condamnait ainsi par ordonnance impériale, c'est un de ses ancêtres qui, jadis, l'imposa aux Chinois.
Au temps jadis, en effet, les Fils du Ciel portaient les cheveux courts. Or, quand les Tartares de Mandchourie conquirent le pays, l'idée leur vint d'imposer aux vaincus une marque distinctive d'esclavage, et ils édictèrent que, dorénavant, tous les Chinois porteraient le front rasé et la chevelure longue et tressée sur la nuque.
Les vieilles chroniques chinoises affirment que ce décret fut d'abord très mal accueilli. Beaucoup de Chinois, pour y échapper, s'enfuirent à Hainan, à Formose et au Japon. Et puis, peu à peu, la fâcheuse origine de cette mode fut oubliée, et le Chinois porta sa natte sans se douter que cette coutume était née d'une défaite et d'une humiliation de ses ancêtres.
Or, cette natte, sans laquelle nous ne pouvions nous imaginer le vrai Chinois de Chine, voici qu'elle disparaît, elle aussi.
L'impératrice avait commencé par autoriser simplement ses sujets à la couper. Comme ceux-ci hésitaient, elle ne se contenta plus de conseiller, elle ordonna. A la fin de 1904, elle publia un rescrit édictant que, a partir du premier jour de la première lune de l'année suivante, c'est-à-dire à partir du 4 février 1905, officiers et soldats de l'armée chinoise devraient couper leur tresse. Les mandarins civils des trois degrés supérieurs étaient invités à suivre également cet exemple.
Le sacrifice accompli dans l'ordre militaire, il s'agissait de faire adopter par le civil la nouvelle esthétique capillaire.
Depuis quelques mois surtout, la campagne en faveur de la modernisation de la coiffure a pris un développement considérable. Elle donne lieu dans toutes les grandes villes chinoises à des scènes curieuses et à des manifestations des plus pittoresques.
Au mois de décembre dernier, à Hong-Kong, six notables respectables par l'âge et la situation morale dont ils jouissent, coupèrent leur natte en public, tandis qu'une fanfare jouait des airs d'opéra.
Des centaines d'imitateurs suivirent leur exemple, et, bientôt, des sacrifices sans nombre eurent lieu.
Les partisans de la jeune Chine organisent partout des meetings dans lesquels ils vitupèrent à qui mieux mieux contre la natte.
L'un d'eux, l'autre jour, rappelait que lors de la guerre des Légations, un seul soldat français avait suffi pour emmener prisonniers cinq Chinois en les attachant par la natte à la sangle de son cheval.
Un autre citait le cas d'un mécanicien chinois qui, pris par sa chevelure dans l'engrenage d'une machine fut broyé en subissant une horrible torture.
Cette campagne porta ses fruits. En l'espace de trois jours, onze mille personnes se convertirent à la mode nouvelle.
Mais le mouvement a fini par inquiéter les marchands qui craignent que leurs compatriotes, non contents de couper leurs nattes, ne veuillent aussi abandonner le costume national, ce qui serait pour le commerce une perte considérable.
Déjà, il y a trois ans, le ministre de l'Instruction publique en Chine, effrayé par les progrès de la mode européenne parmi les lettrés et les étudiants, publia un décret interdisant à tous les élèves des écoles et établissements de l'État de s'habiller de cette façon. Une seule exception fut prévue.
« En raison, disait le ministre, des inconvénients qu'offre le costume indigène pour les exercices de gymnastique, les vêtements européens seront autorisés pour cet usage spécial, mais ils ne devront être faits qu'avec des étoffes fabriquées en Chine. »
Cependant, la mode européenne gagne de plus en plus. La suppression de la natte est l'acheminement forcé vers le veston et le pantalon. Et la Chine est destinée à suivre vers la civilisation européenne, une évolution, plus lente peut-être, mais tout aussi sûre, que celle qu'a suivie le Japon.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 5 Février 1911