LE COURONNEMENT DU ROI D'ANGLETERRE
LA CÉRÉMONIE DE L'ONCTION

C'est une des phases les plus solennelles de la
cérémonie du couronnement que représente notre
gravure.
Le roi est assis dans la chaire de saint-Édouard, chef-d'oeuvre
du XIIIe siècle, en chêne massif, sculpté et ajouré.
Quatre chevaliers de la Jarretière soutiennent au-dessus de sa
tête le dais.
Le doyen de Westminster s'approche, portant l'ampoule qui contient l'huile
sainte du sacre, et qui, d'après la légende, aurait été
donnée par la Vierge elle-même à saint l'homas de
Canterbury. Le doyen en verse quelques gouttes dans la cuiller de saint
Édouard, le chrême coulant par le bec de l'aigle qui donne
sa forme à l'ampoule.
L'archevêque de Canterbury prend ensuite la cuiller, oint le roi
sur la tête, sur !a poitrine et sur la paume des deux mains, en
disant : « Que ta tête, ta poitrine, tes mains soient, ointes
de cette huile sainte, comme jadis les rois et les prophètes
étaient oints... Sois donc béni et consacré roi
de ce peuple que le Seigneur notre Dieu t'a donné à conduire
et à gouverner. »
C'est aussitôt après cette cérémonie que
le roi reçoit le manteau royal et la couronne et qu'au son des
cloches, au bruit des canons qui tonnent, s'élève de la
foule !a grande acclamation traditionnelle :
« Dieu sauve le roi ! »
VARIÉTÉ
Traditions pittoresques de la "
Coronation "
Modernisme et respect du passé. - Costumes du couronnement.
- Impressions de souverains anglais le jour de leur sacre. - Le prix
de la curiosité.
L'Angleterre est un conservatoire de traditions.
Ce pays, qui dans l'ordre industriel et commercial, en matière
de civilisation, de même qu'en ce qui concerne les libertés
politiques et sociales, l'éducation, les sports marche à
la tête des nations du monde, se plaît, par un singulier
contraste, à conserver intact tout le formalisme représentatif
du passé.
Le cérémonial qui préside aux grandes manifestations
officielles est aujourd'hui le même qu'au temps de la reine Élisabeth.
Et c'est un singulier spectacle que ce respect des moeurs du temps jadis
chez ce peuple si moderne dans toutes les circonstances de sa vie publique
et privée.
On conçoit par là, tout ce que le protocole d'une cérémonie
telle que le couronnement d'un nouveau roi comporte de formalités
singulières et de quel déploiement de richesses des fêtes
telles que celles qui viennent de se dérouler à Londres
peuvent être l'occasion.
C'est à Westminster, dans le sanctuaire national de l'Angleterre,
à Westminster, panthéon où reposent toutes les
gloires nationales, qu'à lieu la cérémonie. En
faire la description serait chose impossible, tant la pompe en est compliquée.
Rien n'est laissé au hasard, tout est prévu, ordonné,
suivant les règlements anciens. Il existe un très vieil
arrêté royal qui détermine l'ordre des préséances
et qui reste en usage en ces circonstances solennelles. Cet arrêté
fixe ainsi l'ordre du défilé :
Le Roi, la Reine, leurs enfants, leurs oncles, leurs neveux, leurs cousins
: l'archevêque de Canterbury, l'archevêque d'York, le lord
trésorier, le lord président du conseil, le lord du sceau
privé, le lord grand chambellan, le lord grand connétable,
le lord maréchal, le lord chambellan de la maison de la Reine,
les ducs, les marquis, les fils aînés des ducs, les comtes,
les fils aînés des marquis, les fils puînes des ducs,
les vicomtes, les fils aînés des comtes, les fils puînés
des marquis, le secrétaire d'État (un évêque),
les barons, le président de la Chambre des communes, les lords
commissaires du grand sceau de l'État les fils aînés
des vicomtes, les fils puînés des comtes, les fils aînés
des barons, les chevaliers de l'ordre de la Jarretière, les conseillers
privés, le chancelier de l'échiquier, le chancelier du
duché de Lancastre, le chef de justice (président) du
banc de la Reine, le garde des registres de la chancellerie (master
of rolls), le chef de justice (président) des plaidoyers communs,
le grand baron de l'échiquier, les vice-chanceliers, les juges
et barons de la coif (juges des trois cours supérieures),
les chevaliers bannerets, les fils puînés des vicomtes,
les fils puînés des barons, les baronnets, les chevaliers
du Bain, les fils aînés des baronnets, les fils aînés
des chevaliers, les colonels, etc.. etc.
