GUIGNOL

La ville de Lyon a décidé d'élever
un monument à la mémoire du créateur du théâtre
des marionnettes lyonnaises, Laurent Mourguet, qui, il y a tantôt
un siècle créa ce type populaire et éminemment
français de Guignol.
Car, Guignol n'est pas, comme d'aucuns pourraient le croire, parisien
de naissance. C'est un canut de Lyon.
Dans le théâtre célèbre des marionnettes
lyonnaises, il porte toujours le costume des ouvriers en soie de la
fin du XVIIIe siècle: la veste à courtes basques, le chapeau
à cornes dit « lampion » et la cadenette que les
lyonnais appellent « salsifis ».
A Lyon, il partage les sympathies du public, avec un autre personnage
: Gnafron.
.Gnafron est cordonnier. C'est un bon vivant qu'une seule passion anime
: la passion du vin. Gnafron est un pochard, mais un bon pochard. Ses
réparties n'ont pas la finesse narquoise de celles de Guignol
par contre elles sont plus comiques. Et le personnage y ajoute par sa
silhouette, son gros nez enluminé, sa bouche largement ouverte,
ses joues rougeoyantes sur lesquelles descendent de larges pattes de
lapin, et son monumental chapeau-tromblon.
Et maintenant, vous plaît-il de savoir d'où vient le nom
de Guignol ? Voici. Laurent Mourguet qui créa le personnage avait
pris pour type un canut de sa connaissance qui avait certain esprit
naturel et maintes façons originales de s'exprimer : «
C'est guignolant ! » disait notamment ce brave homme chaque fois
qu'un sujet quelconque lui dilatait la rate : « C'est guignolant
! » faisait répéter Mourguet à sa marionnette.
Si bien que le mot fit fortune et que tout Lyon s'en fut au théâtre
de Mourguet en répétant : « Allons voir le guignolant
! »
Et c'est ainsi que naquit Guignol.
VARIÉTÉ
Les Marionnettes à travers le monde
A propos d'un monument. - Marionnettes
antiques. - Histoire de Polichinelle. - Qara-Gueuz et Ketchel-Pehlevan.
- Pourquoi les marionnettes sont éternelles.
Puisqu'on va élever un monument à
l'inventeur du Guignol Lyonnais, m'est avis que le moment est bien choisi
pour parler des marionnettes à travers l'histoire et à
travers le monde.
Polichinelle est de tous les temps et de tous les pays. Hérodote
parle des marionnettes qui divertissaient les Égyptiens dans
les fêtes en l'honneur de Bacchus. On a retrouvé dans les
tombeaux de l'ancienne Égypte des pantins ayant la tête,
les bras et les jambes articulés. Mariette en a recueilli dans
les hypogées de Thèbes et de Memphis. Il y a cinq ou six
ans, M. Gayet a découvert dans les fouilles d'Antinoé
un guignol contemporain des Pharaons.
En ouvrant le tombeau de « Khelmis la bacchante », M. Gayet
trouva auprès de la momie, vêtue encore d'une lourde robe
de soie jaune, une petite nef en bois sculpté, montée
par des personnages en ivoire, dont l'un était articulé
et qu'actionnaient des fils.
Au centre de la nef est une cabine, formée sur le devant par
deux battants d'ivoire. Ils s'ouvraient pour laisser voir le Mystère.
Point de plafond, sauf une pièce de bois qui s'étendait
au-dessus, supportée par deux montants et terminée par
une traverse découpée en dents de scie. Lors de la découverte,
de légers fils y adhéraient encore. Ces fils servaient
à faire mouvoir les figures.
Les Grecs eurent aussi leurs théâtres de marionnettes.
Xénophon, dans le récit du fameux banquet de Callias,
raconte qu'un Syracusain montreur de poupées animées divertit
beaucoup les convives. Apulée, au IIe siècle de notre
ère, vante la perfection les marionnettes grecques :
« Ceux qui dirigent les mouvements et les gestes des petites figures
d'hommes faites de bois, dit-il, n'ont qu'à tirer le fil destiné
à agiter tel ou tel membre : aussitôt on voit leur cou
fléchir, leur tête se pencher, leurs yeux prendre la vivacité
du regard, leurs mains se prêter à tous les offices qu'on
exige ; enfin leur personne entière se montre gracieuse et comme
vivante. »
Au Moyen-Age, les bateleurs et jongleurs avaient des marionnettes qu'ils
montraient de ville en ville, de château en château. Dans
les églises on représentait les scènes de la Passion
au moyen de poupées animées.
