LE VIEUX PARIS S'EN VA


Démolition d'un des derniers moulins de la Butte Montmartre.

Nos lecteurs trouveront dans notre « Variété » la pittoresque histoire de ces vieux moulins de la Butte, qui étaient trente au dix-septième siècle, qui ne sont plus, que deux aujourd'hui.
L'un des derniers moulins de Montmartre vient de disparaître, pour faire place à une nouvelle avenue, l'avenue Junot.
Ce moulin était connu sous le nom de « Moulin à poivre ». C'était un des plus jeunes de la Butte. Il avait été construit en 1830, et jusqu'en 1880, il écrasa du poivre pour les épiciers de Paris.
Puis un parfumeur l'acheta et l'employa à broyer de l'iris.
Depuis longtemps déjà le Moulin à poivre ne tournait plus.
Sa disparition réduit à deux les moulins de Montmartre : le Blute-Fin ou Moulin de la Galette, l'un des plus anciens et le plus célèbre de la Butte, et son voisin le moulin Radet.
Mais les jours de ceux-ci sont évidement comptés ; ils disparaîtront à leur tour pour être remplacés par des immeubles à l'américaine eau, gaz, électricité, ascenseur, téléphone et Montmartre aura perdu définitivement alors tout ce qui faiait encore son originalité.
Ainsi le veut le progrès !

VARIÉTÉ

Les Moulins et les Vignes de Montmartre

Ce qu'on voyait du boulevard il y a deux cents ans. - Soixante paires d'ailes. - Meuniers. héroïques. - Vignobles de Montmartre et cabarets fameux.

Il y a un peu plus de deux cents ans, au coin du boulevard et de la rue de Richelieu habitait un Parisien ami de la nature qui était venu se loger là pour respirer à l'aise. Car, en ce temps-là on respirait sur le boulevard. C'était une large avenue déserte et plantée d'arbres superbes, que le grand Roi avait fait aménager en promenade, sur l'emplacement des anciens remparts de Paris.
La vie de la capitale était alors toute entière vers le Louvre. Sur la rive droite de la Seine, sauf les environs de la rue Saint-Honoré, la rue de Richelieu, les rues Saint-Denis et Saint-Martin, la rue Montmartre et le quartier du Marais, le reste n'était que terrains vagues et jardins maraîchers. Et, le rempart, c'était si loin... et si triste.
D'un côté, de hautes murailles bordant les jardins des hôtels - hôtels de Choiseul, de Guillon, de Ménars, de Grammont ; de l'autre, des marécages, des fossés, des potagers où Paris s'approvisionnait de légumes ; et la campagne avec quelques guinguettes.
Tel était l'aspect du boulevard à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe. A peine, de ci, de là, donnant sur la promenade, une petite maison, une maison des champs habitée par quelque original, par quelque amoureux de la verdure.
C'est ainsi qu'au coin de la rue de Richelieu se trouvait une de ces petites maisons. Et c'était bien un original qui l'habitait, puisque le propriétaire de cette maison était un poète.
Et ce poète, qui n'était autre que Jean-François Regnard, l'auteur du Joueur, vantant un jour, dans une lettre en vers adressée à un de ses amis, les charmes de son logis, lui décrivait la perspective qu'il avait de sa terrasse. Et il lui disait :

L'oeil voit d'abord ce mont dont les antres profonds
Fournissent à Paris l'honneur de ses plafonds;
Où de trente moulins les ailes étendues
M'apprennent chaque jour quel vent chasse les rues.