Les dames qui assistent au couronnement n'ont pas le droit de s'habiller
à leur fantaisie. Le protocole mesure la largeur de leurs jupes,
la longueur de leurs traînes. Une baronne a droit à une
traîne de 90 centimètres ; celle de la vicomtesse est de
1 m 10 ; de la comtesse, 1 m. 35 de la marquise, 1 m. 60 ; de la duchesse,
1m 80.
Les mêmes différences doivent être observées
dans la confection des manteaux de ces nobles dames. La bordure de menu
vair et d'hermine du manteau des baronnes et des vicomtesses a deux
pouces de largeur ; pour les comtesses, trois pouces, quatre pour les
marquises, cinq pour les duchesses. Et le respect de ces réglements
minutieux est tel que pas une d'elles n'oserait les transgresser et
porter un manteau qui ne soit pas formellement à l'ordonnance.
Même formalisme scrupuleux pour les couronnes dont on compte jusqu'au
moindre fleuron.
Car tout le monde est couronné pour la circonstance. La couronne
faite pour la reine ne pèse que 540 grammes environ ; c'est,
dit-on, une merveille d'orfèvrerie. Elle porte au centre, juste
au-dessus du front l'un des plus précieux diamants connus, le
Kohinoor. Sur la couronne du roi, se trouve le fameux rubis qui fut
donné au Prince Noir en 1367.
Cette couronne est beaucoup plus lourde que celle de la reine. Elle
pèse 1 kil. 360 grammes environ. Quelle torture pour le malheureux
souverain obligé de garder ce pesant couvre-chef pendant une
partie de la cérémonie !...
Notez, que par surcroît, le roi est obligé de subir successivement
quatre habillages différents et qu'il porte un manteau de velours
d'hermine et d'or, d'un poids considérable.
Le manteau qu'a porté Georges V jeudi dernier a une histoire
qui vaut d'être rapportée :
Il est d'usage qu'à l'occasion de chaque
couronnement, on confectionne un manteau neuf qui ne sert qu'une fois,
car on le dépose ensuite dans la salle d'armes de la Tour de
Londres. Pourtant, le roi Georges V, a dérogé à
cette tradition pour revêtir un manteau ayant déjà
servi au roi George, quatrième du nom . Ce monarque, surnommé
« le premier gentleman de l'Europe », l'avait payé
250.000 livres sterling, soit plus de six millions de francs. Aussi,
lorsqu'une personne, dont on ne sait pas encore le nom, vint récemment
l'offrir au roi George V, celui-ci, ébloui, décida-t-il
aussitôt d'endosser, lors du couronnement, le manteau de son arrière-grand-oncle.
Mais comment ce vêtement était-il devenu la propriété
d'un simple particulier ? L'histoire est toute simple. En 1831, un an
après la mort du « premier gentleman de l'Europe »,
la garde-robe de celui-ci fut vendue aux enchères. Les gazettes
de l'époque nous apprennent qu'à cette vente Mme Tussaud,
propriétaire du célèbre musée de figures
de cire, acquit « une calotte de satin rose qu'avait portée
lors du couronnement le principal personnage de cette cérémonie
», trois gilets de velours cramoisi, ainsi que deux manteaux de
couronnement dont le plus beau, « brodé de deux cents onces
d'or », lui fut adjugé pour 1.375 francs. C'est ce dernier
qui vient de faire retour à la garde-robe royale.
Singulière destinée que celle de ce vêtement royal
qui dans l'intervalle des quatre-vingts ans qui séparèrent
la mort de George IV du couronnement de George V, figura comme pièce
de curiosité dans un musée analogue à notre musée
Grévin.
