AGITATEUR ARABE PRECHANT LA GUERRE SAINTE EN TRIPOLITAINE


Nos, lecteurs trouveront dans notre « Variété » l'histoire anecdotique de cette « djihad », de cette guerre sainte, dont l'Islam menace constamment les conquérants « roumi ».
La guerre sainte n'est pas encore allumée cette fois, mais des fanatiques la prêchent cependant dans les oasis du Fezzan ; et n'est-ce pas une de ses manifestations que la réconciliation spontanée des Arabes et des Turcs, unissant leurs forces naguère encore ennemies l'une de l'autre, pour résister à l'invasion italienne ?
S'il ne faut pas s'effrayer outre mesure des menaces de la guerre sainte, il convient de ne pas les négliger non plus, et il est prudent de ne pas oublier que le musulman, même après des années de soumission à l'influence européenne, n'est jamais complètement dégagé du fanatisme religieux.

VARIÈTÉ

La Djihad

La guerre sainte. - Mahdis d'autrefois et d'aujourd'hui. - La confrérie des Senoussiya. - Comment empêcher la guerre sainte ?

La Djihad, c'est la guerre sainte. Des fanatiques, dit-on, parcourent en ce moment, les Oasis du sud de la Tripolitaine, et la prêchent aux tribus assemblées.
Depuis quelques années, on agite sans cesse à nos yeux, la menace de la Djihad, d'un soulèvement général de tous les peuples musulmans d'Afrique, de l'Egypte à la Mauritanie, des clairs rivages de la Méditerranée aux régions ténébreuses du centre africain.
Une telle éventualité n'est sans doute pas à craindre, mais, cependant, il n'est pas douteux, qu'un mouvement panislamique existe ; et tous ceux qui ont parcouru ces dernières années les pays musulmans, ont constaté, même dans les régions conquises à l'influence européenne, un réveil des idées religieuses de l'Islam.
S'il est peu probable que la Djihad puisse soulever d'un mouvement spontané le monde islamique, tout entier, du moins peut-on. craindre qu'éclatant dans l'un des pays musulmans soumis en ce moment à la conquête européenne, elle ne gagne de proche en proche, jusqu'à prendre le caractère d'une immense insurrection religieuse.
Il est à remarquer que chaque fois que se produisit une expédition européenne en quelque Pays musulman d'Afrique, la résistance se fit au nom de la religion, plus encore qu'au nom du patriotisme.
Presque toujours, se leva un « mahdi », un envoyé de Dieu, qui se déclara délégué par Allah pour chasser les infidèles.
Quand, les Français, débarquèrent en Egypte en Floral, an VIII (mai 1799) un mahdi apparut, qui se mit à prêcher la guerre sainte.
Ce mahdi, dont l'histoire ne nous a pas conservé le nom, venait tout justement de la Tripolitaine, terre élue du fanatisme musulman. Il affirmait être descendu du ciel, mais personne n'avait assisté au miracle, attendu qu'il s'était passé dans le désert. Il arriva en Égypte, accompagné de coffres pleins d'or. Et. cet or, à coup sûr, ne venait pas du ciel, attendu qu'il était frappé au coin du Sultan.
Ce mahdi, en réalité, avait été suscité par le pouvoir turc pour exciter le fanatisme musulman contre les envahisseurs.
