A PROPOS DU MILLÉNAIREDE
LA NORMANDIE

Un « Drakkar »
de pirates scandinaves
il y a mille ans
D'après les documents historiques et
archéologiques les plus précis conservés dans les
musées et dans les annales des pays scandinaves, notre dessinateur
a reconstitué la physionomie exacte d'une de ces barques danoises
ou norvégiennes sur lesquelles les pirates du Nord abordèrent
nos côtes et remontèrent nos fleuves pour se livrer au
pillage et se lancer à la conquête du butin.
Le musée ethnologique de Christiania conserve un de ces «
drakkars » dans ses collections. Ce navire, retrouvé à
Oseberg, montre à quel degré de perfection les Vikings
étaient arrivés dans la construction de leurs bateaux.
Le conseil municipal de la capitale norvégienne en a fait exécuter
une réduction afin de l'offrir à la ville de Rouen à
l'occasion du millénaire. Les Normands d'aujourd'hui trouveront
à coup sûr un intérêt particulier à
étudier l'image de ces « coursiers de la mer » qui,
il y a dix siècles, remontaient la Seine et pénétraient
jusqu'au coeur de notre pays.
Un autre modèle d'un navire plus grand, le navire de Gokstad,
sera également offert à la ville de Rouen.
Quand on compare ces petits bâtiments sveltes et fragiles aux
masses énormes de nos vaisseaux d'aujourd'hui, on reste pénétré
d'admiration pour l'intrépidité de ces hommes qui se lançaient
jadis sur la mer dans de pareilles coquilles de noix.
Par un singulier défi aux forces de la nature, c'était
généralement dans les nuits orageuses des équinoxes
que les pirates scandinaves prenaient la mer.
« Quand les marins des autres peuples se hâtent de chercher
un abri et de rentrer au port, dit Henri Martin, eux mettent toutes
voiles au vent ; ils font bondir leurs frêles esquifs sur les
flots furieux, ils entrent dans l'embouchure des fleuves sur leurs longues
et sveltes embarcations aux deux voiles, à la proue aiguë,
à la carène aplatie, sur leurs « drakkars »
comme ils disent, leurs dragons à la tête menaçante.
Or, en dépit des risques d'une telle navigation, on assurait
ces jours derniers, que plusieurs norvégiens avaient résolu
de renouveler ces exploits de leurs ancêtres.
Sept étudiants du Nord de la Norvège ont conçu
le projet d'aller de Bergen à Rouen sur un long canot à
rames, reconstitution exacte du bateau sur lequel le roi Hugleik fit
son apparition dans notre fleuve de Seine. Ils sont partis, dit-on,
de Norvège, et les frais de leur téméraire expédition,
soit 3.000 couronnes, seront couverts par une subvention officielle.
Ils recevront certainement à Rouen l'accueille plus fraternel...
Pourvu qu'ils y arrivent.
VARIÉTÉ
Le Millénaire Normand
Il y a dix siècles. - La fondation
du duché de Normandie.- Les pirates scandinaves. - Rollon-le-Marcheur.
- Ce que fêtent les Normands d'aujourd'hui.
Le moine de Saint-Malo rapporte en sa chronique
qu'en l'an 814, peu de temps avant sa mort, l'empereur Charlemagne,
se trouvant dans une ville maritime de son royaume, aperçut soudain
sur la mer des barques montées par des pirates du Nord.
Ces barques venaient vers la ville où se trouvait l'empereur
; elle pénétrèrent même jusque dans le port.
Mais des soldats accoururent sur le rivage, et les Northmans n'osèrent
pas débarquer. Ils virèrent de bord et disparurent bientôt
à l'horizon.