***
Quand on songe au poids énorme de ces manteaux de sacre, de ces
couronnes, de ces attributs, ainsi qu'à l'interminable complication
de tout ce formalisme!, on conçoit que le couronnement ne soit
pas pour le héros de la fête - on serait tenté de
dire : pour le patient - une fort agréable cérémonie.
La plupart des rois anglais, qui firent part des impressions ressenties
par eux en cette circonstance solennelle, semblent n'avoir éprouvé
que fatigue et angoisse. Le roi Guillaume III déclara :
« Lorsque la couronne a touché mes tempes, je n'ai
pu me défendre d'un frisson - non d'un frisson de joie, mais
d'angoisse. Il m'a semblé que tout à coup le poids de
mes responsabilités m'écrasait et que je n'aurais jamais
la force d'aller jusqu'au bout. »
La reine Anne éprouva une impression
plus douloureuse encore.
«. Mon couronnement a été pour moi, écrit-elle,
une agonie. Lorsque je m'assis dans le grand fauteuil royal; je me tordis
le pied droit, et cela me fit tellement mal que je faillis fondre en
larmes ; mais les cris de joie de la multitude me soutinrent et m'empêchèrent
de m'évanouir... Cependant, lorsque quelques instants plus tard,
je dus me lever et m'avancer vers l'archevêque, je fus obligée
de fixer mon regard sur un des écussons qui ornaient les piliers
de l'église, et je prêtai peu d'attention aux paroles sacrées....Il
fallut que l'archevêque m'invitât à me tourner d'un
autre côté. En outre, ce qui ne m'était jamais arrivé,
mon doigt était si gonflé que lorsqu'on voulut y passer
l'anneau, celui-ci se trouva être trop étroit. Je faillis
à nouveau crier, tellement .je souffrais. »
Le roi George IV fut obsédé pendant
toute la cérémonie par une crainte singulière.
A l'époque où il était encore prince de Galles,
il s'était marié à une princesse de Brunswick,
Caroline-Amélie, dont il était séparé depuis
six ans lorsqu'il monta sur le trône. La reine avait cependant
manifesté l'intention d'assister à la cérémonie
et de se faire couronner suivant l'usage. Mais, comme bien on pense,
George IV S'y était opposé. Or, pendant tout le temps
que dura le couronnement il ne songea qu'à l'arrivée possible
de la reine.
« Pendant toute la cérémonie raconta-t-il, je souffris
mort et passion. En sortant de Westminster, quelqu'un s'évanouit
; il y eut une bousculade. Aussitôt, je pensai « La reine
doit être là ! ... »
En effet, Caroline se présenta à la porte de l'abbaye,
mais elle s'en vit refuser l'entrée. Cet outrage la frappa d'ailleurs,
si cruellement que, peu de temps après, elle mourut de chagrin.
Mais quelle singulière obsession que celle de ce roi, qui, tandis
que son peuple l'acclame, ne songe qu'au scandale que produirait dans
le sanctuaire l'arrivée inopinée d'une épouse détestée
!...
La reine Victoria n'éprouva pas de sensations plus agréables
que celles de ses devanciers. Elle se plaint, dans ses Souvenirs,
de la maladresse de l'évêque de Durham, chargé de
la guider à travers les dédales du formalisme et qui ne
fut jamais capable de lui dire ce qui allait se passer.
Une impression profonde lui resta cependant, de l'instant où
on plaça sur sa tête la couronne royale.
« Ce fut, dit-elle, une seconde impressionenante et solennelle.
Les acclamations retentissaient, enthousiastes, les trompettes sonnaient,
les canons tonnaient, le spectacle était merveilleux... »
Mais à côté de cela que d'incidents pénibles
et mêmes ridicules. La jeune reine, à un moment donné,
fut obligée de ramasser de ses mains un vieux lord infirme qui,
montant les marches du trône pour venir lui rendre l'hommage traditionnel,
tomba et faillit rouler jusqu'en bas. Elle conte aussi l'amusante déconvenue
de l'évêque de Durham, qui, chargé de lui remettre
le globe, attribut de la royauté, entra les mains vides «
ne sut que faire, tourna, retourna, rougit, parut abasourdi et finalement
s'en alla..»
Le pauvre évêque avait oublié l'accessoire.