Les légendes qui le précédaient dans les campagnes égyptiennes assuraient que son corps quoique visible était immatériel. Elles affirmaient en outre, qu'en jetant seulement un peu de poussière contre nos canons, il empêcherait la poudre de s'enflammer et faisait tomber aux pieds des vrais croyants les balles de nos fusils.
Etre surnaturel ce mahdi n'avait pas besoin de nourriture. Tous les jours, à la prière du soir, devant le peuple assemblé, il trempait ses doigts dans une jatte de lait et se les passait sur les lèvres, cela lui suffisait.
Sa première intervention fut couronnée de succès. A la tête d'une bande de fanatiques, il surprit et massacra à Damanhour, soixante hommes de la légion nautique. On envoya alors contre lui le chef de brigade Lefebyre avec quatre cents hommes. Bonaparte a raconté l'expédition dans un rapport au Directoire :
« Le chef de brigade Lefebvre, écrit-il, assailli d'une nuée d'Arabes se range en bataillon carré et tue toute la journée ces insensés qui se précipitent sur nos canons, ne pouvant revenir de leurs prestiges. Ce n'est que la nuit que ces fanatiques comptant leurs morts (il y en avait plus de mille) et leurs blessés, comprennent que Dieu ne fait plus de miracles...»
M. James Darmesteter, dans son étude sur les divers mahdis qui se manifestèrent depuis les origines de l'Islam jusqu'à nos jours, raconte, qu'après cette bataille, le mahdi répondait à ceux de ses partisans qui lui reprochaient tant de morts et tant de blessés
-: II n'y a d'invulnérables que ceux qui ont une foi entière.
« Il paraît, ajoute-t-il, que lui-même n'était par de ceux-la, car une balle a qui l'entendit mort dans une rencontre, vint à son tour le convaincre d'incrédulité. Mais ses partisans, plus croyants, en conclurent qu'il avait trouvé plus habile de combattre du haut du ciel d'où il venait et l'attendirent. Il ne revint pas. Mais les Français partirent, ce qui au fond revenait au même et donnait raison au mahdi. »
Le mahdi que les Égyptiens et les Anglais trouvèrent devant eux au Soudan, il y aura bientôt trente ans, était autrement redoutable. Celui-ci s'appelait Mohammed Ahmed. Dès son enfance, il avait manifesté sa vocation pour le prophétisme. A douze ans, il savait par coeur tout le Coran. Sa famille, voyant en lui l'étoffe d'un grand docteur, l'envoya étudier à Khartoum.
A vingt-cinq ans, ses études achevées, il se rendit dans l'île d'Aba, sur le Nil ; il y vécut quinze ans dans la retraite, à l'exemple de Mahomet qui avait passé quinze ans sur le mont Harra, à méditer sa mission; Il habitait un trou sous terre et passait ses jours et ses nuits à pleurer sur la corruption des hommes. Les jeûnes et les austérités l'avaient amaigri. Les tribus voisines le vénéraient comme un saint.
Quand arriva pour lui la quarantaine, qui est chez les musulmans l'âge de la prophétie, Mohammed Ahmed sortit de sa retraite et se révéla mahdi. Tout de suite il eût autour de lui une véritable armée de partisans fanatisés par sa sainteté.
L'année 1.300 de l'hégire venait de commencer. Or, une tradition assignait cette époque pour le triomphe définitif de l'Islam, Mohammed se présenta comme envoyé par Dieu pour réaliser cette prophétie. Des missionnaires s'en furent de toutes parts annoncer aux cheikhs des tribus que le mahdi venait de se révéler, que le Soudan allait se soulever de tous côtés, et qu'après avoir chassé du Soudan et de l'Égypte, les « Roumis », Mohammed irait à la Mecque se faire reconnaître par le grand chérif.