Cependant, Charlemagne, debout à la fenêtre de son palais,
les regardait s'éloigner. Et son visage était inondé
de larmes. Il demeura ainsi, longtemps, immobile et soucieux. Personne
n'osait l'interroger. A la fin, il dit aux leudes qui l'entouraient
:
Savez-vous, mes fidèles, pourquoi je pleure amèrement
? Certes, je ne crains pas qu'ils me nuisent par ces misérables
pirateries, mais je m'afflige que, moi vivant, ils ont manqué
de toucher ce rivage, et je suis tourmenté d'une vive douleur
quand je prévois tout ce qu'ils feront de maux à mes neveux
et à leurs peuples. »
Or, quels étaient ces pirates du Nord dont l'apparence inspirait
au vieil l'empereur tant de craintes pour l'avenir ?
C'étaient les enfants perdus des régions scandinaves,
les « vikings » ou fils des anses, qui, fuyant les contrées
stériles de la Suède, de la Norvège et du Danemark,
s'en venaient, poussés par la faim, la soif du pillage et l'amour
des aventures, chercher aux rivages plantureux de l'Austrasie, de la
Neustrie et même de l'Aquitaine.
En leur pays, le fils aîné seul recueillait l'héritage
paternel ; les autres devaient prendre la mer et vivre de piraterie.
Ils partaient sur leurs barques légères à la proue
recourbée, sur leurs « drakkars » qu'ils menaient
alternativement à la voile et a la rame. Aidés de vent
d'Est, ils ne mettaient pas plus de trois jours pour venir de la Scandinavie
aux bouches de la Seine..
Leurs flottes comptaient parfois plus de cent vaisseaux. Elles étaient
commandées par un « konung » ou roi. Mais ce roi
n'était roi que sur mer ou dans le combat. Au festin, il. n'était
plus que l'égal de ses guerriers.
On le suivait, on lui obéissait, parce qu'il était renommé
comme le plus habile et le plus brave.
« Il savait gouverner le vaisseau, dit Augustin Thierry, comme
un bon cavalier manie son cheval. A l'ascendant du courage et de l'habileté,
se joignait pour lui l'empire que donnait la superstition ; il était
initié à la science des runes. Il connaissait les caractères
mystérieux qui, gravés sur les épées, devaient
procurer la victoire, et ceux qui, inscrits à la poupe et sur
les rames, devaient empêcher le naufrage. Égaux sous un
pareil chef, supportant légèrement leur soumission volontaire
et le poids de leur armure de mailles qu'ils se promettaient d'échanger
bientôt pour un égal poids d'or, les pirates danois cheminaient
gaiement sur la « route des cygnes », comme disent les vieilles
poésies nationales. Tantôt ils côtoyaient la terre,
et guettaient leur ennemi dans les détroits, les baies et les
petits mouillages, tantôt ils se lançaient à sa
poursuite à travers l'Océan. Les violents orages des mers
du Nord dispersaient et brisaient leurs frêles navires ; tous
ne rejoignaient pas le vaisseau du chef au signal du ralliement ; mais
ceux qui survivaient à leurs compagnons naufragés n'en
avaient ni moins de confiance, ni plus de souci ; ils se riaient des
vents et des flots qui n'avaient pu leur nuire. « La force de
la tempête, chantaient-ils, aide le bras de nos rameurs ; l'ouragan
est à notre service, il nous jette où nous voulons aller.
»
C'étaient de rudes guerriers que ces hommes du Nord. Ils savaient
garder la même énergie: indomptable dans le triomphe et
dans la mort. Ragnar Lodbrog, le premier de leurs chefs qui vint en
France et qui porta ses déprédations non seulement par
tout l'empire de Charlemagne, mais jusque dans le khalifat de Cordoue,
fut pris un jour par ruse et jeté dans une fosse remplie de vipères.
Il mourut sans une plainte, affectant au contraire une énergie
sauvage, et jetant son chant de mort comme un défi à ses
bourreaux :
« Nous avons combattu avec l'épée, leur criait-il.