Mais c'est à l'époque de la Renaissance que la marionnette
commence à jouer un rôle important dans les plaisirs populaires.
Jérôme Cardan, médecin et mathématicien célèbre,
raconte qu'aux environs de 1550 il a vu, à Nuremberg, deux Siciliens
qui opéraient de véritables merveilles au moyen de deux
statuettes de bois qu'ils faisaient jouer entre elles. « Un seul
fil, dit-il, traversait ces poupées de part en part. Elles étaient
attachées d'un côté à une statue de bois
qui demeurait fixe, et de l'autre à la jambe que le joueur faisait
mouvoir. Ce fil était tendu des deux côtés. Il n'y
a sorte de danses que ces statuettes ne fussent capables d'imiter, faisant
les gestes les plus surprenants des pieds, des jambes, des bras, de
la tête, le tout avec des poses si variées, que je ne puis,
je le confesse, me rendre compte d'un aussi singulier mécanisme.
»
Notez le fait : ces joueurs de marionnettes étaient Siciliens.
C'est l'Italie, en effet, qui fut, au XVI, siècle, le berceau
de Guignol. Ces poupées siciliennes, mues à la ficelle,
suivant le procédé des « marionnettes à la
planchette » comme nos pères purent en voir encore dans
nos campagnes, il n'y a pas plus d'un demi-siècle, étaient
désignées vulgairement sous le nom de Magatelli.
Quant aux marionnettes du type Guignol, sans pieds et sans bras articulés,
on les vit paraître peu après à Venise et leur succès
fut si grand que, bientôt, elles se répandirent par toute
l'Italie. On les appelait les Burattini, du nom de leur inventeur,
un célèbre acteur d'origine florentine qui s'appelait
Burattino.
Plus tard, c'est encore d'Italie que vinrent les marionnettes à
fils, les Fantoccini, qui furent importées à
Paris, vers 1770, et passionnèrent la cour et la ville.
Nul n'ignore que le type classique, le type représentatif entre
tous du théâtre, des marionnettes est originaire de Naples:
c'est Pulcinella, que nous appelons Polichinelle.
Pulcinella s'est répandu par le monde ; et, dans chaque pays,
il a pris le caractère distinctif du peuple. A Naples, il est
un vrai Napolitain vindicatif et rusé ; en
France, il est un vrai Français, car il bat le commissaire et
se montre fort peu respectueux de l'autorité ; en Angleterre,
où nous le retrouvons sous le nom de Punch, il est un
vrai Anglais froid, pratique et peu sensible.
Voilà près de trois cents ans que Polichinelle triomphe
sur les tréteaux de nos foires. Il nous fut apporté, en
1630, par un Italien qui s'appelait Briocci et qui, francisant son nom,
le transforma en celui de Brioché.
La dynastie des Brioché fut illustre au Pont-Neuf, aux foires
de Saint-Clair, de Saint-Ovide et de Saint-Laurent. Le théâtre
de Polichinelle eut là de tels succès que les comédiens
ordinaires du roi s'en émurent parfois. Polichinelle parlait
: on l'empêcha de parler. Alors, il se mit à chanter :
on l'empêcha de chanter. Force lui fut de se contenter de faire
des gestes. Sur de grandes pancartes, au bord de la scène, on
inscrivait le texte des couplets. Et c'était le public qui les
chantait. Car plus on persécutait Polichinelle, plus la foule
accourait à son théâtre.
Et la popularité de Polichinelle allait grandissant. Les plus
célèbres auteurs firent des pièces pour lui. Le
Sage, de la même plume qui écrivit Turcaret, composa
des comédies pour les marionnettes. Voltaire raffola de ces petits
bonshommes animés. Plus tard, Victor Hugo, Lamartine, Banville,
ne rougirent pas d'avouer leur penchant pour les pantins. George Sand
eut à Nohant son théâtre de marionnettes sur lequel
elle faisait jouer ses pièces.