Ces prédications duraient depuis trois ans, et, tant est grande la puissance de dissimulation des musulmans, aucun signe de révolte prochaine ne s'était manifeste. A Khartoum, c'est-à-dire à trois journées de l'île sainte où vivait le mahdi, on ne savait rien encore.
Enfin, informé, Raouf Pacha, gouverneur du Soudan, expédia un adjudant-major avec deux cents hommes à Aba, pour s'emparer du mahdi. La petite troupe arriva la nuit devant la cabane du prophète, autour de laquelle des nuées de derviches exécutaient une sarabande effrénée. L'adjudant-major fait feu de son revolver un derviche tombe, aussitôt la bande se rue sur les soldats en poussant d'épouvantables clameurs. De la forêt, accourent des milliers d'Arabes armés de lances et de javelots. En, un instant, les deux cents soldats égyptiens sont massacrés.
De nouvelles troupes sont envoyées contre le mahdi. Mohammed, retranché avec ses derviches sur le mont Gadir, repousse tous les assauts. La révolte gronde par tout le Soudan. Le gouverneur Giegler Pacha concentre à Khartoum une armée de sept mille hommes qu'il expédie contre le prophète. Cinquante mille insurgés, commandés par les deux frères du mahdi, fondent sur cette armée et la taillent en pièces. Des sept mille hommes de l'armée égyptienne, cent vingt seulement échappèrent au massacre.
Le Sennaar et le Kordofan s'insurgent. El-Obeid tombe dans les mains du mahdi, qui en fait sa capitale. Une seconde armée, commandée par Hicks Pacha, a le même sort que la première. Tout ce qui n'est pas massacré passe dans le camp du prophète.
On connaît la suite : Gordon-Pacha enfermé dans Khartoum, y succombe après un siège de dix mois. Le prophète de la guerre sainte est Vainqueur sur toute la ligne; le Soudan égyptien restera, pendant dix ans, complètement fermé à la civilisation. Le mahdi a tenu parole il en a chassé les « Roumis » , Du Darfour à Kassala et du Lado à Ouady-Alfa s'étend un grand empire religieux dont la capitale, Omdurman, se dresse en face de Khartoum comme un défi à la puissance anglaise.
Ce soulèvement des mahdistes soudanais, montre tout le pouvoir du fanatisme musulman, tout ce que peuvent redouter les nations européennes de la guerre prêchée en pays d'Islam au nom d'Allah.
Pendant dix ans, pas un européen n'osa s'aventurer dans le Soudan égyptien. Le madhi mort, on recommença la guerre contre son successeur. Il ne fallut pas moins que les efforts successifs des Belges au Congo, des Italiens à Kassala, des Français au Bar-el-Ghazal et à Fachoda, des Anglais à Omdurman, pas moins que le génie militaire du sirdar Kitchener pour réduire ces peuplades sauvages et rendre le Soudan à la civilisation.
Et, le mahdi vivant, peut-être les efforts combinés des nations européennes eussent-elles échoué.
Or, notez que le Soudan n'est pas le seul pays où un mahdi soit à craindre. Depuis, quelques années, on annonce que le vrai mahdi dort se révéler à la Mecque. Jugez de l'influence qu'aurait en tout pays d'Islam un prophète qui se lèverait dans le sanctuaire même de l'Islamisme.