Des torrents de sang pleuvaient de nos armes ; le vautour n'en trouva
plus dans les cadavres ; l'arc résonnait et les flèches
se plantaient dans les cottes de mailles ; la sueur coulait sur la lame
des épées ; elles versaient du poison dans les blessures
et moissonnaient les guerriers comme le marteau d'Odin... Nous avons
combattu avec l'épée !... La mort me saisit ; la morsure
des vipères a été profonde : je sens leurs dents
au fond de ma poitrine. Bientôt, j'espère, le glaive me
vengera. Mes fils frémiront à la nouvelle de ma mort ;
la colère leur rougira le visage ; d'aussi hardis guerriers ne
prendront pas de repos avant de m'avoir vengé.
» Il faut finir, voici les Dysir qu'Odin m'envoie pour me conduire
à son joyeux palais. Je m'en vais avec les Ases boire l'hydromel
à la place d'honneur. Les heures de ma vie sont écoulées,
et mon sourire brave la mort. »
De tels hommes eussent conquis le monde... Mais, n'ont-ils pas, en effet,
porté leur pouvoir jusque dans les contrées les plus lointaines
? Non contents d'avoir conquis l'Angleterre, les Normands, au XIIe siècle,
donnaient des rois aux Deux-Siciles, des princes à l'Asie Mineure..
Avant Colomb, ils avaient découvert l'Amérique. Aucune
race ne témoigna jamais d'une telle puissance d'expansion...
***
L'empereur Charlemagne prévoyait juste lorsqu'il songeait mélancoliquement
aux maux que ces pirates du Nord causeraient à ses successeurs.
Pendant: près d'un siècle, en effet, les Normands ravagèrent
son empire, des bouches de l'Escaut aux rives de la Loire, brûlant
les villages, pillant les villes et les monastères. Ils remontaient
les rivières sur leurs barques, s'arrêtaient dans une île
où ils stationnaient, et, de là, portaient leurs ravages
jusqu'à cinquante lieues et plus dans l'intérieur des
terres. La terreur qu'ils inspiraient était telle qu'on ne leur
opposait le plus souvent aucune résistance. Les nobles, impuissants,
les regardaient passer du haut de leurs murailles crénelées,
et les paysans fuyaient devant eux. On avait ajouté aux prières
publiques une litanie pour implorer le ciel d'en débarrasser
le pays : « A Normannis libera nos Domine ! »
Pour faire cesser ces pirateries, il ne fallut pas moins que le don
d'une des plus belles provinces françaises au chef de ces pillards.
La Normandie fut la rançon de la France. En l'an 911, Charles-le-Simple
l'offrit à Rollon, à la condition que ce barbare s'y fixerait
désormais et mettrait un terme à ses incursions. Ce Rollon
était le plus illustre et le plus redouté des chefs normands.
« C'était, dit l'historien scandinave Snorre Sturleson,
un fameux roi de mer, si grand de taille que, ne trouvant aucun cheval
à son usage, il allait toujours à pied, ce qui le faisait,
nommer Rollon-le-Marcheur. »
Chassé de Norvège par le roi Harold, à la suite
d'une infraction aux ordres de ce souverain. Rollon vint d'abord s'établir
à l'embouchure de l'Escaut dans l'île de Walcheren. De
là, il ravagea la Frise et la Flandre pendant plusieurs années.
Puis, la Seine étant libre, il la remonta et occupa Rouen. L'évêque
ne tenta pas une résistance impossible. D'ailleurs, Rollon se
garda de piller et de brûler la ville, comme l'avaient fait avant
lui d'autres chefs normands. Il se contenta de s'y installer, déclarant
qu'« il entendoit et vouloit illec demourer et y faire sa maistre-ville,
»
Il en fit, en effet, son centre d'opérations, rayonna de là
sur tout le pays, s'empara de Saint-Lô, de Bayeux, d'Evreux, se
gardant toutefois de pillages et de déprédations, imposant
son autorité, exigeant la discipline parmi les siens, agissant,
en un mot, bien plus comme un maître légitime que comme
un pirate.
De sorte que, lorsqu'en 911, Charles-le-Simple lui offrit la Normandie
avec le titre de duc, il ne fit en somme que ratifier la conquête
pacifique de Rollon et accepter le fait accompli.