Vous vous demandez peut-être quel est ce mont que le poète voyait de ses fenêtres, dont le antres profonds fournissaient a Paris l'honneur de ses plafonds... Parbleu ! c'est Montmartre, dont les carrières fournissaient, en effet, le plâtre nécessaire aux plafonds des maisons de Paris. Les poètes sont amis de l'hyperbole : ce mont n'était qu'une butte. Mais comme cette butte devait être pittoresque avec son couronnement de moulins !...
Trente ! ils étaient trente alors, les moulins de Montmartre... Ils n'étaient plus que trois, ces jours derniers ; ils ne sont plus que deux aujourd'hui. Et encore ces deux moulins ne sont-ils plus là que pour la frime. Il y a beau temps qu'on n'y moud plus de blé.
Un jour prochain, sans doute, ces deux derniers moulins tomberont à leur tour pour faire place à des maisons de sept étages. Donnons donc un souvenir aux moulins de Montmartre avant qu'ils aient disparu tout à fait.

***
Les historiens de Paris vous diront que Montmartre est une des plus anciennes communes de la banlieue parisienne. C'est sur la Butte, s'il faut en croire la légende, que firent décapités Saint-Denis et ses compagnons ; et de là viendrait le nom de Montmartre, Mons Martyrum, mont des martyrs.
Au Moyen-Age, la reine Adélaïde, femme de Louis le Gros, fonda sur la colline une abbaye de Bénédictines et c'est de cette époque que dateraient les premiers moulin a de Montmartre. Les bonnes soeurs de l'abbaye faisaient moudre là la farine pour leur consommation et pour celle des Monts Martrois qui, peu à peu, étaient venus établir leur foyer à l'ombre des murs de l' abbaye.
Mais les pressoirs étaient plus nombreux encore que les moulins. La vigne étendait ses pampres sur le versant du coteau, et le vin de Montmartre était le plus estimé de la banlieue parisienne.
A vendre leur farine et leur vin, à cultiver leurs terres, les bonnes soeurs s'enrichirent. Tant et si bien que la richesse apporta chez elles, comme il advient toujours en pareil cas, le relâchement des moeurs, et que les Bénédictines commencèrent à jeter leurs cornettes par dessus leurs moulins.
Au temps où le bon roi Henri IV vint assiéger Paris, l'abbesse de Montmartre était noble demoiselle Marie de Beauvilliers, âgée de seize ans et jolie comme les amours. Le Vert-Galant s'éprit d'elle, et pour lui mieux faire sa cour, il vint établir son quartier général à l'abbaye ; son état-major l'y suivit, et, je vous laisse à penser si tous ces mousquetaires au couvent menèrent là joyeuse vie. L'archevêque de Paris ne put ramener l'ordre et l'austérité chez les Bénédictines qu'au prix des plus dures répressions.
Ce n'est d'ailleurs pas le seul souvenir qui rattache le nom d'Henri IV à l'histoire de Montmartre. Quelques années plus tard, sur le versant Est, de la colline, le Vert-Galant fit construire un somptueux logis pour sa belle amie Gabrielle d'Estrées. C'était le château rouge, il s'élevait au bord du chemin qui conduisait au hameau de Clignancourt. Le Château rouge survécut près de trois siècles à sa propriétaire. C'est là qu'en 1814 se tinrent les pourparlers entre les ducs de Trévise et de Raguse et le prince de Schwarzenberg, représentant les souverains alliés.