***
D'aucuns souriront peut-être de toutes ces survivances du passé,
de ces manifestations d'un protocle désuet, mais outre qu'elles
portent en elles le respect des Anglais pour les traditions nationales
qui font la force de leur pays, il faut bien dire qu'elles s'expliquent
encore par l'intérêt qu'elles présentent au point
de vue économique, pour le pays. Et, en Angleterre, cette considération-là
n'est jamais négligeable.
Songez un peu au mouvement de fonds considérable que détermine
une telle fête ; et notez que tout ce qui sert au couronnement
: costumes, bijoux, orfèvreries, etc., est produit par l'industrie
nationale.
Depuis plusieurs mois, toute une armée de tailleurs et de couturières,
de brodeurs, de brodeuses et d'orfèvres est occupée à
la confection des costumes, des couronnes et des joyaux portés
par les personnages du cortège.
Pour le couronnement de la reine Victoria, l'État n'avait dépensé
que deux millions ; il en dépensa quatre pour celui d'Édouard
VII ; le couronnement de Georges V lui coûtera plus cher encore.
On a calculé qu'au couronnement d'Édouard VII figurèrent
6.000 robes et manteaux pour la confection desquels avaient été
fabriqués 150.000 mètres de velours auxquels 6,250 tisserands
travaillèrent pendant neuf semaines. Le prix moyen de ces robes
et manteaux étant de 3,000 francs, c'est une somme de vingt millions
dont profita le travail national.
Pour la même cérémonie, on évalua à
125 millions la valeur des couronnes, colliers et autres joyaux portés
par les pairesses.
Enfin, il faut compter qu'une cérémonie de couronnement
fait tomber sur Londres une véritable pluie d'or. On calcule
que la maison royale et le gouvernement auront dépensé
pour les fêtes qui vienent de se dérouter environ dix millions,
et que, sans compter l'affluence des personnes venues de tous les points
de l'Angleterre, de l'Écosse, de l'Irlande, il est arrivé
à Londres environ cent mille Américains, dix mille Australiens
et huit mille Canadiens.
Les loyers dans les maisons qui se trouvent sur le parcours du cortège
royal ont atteint des prix fantastiques. Un Américain a loué,
rien que pour le jour du couronnement, un petit appartement pour le
prix de 25,000 fr. Beaucoup d'autres Américains, qui ont l'intention
de passer la « season » à Londres, ont loué
pour trois mois des appartements à des prix qui varient de 60.000
à 125,000 fr. Un lord anglais a refusé 250,000 fr. qu'un
Américain lui a offerts pour pouvoir disposer de sa maison pendant
six semaines. Un autre propriétaire a loué toute sa maison
pour trois mois, au prix de 425,000 francs ! A Whitehall; une simple
fenêtre a été payée 7,500 francs.
On estime que les Américains seuls laisseront à Londres
une somme de 125,000,000 de francs.
On a recherché à ce propos quels avaient été
les prix des places réservées aux curieux sur les estrades
lors de quelques cérémonies antérieures. Et la
comparaison est instructive :
Au bon vieux temps, les prix de location étaient peu élevés.
Quand le roi Édouard Ier se fit couronner, un bourgeois eut l'idée
de payer, pour une bonne place, deux centimes. C'est le premier exemple
historique d'un pareil négoce.
Au couronnement du roi Édouard III, on payait la place un demi-penny
; à celui du roi Richard III, un penny. Voir couronner le roi
Henri V. coûtait déjà deux pence. Cependant, du
temps du roi Henri VI, les couronnements devinrent si fréquents
que le cours retomba à un demi-penny. Avec Édouard IV
il remonta à quatre pence.
Au couronnement de la reine Élisabeth, les curieux payèrent
jusqu'à six pence par place, et, pour celui de Jacques 1er, ils
ne reculèrent pas devant un shilling. Depuis, les prix ont monté
vite : Charles II et Jacques II ne furent visibles que moyennant une
demi-couronne ; Georges II, moyennant une guinée.
Pour la reine Victoria et le roi Édouard VII certaines fenêtres
furent payées de 500 à 12,000 francs. Mais, comme en l'a
vu plus haut, les prix actuels constituent un record.
Tout augmente furieusement, en notre temps, même le prix de la
curiosité.
Ernest LAUT. .