En quoi, vous le voyez, ce bon roi Charles ne se montrait pas si simple
que le dit l'histoire, puisque en cédant une province qui, déjà
ne lui appartenait plus, il mettait fin à un état de choses
désastreux pour son royaume et transformait un ennemi dangereux
en féal dévoué.
Bien mieux, le roi Charles, non content d'acheter la paix avec Rollon
par le don d'un duché, se l'attachait encore par des liens de
famille. L'histoire ajoute qu'il lui offrit par surcroît la main
de sa fille Gisèle. Mais l'histoire fait ici une légère
erreur. Le roi Charles s'était marié en 907. Il eut six
filles. En admettant que Gisèle ait été l'aînée,
elle pouvait avoir, en 911, trois ans au plus. C'eût été
bien tôt pour la marier, surtout avec un homme de soixante ans
: car Rollon avait alors cet âge. Il était, d'ailleurs,
depuis l'an 890, l'époux de Poppée, fille du comte Béranger
de Bayeux. Il est donc infiniment plus probable qu'en signant le traité
de Saint-Clair-sur-Epte, qui donnait la Normandie à Rollon, le
roi Charles-le-Simple fiança sa fille Gisèle non pas au
chef normand, mais à son fils Guillaume-Longue-Epée, qui
devait lui succéder, et qui avait alors dix-sept ans.
***
Tel est l'événement dont la Normandie fête aujourd'hui
le millénaire.
Eh quoi, diront les gens à principes intransigeants, mais ce
qu'on va célébrer là c'est l'anniversaire d'une
conquête étrangère, le triomphe de la barbarie du
Nord sur la civilisation de Charlemagne.
Pas tout à fait, quoiqu'il en semble. D'abord, Rollon devenu
duc de Normandie n'était plus un barbare. Son long séjour
au pays neustrien l'avait affiné et civilisé. Il était.
déjà plus franc que scandinave. Et puis, dans la circonstance,
le vrai conquérant ne fut pas celui qu'on pense. A la vérité,
ce sont les vainqueurs qui se plièrent aux moeurs, aux coutumes,
au langage, à la religion des vaincus.
Ces hommes du Nord venus seuls, sans femmes et sans famille du pays
des brumes; se marièrent avec les filles de Neustrie et créèrent
des foyers français. Dès la première génération,
ils s'étaient fondus dans la race vaincue par eux.
Mais ils lui avaient apporté de nouveaux éléments
de forcé, d'énergie, un amour des conquêtes, un
goût des aventures qui se traduisirent par ces expéditions
épiques des Tancrède, des Robert Guiscard, de Guillaume
le Conquérant, et de tous ces navigateurs normands qui firent,
retentir le monde du bruit de leurs exploits.
Ce que fête la Normandie, ce n'est pas l'anniversaire d'un traité
qui la livra à un prince étranger, c'est le millénaire
de sa véritable fondation territoriale. Auparavant, elle se confondait
dans le royaume neustrien avec une partie de la Bretagne, avec la Picardie,
l'Artois.
De cette année 911, où le pays fut érigé
en duché, la race normande exista ; elle vécut de sa vie
propre et donna librement la mesure de son génie.
Les princes scandinaves, n'étaient pas seulement des hardis guerriers
: c'étaient encore des administrateurs habiles et énergiques.
Sous leur gouvernement, le pays prospéra et la Normandie fut
la plus active, la plus riche, la plus puissante des provinces françaises.
Voilà ce que fêtent les Normands d'aujourd'hui. Ils fêtent
la puissance, la grandeur, la richesse de leur province et tous ces
fastes du passé dont profite si largement la France du présent.
Quelle région française, en effet, peut plus justement
que celle-ci se glorifier de ce que lui doit la France ?
A l'heure où l'on commence à comprendre, dans ce pays,
tous les dangers d'une centralisation excessive, comment n'applaudirait-on
pas à l'initiative de cette province qui, avec un légitime
orgueil, évoque les plus beaux souvenirs de son histoire et s'efforce
de maintenir ainsi des traditions qui sont les plus hauts témoignages
de son glorieux passé ?
Ernest Laut