En 1845 - ô décadence - ce logis qui avait abrité les amours d'un roi fut transformé en cabaret. Les charbonniers de la barrière Pigalle, les bouchers des abattoirs de Montmartre venaient danser tous les dimanches dans les salons de la belle Gabrielle.
Ce n'est qu'en 1882 que le Château rouge fut démoli pour le percement d'une rue nouvelle.
Quant à l'abbaye, elle disparut sous la Révolution ; il n'en subsista qu'une tour, démolie elle-même en 1866, et sur laquelle pendant la première moitié du XIXe siècle, s'agitèrent les grands bras d'un télégraphe aérien.
Regnard affirme que, de son temps, Montmartre comptait trente moulins. Il faut croire que l'industrie meunière de Montmartre vit, dans les années qui suivirent, diminuer sa prospérité, car, en 1786, moins d'un siècle plus tard, on n'en comptait plus que douze. En 1795, il n'y en avait plus que dix. Les plus fameux, dont les noms ne sont plus aujourd'hui qu'un souvenir, étaient le moulin de la Lancette, qui s'effondra alors d'un éboulement d'une partie de la Butte; les moulins Vieux, Neuf, de la Vieille-Tour, de la Grande-Tour, du Palais, Radet, Paradis, de la Béquille ; enfin, le moulin de la Galette, le seul des moulins de Montmartre qui bientôt restera, debout pour perpétuer dans notre siècle la renommée du joyeux Montmartre de naguère.
Ce moulin de la Galette, pourtant n'évoque pas que des souvenirs folâtres ; il a entendu d'autre musique que celle des orchestres de bal ; il a même sa page glorieuse dans l'histoire de l'héroïsme parisien.
De temps immémorial, il appartint à la même famille de meuniers : les Debray. Or, lorsqu'en 1814, les Alliés se présentèrent devant Paris, on braqua conte eux des canons sur la Butte. Cinq Debray - quatre frères et le fils de Debray l'aîné - servaient les pièces mises en batterie au pied de leur moulin. Trois d'entre eux tombèrent sous les halles des Russes. A la fin de la journée, un parti de cosaques parvint au sommet de la Butte. Montmartre était pris. L'ordre fut donné de cesser le feu. Debray l'aîné, demeuré avec son fils près de la batterie, résolut de n'en pas tenir compte. Le meunier voulait venger ses frères. Quand la colonne ennemie arriva pour prendre possession de ses canons, il la laissa approcher à bonne distance et lui envoya une double volée de mitraille. Furieux, les cosaques fondirent sur les canons, les enclouèrent et s'emparèrent des canonniers.
- Que celui qui a tiré se livre, dit le commandant russe, sinon qu'on les fusille tous!
Debray sortit des rangs.
- C'est moi, dit-il.
Et, comme un officier s'avançait pour s'emparer de sa personne, le meunier sortit de sa poche un pistolet tout armé et lui tira à bout portant une balle qui l'étendit raide mort.
Percé de dix coups de lance, Debray tomba. Par l'ordre du commandant russe, son corps fut dépecé séance tenante, et les débris sanglants accrochés, en manière de réprésailles, aux ailes de son moulin.
Vous doutiez-vous, Parisiens joyeux qui allez festoyer et danser à la guinguette fameuse, vous doutiez-vous, qu'un tel souvenir d'héroïsme fût attaché aux ailes à présent immobiles du vieux moulin montmartrois ?