***

Dans le sud de la Tripolitaine au Fezzan, il y a, si l'on peut dire, un mahdi latent, un mahdi qui ne s'est pas encore révélé mais qui pourrait bien faire des siennes à la faveur de l'agitation créée dans les oasis par l'ocupation italienne ; c'est le mahdi des Senoussiya.
Cette secte des Senoussiva, l'une des plus puissantes du monde musulman, fut fondée il y a environ soixante-cinq ans, par un Algérien de Mostaganem nommé Si Moham med ben Si Ali ben Sevnoussi-el Khatabbi. Ses doctrines austères sont le retour au Coran et au soufisme des débuts de l'hégire. La secte des Senoussiya a des ramifications dans tous les pays musulmans, depuis le Hedjaz jusqu'au Maroc, mais son centre religieux est au Fezzan, à Djerboub, dans. l'oasis de Koufra. C'est là que s'élève le tombeau du pieux prophète Sidi Mohammed ben Si Ali ben Senoussi.
Ce réformateur avait épousé une chérifa, c'est-à-dire une femme de la race d'Ali, le gendre du Prophète, et il avait donné au fils qu'il eut d'elle le nom d'El-Mahdi. C'était lui tracer nettement sa destinée.
Malheureusement, El-Mandi a depuis une vingtaine d'années déjà, franchi la quarantaine, l'âge prophétique, sans s'être encore révélé. El-Mahdi n'a pas le feu sacré.
On conte qu'il y a quelques années, comme une certaine agitation se manifestait du côté du Fezzan, le sultan de Constantinople, un peu inquiet, aurait écrit à El-Mahdi.
« On parle beaucoup de toi. Qui es tu ? Si tu es le Mahdi fais-nous le savoir pour que, au nom de Dieu, nous te facilitions la mission divine qui t'a été confiée. »
El-Mahdi. très prudent, aurait répondu :
« Je suis bien votre serviteur, mais je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire. »
N'empêche qu'il ne faut pas trop se fier à cette eau qui dort. Un Mahdi, peut se révéler à tout âge ; et si celui sur lequel on compte ne se révèle pas, il ne manque pas de Musulmans fanatiques pour jouer son rôle et se substituer à lui.
La crainte du Mahdi, pour les nations européennes qui ont des intérêts en pays d'Islam est le commencement de la sagesse. Elles doivent donc surveiller de près, toute manifestation religieuse insolite, toute manoeuvre destinée à réveiller le fanatisme endormi.
C'est pour avoir négligé cette précaution essentielle, que les Anglais eurent au Soudan égyptien les embarras et les tribulations dont nous venons d'évoquer le souvenir.
La Djihad est une torche toujours prête à s'allumer. L'Islam compte un nombre infini de sectes, de confréries, dont les membres sont répandus en tous pays musulmans. On s'est étonné souvent de la rapidité avec laquelle certaines nouvelles arrivaient parmi ces peuples qui ignorent la poste et le télégraphe. Un mot d'ordre d'insurrection religieuse se répandrait avec la même rapidité.
A ceux qui croiraient que les pays musulmans ouverts depuis longtemps à l'influence européenne sont à l'abri de telles excitations, offrons, pour leur édification, ces quelques lignes du livre de M. de Castries sur l'Islam.
« Le courant de la civilisation européenne est venu se briser contre les résistances des congrégations religieuses qui maintiennent leur influence par une lutte sourde faite à toutes les innovations modernes. Si ces Sociétés secrètes entrevoyaient la possibilité de nous jeter à la mer et de substituer un état musulman théocratique à l'ordre de choses actuel, elles chercheraient sans le moindre doute à renverser, dans un suprême effort, la domination chrétienne : mais ce double résultat leur paraissant justement impossible à atteindre, elles se contentent d'entretenir dans l'âme de leurs affiliés un certain esprit de révolte qui trouve le plus ordinairement un dérivatif suffisant dans la récitation de quelques formules, haineuses où le dominateur infidèle est voué à toutes, les malédictions. »
Reproduisons encore cet extrait d'une conversation, qu'un chef maure du sud marocain eut, il y a quelque temps avec le correspondant d'un journal anglais
« Nous sommes une nation de guerriers, malheureusement divisées, disaient ce shérif : la Djihad nous unira... Moi qui vous parle, je n'ai qu'à appeler et tout le Sud se soulèvera. Et, si notre maître est trompé par l'infidèle, j'appellerai le peuple, je le conduirai contre les Chrétiens. Et les tribus du Nord se soulèveront aussi. Oui, l'Islam, même au-delà de la frontière, là où il salue le chrétien avec d'humbles paroles, attend avec des pensées ardentes le jour de la délivrance. Le chien chrétien a les dents aiguës et on l'appelle : « Monseigneur le chien ». Mais il n'en est pas moins un chien. »
La conclusion de tout ceci, c'est encore un musulman qui va nous la donner. Nous la trouvons, nette et précise dans un propos de Sidi Embarek, le principal lieutenant d'Ab-el-Kader, propos rapporté naguère par Léon Roches dans son ouvrage : Trente-deux ans à travers l'Islam.
« Les Arabes, disait Sidi-Embarek à Léon Roches, ne comprennent qu'une chose, c'est qu'ils sont les plus faibles et que vous êtes les plus forts. Ne cherchez donc pas à nous faire apprécier les bienfaits d'une civilisation que nous repoussons, puisque vous nous apprenez vous mêmes que ce mot signifie absorption des musulmans par les chrétiens. Croyez-moi, restez forts et toujours forts car de jour où les Arabes découvriraient que vous êtes faibles, ce jour-là, ils oublieraient votre clémence, votre justice, vos bons procédés, et, ne se souvenant que de vos deux titres de chrétiens et de conquérants, ils vous jetteraient à la mer. qui vous a apportés... »
Peuples européens, suivez le conseil de Sidi-Embarek : restez forts, toujours forts c'est là le seul moyen d'empêcher la guerre sainte.
Ernest- LAUT

Le Petit Journal illustré du 19 novembre 1911