A PROPOS DU MOUVEMENT INSURRECTIONNEL EN CHINE


L'évolution de l'armée chinoise

Comme on le verra en lisant notre « Variété » la révolution qui vient d'éclater en Chine est une révolution pour le progrès Occidental.
Déjà cette évolution vers le modernisme s'est produite dans l'armée chinoise , et c'est ce que nous avons voulu montrer dans autre gravure.
Ainsi, ce premier personnage à gauche, tout encombré d'une armure lourde et coiffé d'un haut casque en toit de pagode, c'est un général chinois dans le costume d'apparat que ces guerriers portaient encore il n'y a pas plus d'un demi-siècle. Derrière lui, tenant son oriflamme de guerre est un soldat du régiment des Tigres, tel que les Français en purent voir lors de la première campagne de Chine.
Le personnage du milieu est un général encore, dans la tenue d'il y a vingt ou vingt-cinq ans à peine.
Mais, depuis lors, quels progrès rapides ! La Chine, au point de vue militaire, s'est modernisée non moins vite que naguère le Japon. Voyez les soldats chinois qui occupent la droite de notre gravure : Ne sont-ce pas de véritables soldats européens, tout aussi bien équipés que ceux de nos armées occidentales ? Le soldat chinois, depuis cinq ans déjà, a complètement renoncé à sa robe, à sa natte, à ses chaussures de feutre, à sa coiffure ronde.
Les officiers de l'armée chinoise ont tous fait leurs études militaires au Japon. Un certain nombre d'entre eux sont même venus prendre du service jusque dans les armées d'Europe. Et vous pouvez voir au second plan de notre gravure le portrait d'un de ces trois jeunes officiers chinois dont le Petit Journal parlait récemment et qui font en ce moment un stage au 4e hussards, à Meaux.
Un officier français qui vit de près l'armée chinoise en ces dernières années, assure que les soldats « équipés sur le modèle de nos troupes, semblent de bonne qualité et sont soumis, d'ailleurs, à un extraordinaire entraînement moral destiné à exalter le chauvinisme jaune. »
Évolution militaire, évolution politique vers la liberté... La vieille Chine semble décidément bien près de disparaître à jamais

VARIÉTÉ
La Révolution Chinoise

Un soulèvement pour le progrès. - Le Kéming. - Les sociétés secrètes en Chine. - Sun-Yat-Sen. - La Chine aux Chinois.