Nodier, enfin, Nodier qui déclarait volontiers que le drame entre
Polichinelle et le commissaire évoquait en son esprit toute l'histoire
de l'humanité, parlait du héros à double bosse
avec un enthousiasme délirant :
« Voilà, voilà Polichinelle, le vrai, le grand,
l'unique Polichinelle ! Il ne paraît pas encore et vous le voyez
déjà. Vous le reconnaissez à son rire fantastique,
inextinguible comme celui des dieux. Il ne paraît pas encore,
mais il sussure, il siffle, il bourdonne, il babille, il crie, il parle
de nette voix qui n'est pas une voix. d'homme, de cet accent qui n'est
pas pris dans les organes de l'homme et qui annonce quelque chose de
supérieur à ll'homme, Polichinelle par exemple. Il s'élance
en riant : il tombe, il se relève, il se promène, il gambade,
il saute, il se débat, il gesticule, et retombe démantibulé
contre un châssis qui résonne de sa chute. Ce n'est rien;
c'est tout, c'est Polichinelle ! Les sourds l'entendent et rient, les
aveugles rient et, le voient ; toutes les pensées de la multitude
enivrée se confondent en un cri : c'est lui ! c'est lui ! c'est
Polichinelle... »
***
J'ai dit tout à l'heure que chaque peuple a sa marionnette typique.
Notre Guignol n'est qu'un peu bambocheur ; notre Polichinelle lui-même
n'est qu'un peu brutal : il ne bat que sa femme et le commissaire.
Mais que dire de Punch, le Polichinelle anglais ! Celui-ci
est féroce, tout simplement : il tue tout ce qui l'entoure et
le gêne. Il tue son enfant dont les cris l'importunent ; il tue
sa femme Judy qui lui réclame son fils ; il tue le médecin
qui vient constater le décès ; il tue le constable qui
vient pour l'arrêter ; il tue le bourreau chargé de l'exécuter
; il tue même le diable... Et savez-vous comment s'appelle la
pièce où se succèdent tous ces massacres ?... Cela
s'appelle les Fredaines de M. Punch... Les « fredaines
», voilà un euphémisme ou je ne m'y connais pas.
La Hollande aussi a son Polichinelle bossu par devant et par derrière
: c'est Jean Klaassen. L'Allemagne a une marionnette du genre
de notre Guignol, c'est Casperl, le petit Gaspard dont les
saillies réjouissent fort le populaire.
L'Espagne a Don Cristoval Pulichinela, un Polichinelle hidalgo
qui exprime toutes les fiertés du peuple de la péninsule.
Polichinelle a encore marqué sa trace en Belgique où les
théâtres de marionnettes flamandes s'appellent des Poechenellespet
et les marionnettes elles-mêmes des Poechenellen.
D'autre part, il n'est point un pays d'Orient qui n'ait sa marionnette
représentative. Allez au musée de la Marine, vous y verrez
une collection des plus curieuses toutes les marionnettes du Théâtre
Javanais, de véritables merveilles d'articulation et de découpage
en ombres chinoises.
En Birmanie, on retrouve les marionnettes à ficelles, pareilles
aux fantoccini italiens. Le peuple en raffole, et les montreurs
de poupées articulées ont là-bas plus de réputation
que les acteurs véritables.
En Chine, les marionnettes à main du genre de notre Guignol sont
connues depuis un temps immémorial.
Enfin, tout le monde connaît au moins de nom le fameux Polichinelle
turc, ce Qara-Gueuz, dont le cynisme et la grossièreté
s'étalent librement jusque dans les rues en tout pays musulman.
C'est un personnage étrange, moitié marionnette, moitié
ombre chinoise. Théophile Gautier lui a trouvé «
l'aspect d'un personnage de vitrail qu'on détacherait de la verrière
avec l'armature de plomb qui le circonscrit et le dessine ». La
comparaison est très juste en effet, la marionnette est composée
de parties opaques et de parties transparentes ; elle est articulée
et se présente de profil ; mais, particularité curieuse
à laquelle Qara-Gueuz doit son nom, ce héros populaire
des théâtres en plein vent porte au front un grand oeil
noir qui regarde de face. En turc, Qara-Gueuz signifie oeil noir.
Quant aux pièces de théâtre de Qara-Gueuz, on nous
saura gré de n'en point tenter l'analyse. La réputation
d'immoralité du Polichinelle turc est des plus justifiées.