Les Européens ont-ils quelque chose à craindre de la Révolution qui vient d'éclater en Chine ?... Est-ce un nouveau mouvement boxer qui se dessine ?... Va-t-on revoir comme, en 1900 des hordes féroces se lancer à l'assaut des légations, et faudra-t-il qu'une fois de plus les armées européennes aillent fouler le sol du Céleste Empire pour y rétablir l'ordre à coups de fusil et de canons.
Tous ceux qui, depuis quelques années, ont habité la Chine ou étudié l'évolution de la mentalité chinoise, ne croient pas que le soulèvement actuel entraîne pour les Occidentaux un danger immédiat.
Pour le moment, la révolution est purement antidynastique. Elle rappelle le fameux mouvement des Taï-Pings, qui éclata en Chine en 1859, et fut interrompu par la campagne française. Comme lui, elle est dirigée contre la dynastie mandchoue, à laquelle les révolutionnaires reprochent de maintenir la Chine sous le joug d'un traditionalisme étroit ennemi de tout progrès et de toute liberté. La révolution qui commence est une révolution en faveur de la civilisation. Ceux qui en sont l'âme sont les jeunes Chinois qui ont voyagé en Occident ou étudié au Japon et qui rêvent de voir la Chine s'ouvrir largement aux idées modernes.
Ce mouvement n'est d'ailleurs pas spontané. Et nous ne serions pas étonnés de le voir éclater si nous suivions d'un peu plus près ce qui se passe en Chine depuis quelques années.
Malheureusement, notre indifférence pour tout ce qui se produit hors de chez nous ne nous permet pas de suivre d'un oeil attentif les événements qui se déroulent en pays aussi lointain.
Avant la guerre russo-japonaise, une foule de Français s'imaginaient encore le soldat, japonais affublé de l'armure du temps des Daïmios, avec les deux sabres à la ceinture, le casque à antennes sur la tête, et, sur le visage, le masque de guerre, le masque à la grimace hideuse pour effrayer l'ennemi.
Ces mêmes Français, aujourd'hui, quand on leur parle des Chinois, voient tout de suite les petits personnages qui dansent sur les paravents avec d'amples robes de soie brodées de couleurs claires, de longues queues dans le dos et de petites toques surmontées d'un bouton de cristal.
Eh bien ! il faut détromper ces Français-là : le Chinois de paravent tend à disparaître de plus en plus. Toute la jeune génération chinoise s'habille à l'européenne. Elle a été élevée et instruite suivant les principes occidentaux. Et, en dépit des idées rétrogrades du gouvernement, elle est parvenue à lui imposer des réformes dans le sens de la civilisation européenne. La suppression de la natte dans l'armée, l'abandon de cette cruelle pratique qui consistait à écraser, dès la naissance, les pieds des petites Chinoises furent décrétés, il y a plusieurs années, par la vieille impératrice Tsou-Hsi.
Mais, depuis la mort de celle qu'on appela l'Agrippine chinoise, le gouvernement retomba dans ses traditions rétrogrades et le parti de la Cour se montra plus fermé que jamais à tout progrès.
Cependant, les jeunes Chinois, partisans d'une rénovation de la Chine, s'organisaient et fondaient un parti révolutionnaire, le Kéming. Ce mot veut dire renversement vous voyez qu'il est tout un programme.
Or, ce programme est très simple : renverser la dynastie mandchoue, à laquelle les révolutionnaires reprochent de tenir la Chine dans un état de faiblesse et d'infériorité vis-à-vis des autres nations du monde ; proclamer la République au moins dans les provinces méridionales, relever la Chine et faire des Chinois un peuple libre et fort, ouvert à tous les progrès de la civilisation.
Cette révolution, les chefs du Kéming entendent l'accomplir sans inquiéter les Européens habitant leur pays. C'est là, semble-t-.il, leur principale préoccupation. Ils veulent persuader les nations occidentales que leurs nationaux n'ont rien à craindre du mouvement insurrectionnel qui vient de commencer. Rien de comparable entre cette révolution et l'insurrection des Boxers de tragique mémoire. Cette fois, assurent-ils, point de sentiments xénophobes, sauf le cas où les nations occidentales prêteraient leur concours au gouvernement chinois pour écraser la révolution. S'il en était ainsi, les chefs du Kéming ne répondraient, plus de rien.

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Chacun sait que la Chine est, par excellence, le pays des sociétés secrètes. Le Chinois a, plus qu'aucun peuple au monde, le génie de l'Association. M. Jean Rodes, qui, depuis longtemps habite la Chine et a fait une étude approfondie de la moralités chinoise, observe avec raison que cet amour de l'association est dû aux lois, aux moeurs et aux rites qui asservissent de la façon la plus dure l'individu aux diverses puissances sociales contre lesquelles, seul, il lui est impossible de se défendre.
« Appartenir à un groupe cimenté par des besoins communs, dit-il, apparaît au Chinois comme une condition essentielle de son existence. En s'unissant de la sorte, il obéit à une fatalité biologique presque aussi impérative que celle qui agglomère certaines espèces inférieures. C'est pourquoi non seulement, comme chez nous, les travailleurs, mais à l'école les élèves, au régiment les soldats, et, jusque dans la maison, les domestiques, constituent tout naturellement de véritables, associations, méticuleusement hiérarchisées, grâce auxquelles les ouvriers, les écoliers, les soldats et les boys résistent victorieusement aux abus et imposent même sauvent leurs manière de voir. On pourrait en citer d'innombrables exemples Et c'est ce qui fait dire communément et très justement que les Chinois se tiennent tous entre eux comme les doigts de la main ...»
On conçoit que dans ces conditions, il y ait en Chine un nombre considérable de corporations, de congrégations, d'associations de toutes sortes. Mais à côté de ces sociétés qui fonctionnent au grand jour, il en est d'autres, plus mystérieuses, plus secrètes, créées dans le but de permettre à leurs adhérents de se défendre contre les abus de l'administration mandarinale qui, de l'aveu de tous ceux qui ont vu de près la Chine et étudié ses moeurs, est bien la plus abominablement corrompue qui soit au monde.
Cette tradition des sociétés secrètes est d'ailleurs fort ancienne. On assure qu'il n'y a pas moins de dix-huit cents ans qu'elle existe. Au IIe siècle de notre ère, il existait déjà une sorte de franc maçonnerie, les Bonnets Jaunes, dont les membres se soulevèrent contre l'empereur Lien-Ti, qui régnait alors sur la Chine.
La plus ancienne de ces sociétés, qui subsiste encore aujourd'hui, a près de trois siècles d'existence. C'est celle des Triades, fondée au XVIle siècle, sous le règne de l'empereur Kang-Hi., le second souverain de la dynastie qui règne encore sur la Chine.
Ces sociétés portent les noms les plus bizarres, tantôt poétiques : les Nénuphars blancs, les Nénuphars rouges, les Nénuphars azurés, tantôt plus vulgaires : les Grands couteaux, les Petits couteaux, les Vieilles lanternes, les Vieux frères. C'est la réunion d'un grand nombre de ces sociétés qui forma en 1900 la secte, terrible des Boxers.
Or, c'est sur la puissance occulte de ces associations que s'appuient aujourd'hui les partisans du Kéming. Ces Kémingtangs sont, en général, de jeunes Chinois élevés à l'européenne ou instruits dans les universités du Japon. Ils ont pris au sein de ces sociétés une influence considérable et les ont, depuis quelques années, menées résolument dans la voie révolutionnaire. C'est là ce qui donne au mouvement actuel une portée considérable.
Ce mouvement, disons-nous plus haut, n'est pas spontané. Il a été précédé, en effet, depuis cinq ou six ans, d'un certain nombre de soulèvements partiels dans lesquels les Kémingtangs ont essayé leurs forces. D'autre part, les révolutionnaires s'approvisionnent depuis quelques années d'armes et d'argent. On rapporte que leur chef, Sun-Yat-Sen, après une tournée qu'il fit en Europe et en Amérique rapporta en Chine une somme de trois millions de taëls (douze millions de francs) qui furent. placés par lui à la Hong-Kong Shanghaï Bank en prévision des événements qui éclatent aujourd'hui.
Ce Sun-Yat-Sen, qui a pris le titre de « fondateur de la république chinoise et président des armées Kéming » mène la propagande révolutionnaire avec une inlassable activité. Il a été l'âme de presque tous les soulèvements qui se produisirent en Chine en ces dernières années.
M. Jean Rodes qui le rencontra en 1907, trace de lui ce portrait.
« L'apparence très jeune, bien qu'ayant atteint la quarantaine, vêtu à l'européenne, les cheveux coupés court, il ressemblait avec ses pommettes saillantes et sa tête un peu forte, bien plus à un Japonais qu'à un Céleste. Sa physionomie frappe tout de suite par une extraordinaire impassibilité, une extrême condensation de ténacité et d'énergie. C'est un de ces visages impénétrables, comme murés, derrière lesquels on sent une pensée que rien ne peut distraire d'elle-même, un de ces caractères d'un métal. qu'aucun acide ne peut mordre ! »
Traqué jusqu'en Europe par les agents du gouvernement chinois, Sun-Yat-Sen faillit voir, il y a une quinzaine d'années, sa carrière terminée tragiquement. Un jour que, se trouvant à Londres, il se promenait dans Hyde-Park, quatre ou cinq Chinois dissimulés derrière un massif d'arbustes se jetèrent sur lui, l'entraînèrent, le poussèrent dans une voiture et l'emmenèrent à la légation de Chine. Là, on l'enferma dans une cave en attendant de l'expédier par le plus prochain paquebot en Chine, où l'attendaient les supplices les plus savants.
Mais le gouvernement anglais eut vent de l'aventure. Respectueux du droit d'asile et de la liberté individuelle, il fit sommation au ministre de Chine d'avoir à relâcher incontinent son prisonnier. Le diplomate se fit tirer l'oreille. Il ne fallut pas moins que l'intervention énergique de lord Salisbury pouf tirer le chef révolutionnaire des griffes de ses ennemis.
Depuis lors, Sun-Yat-Sen a mené l'existence la plus nomade et la plus angoissante qu'on puisse imaginer : traqué de toutes parts, expulsé tour à tour du Japon et du Tonkin, il erra de pays en pays, se faisant passer pour Japonais et se dissimulant sous le nom de docteur Takano.
Récemment encore, le gouvernement chinois mis sa tête à prix. Deux cent cinquante mille francs étaient promis à qui le livrerait mort ou vif. Et pourtant, malgré l'énormité de la prime, aucune délation ne se produisit.
Quand Sun-Yat-Sen vint en France après sa mésaventure d'Angleterre, il se présenta à plusieurs de nos politiciens socialistes. L'un d'eux, ces jours derniers, se rappelait les détails de l'entrevue. Comme il exprimait au révolutionnaire chinois son incrédulité quant à l'avènement possible de la république dans le Céleste Empire, SunYat-Sen lui répondait :
- Ah ! la République en Chine vous étonne ? Vous la verrez ! Nous sommes bien organisés, pourvus d'armes, disciplinés, et nous représentons la vraie Chine contre la domination étrangère et barbare des Mandchous. La Chine sera en république avant que la France ne soit en régime socialiste...
Eh ! eh ! ce réformateur chinois pourrait fort bien avoir raison.