Qara-Gueuz, comme toutes les marionnettes populaires, a son franc parler
; il raille, nargue et mystifie, accable les puissants de ses lourdes
saillies, se moque des lois et berne leurs représentants ; mais
ses hauts faits ne s'arrêtent pas là ; et la représentation
ne serait pas complète si le personnage, à la grande joie
des spectateurs, ne se livrait publiquement à des actes de la
plus répugnante obscénité.
Or, remarquez qu'en Turquie, comme en tous les pays, d'ailleurs, ce
sont les enfants qui constituent en majeure partie le public des théâtres
de marionnettes... « On offre à ces pleines salles de bébés,
dit Pierre Loti, un spectacle qui, en Angleterre, ferait rougir un corps
de garde... »
Singulière éducation que le théâtre de Qara-Gueuz
offre ainsi aux jeunes Musulmans !
La Perse aussi à son Qara-Gueuz. Mais celui-ci s'appelle Ketchel
Pehlevan, c'est-àdire Héros chauve. La calvitie
complète est, en effet, la caractéristique de cette marionnette
.
Pehlevan signifiait autrefois en Perse gouverneur de frontières.
Plus tard, le titre s'appliqua au généralissime de l'armée
qu'on appelait Pehlevan du Monde.
Aujourd'hui, le mot Pehlevan a cessé d'être un titre militaire,
et il ne s'applique plus qu'à la marionnette dont nous parlons
et aux lutteurs qu' entretiennent les grands seigneurs persans.
De même que Qara-Gueuz est un Turc, Ketchel Pehlevan est un! vrai
Persan, rusé, sceptique et railleur.
Infiniment moins grossier, plus adroit et plus lettré que le
Guignol turc, il n'est guère; plus moral dans ses actions, bien
que l'obscénité ne soit pas son fait. Tout lui est objet
de moquerie et rien n'échappe à sa verve facétieuse.
Non content de battre sa femme, ce qui n'est pas un crime énorme,
en Orient, il ose même se divertir aux dépens des ministres
du culte et se plaît volontiers à bafouer les mollas (prêtres).
Voici l'une des scènes favorites, du théâtre de
Ketchel Pehlevan.
Notre héros, qui possède son Koran par cœur, s'en
vient un jour, tout confit en piété chez l'Akhond,
c'est-à-dire, chez le chef de sa paroisse, et ne tarde pas à
l'édifier par ses airs dévôts. Il l'étonne
par sa profonde connaissance de la tradition et de légendes musulmanes,
le charme par ses chants religieux. Enfin, il lui parle du paradis avec
ses blanches houris et ses vins parfumés ; et, pour lui en donner
un avant-goût, il se souvient qu'il a apporté avec lui
quelques vieilles bouteilles de vin de Chiraz auxquelles son ami ne
peut refuser de goûter. Le vin est bon, Ketchel Pehlevan est éloquent
; aussi, l'Akhond, un peu gourmand, boit-il plus que de raison. Il envoie
promener le koran, chante des chansons légères, se met
à danser, et finit par rouler sous la table, aux ricanements
de Ketchel Pehlevan, et aux applaudissements de l'assistance, qui prend
un très vif plaisir à voir ainsi berner les représentants
de la religion.
Le Héros Chauve a mille autres tours de ce genre ; il raille,
critique et censure impunément. En Perse, comme partout ailleurs,
l'autorité a des trésors d'indulgence pour les marionnettes.
Ces petits acteurs de bois se permettent maintes satires dont la moindre
enverrait en prison des acteurs en chair et en os.
Ainsi, dans tous les pays, il y a des grâces d'État pour
les marionnettes. On leur permet tout, on leur laisse tout dire. C'est
qu'elles sont l'expression de la satire populaire, satire innocente
par laquelle se satisfont les menues colères, les petites rancunes
du peuple qui pourraient, si on essayait de les contenir, s'exprimer
de façon plus tumultueuse et plus dangereuse pour les gouvernants.
Ceux-ci ont donc intérêt à laisser leur franc-parler
à Guignol et à Polichinelle.
Et voilà, pourquoi, en France aussi bien qu'en Chine, en Perse
aussi bien qu'en Angleterre, les marionnettes jouissent de tant de liberté,
et pourquoi aussi elles sont éternelles en tout pays - éternelles
comme le mécontentement de l'humanité.
Ernest LAUT.