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La grande préoccupation actuelle des révolutionnaires chinois, nous l'avons dit, c'est de rassurer les peuples occidentaux sur leurs intentions. Ils ne veulent pas qu'on puisse confondre le mouvement insurrectionnel qui vient d'éclater avec les agitations xénophobes comme celle de 1900.
- Mes amis et moi, disait Sun-Yat-Sen à l'un de nos confrères, nous expliquerons au peuple des provinces insurgées la nécessité de respecter les étrangers, et nous sommes assez forts pour imposer ce respect.
Il y a tout lieu de croire que les chefs de la révolution chinoise sont de bonne foi en faisant cette promesse. Mais il ne faut pas oublier que leur idéal avoué, c'est la Chine aux Chinois. Or, pour réaliser cet idéal, il est bien évident qu'il ne suffira pas aux révolutionnaires de chasser les Mandchous usurpateurs. La Chine ne sera pas entièrement aux Chinois tant que les étrangers y dirigeront les grands services administratifs et y occuperont des territoires.
Supposez la révolution triomphante : les chefs du Kéming ne se trouveront-ils pas débordés par leurs troupes, obligés de pousser jusqu'au bout l'oeuvre d'indépendance ? Ne seront-ils pas incapables d'empêcher le réveil de ce vieil instinct xénophobe, ni fermente au fond de toute âme chinoise ?
C'est une hypothèse que les nations européennes doivent considérer sérieusement si l'on ne veut pas voir se reproduire en Chine les tragiques horreurs de 1900.
Ernest LAUT

Le Petit Journal illustré du 29 octobre 1911