***
Le moulin de la Galette fut le dernier moulin de Montmartre qui tourna. Ce n'est qu'en 1884 qu'il cessa de moudre du grain. Longtemps auparavant tous les autres moulins s'étaient transformés en guinguettes, et les meuniers s'étaient faits tenanciers de bals et gargotiers. ils gagnaient plus d'argent à faire danser et à abreuver les Parisiens qu'à les approvisionner de farine.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que Montmartre est la terre élue des plaisirs parisiens. Dès le Moyen-Age on y dégustait le vin du crû ; et ce vin avait grande renommée. Les historiens de Paris rapportent qu'au début du XIIle siècle il y eut en cette ville une exposition des meilleurs vins de tous les pays. Le philosophe Rudolphe qui n'était pas moins savant en « art de beuverie » qu'en matière de dialectique fut chargé de prononcer sur la valeur des crus exposés. Il déclara que le vin de Chypre était le «pape » des vins, que le Malaga en était le « cardinal » et que les trois rois en étaient le Malvoisie,- l'Alicante et le vin de la « Goutte d'Or », c'est-à-dire le cru le plus renommé du vignoble montmartrois.
En ce temps-là, la Butte était de tous côtés couverte de vignes. Mais, peu à peu, les clos furent défrichés et remplacés par des maisons. Dans un plan de 1765 on voit encore d'importantes plantations de vignes au lieu dit les Cloys, dans l'espace compris aujourd'hui entre les rues du Mont-Cenis et Marcadet. Trente ans plus tard, le plan de Verniquet n'indique plus guère que cinq ou six arpents de vignes disséminés sur divers points de la Butte.
Vers le milieu du siècle dernier, les grands travaux de terrassement qui bouleversèrent Montmartre de fond en comble, firent disparaître les derniers plans du vignoble montmartrois. Dans la «Bohème Galante », Gérard de Nerval se désole de voir détruire l'un de ces clos fameux, celui qui entourait le « château des Brouillards ».
« C'était, dit-il, la dernière vigne du cru célèbre de Montmartre, qui luttait, du temps des Romains, avec Argenteuil et Suresnes. Chaque année, cet humble coteau perd une rangée de ses ceps rabougris, qui tombe dans une carrière. Il y a dix ans, j'aurais pu l'acquérir au prix de trois mille francs. On en demande aujourd'hui trente mille. C'est le plus beau pays des environs de Paris. »
Ainsi, l'élévation du prix des terrains condamnait à la ruine le vignoble montmartrois. Il y a une quinzaine d'années cependant, Montmartre avait encore une vigne. Ce clos était situé au coin des rues Lamarck et des Grandes Carrières. Il fournissait encore bon an mal an un bon hectolitre de vin.
Philibert Audebrand, le vieux chroniqueur qui mourut presque centenaire, il y a quelques années, et qui habitait tout auprès de ce clos, avait pour ami un de ces Bordelais exclusifs qui prétendent qu'on ne fait de bon vin que dans leur pays.
- Bon ! lui dit un jour Audebrand, je vous montrerai qu'on peut faire du bon vin ailleurs que chez vous.
Et voilà notre chroniqueur qui achète la récolte du clos de Montmartre et fait fabriquer le vin sous ses yeux.
Quelque temps après, son ami de Bordeaux vient le voir. Audebrand lui verse un verre de sa récolte.
- Comment trouvez-vous ce vin ?
- Excellent.
- Et bien, mon ami ; c'est du vin de Montmartre... Vous voyez qu'on peut faire du bon vin partout.
Il est néanmoins fort probable que le vin montmartrois que buvaient nos pères n'aurait pu soutenir la comparaison avec les crus du Bordelais. C'était en réalité, un « reginglard » aigre et suret dans le genre des « ginglets » que produit encore .aujourd'hui le vignoble d'Argenteuil.
Mais les Parisiens de naguère s'en contentaient. Les dimanches et jours de fête, ils montaient en foule à Montmartre et se répandaient dans les cabarets de la Butte. On venait manger là en famille le lapin traditionnel et le fricandeau à l'oseille, sous les tonnelles ombragées de vigne vierge et de clématites. Et, pour faire descendre le déjeuner, on buvait ferme et l'on dansait.
Il y avait des bals et des restaurants pour toutes les bourses. A côté des modestes cabarets où l'on valsait aux accents poussifs d'une clarinette et d'un piston, s'élevaient, vers 1830, les salles fastueuses de « l'Elysée et de l'Hermitage» où la belle jeunesse de Paris se trémoussait au son d'un orchestre retentissant, sous l'éclat des quinquets et des girandoles de bougies.
On n'admettait là que les gens bien mis. A la porte de ces établissements de luxe veillait un vétéran, le sabre au côté, chargé d'en écarter ceux qui, suivant le programme, n'avaient pas une mise décente.
A la barrière Rochechouart, en face du Petit Ramponneau, se trouvait une autre guinguette à la mode qui portait pour enseigne « Au Lion d'Or. » Là se faisait la plus grande consommation de vin et d'entrechats de tous les environs. Outre le grand salon où l'on dansait, deux salles étaient destinées aux buveurs. Une de ces salles était réservée par le maître du lieu aux vieux amateurs, aux viveurs retirés, ennemis du bruit et de la danse, et qui ne comprennent le cabaret que dans son acception simple et primitive : boire et manger. L'autre était ouverte à tout le monde. Et voici ce que le patron avait imaginé pour établir une limite infranchissable entre les deux salons : dans l'un il avait charbonné en grosses lettres sur le mur Chambre des Pairs ; dans l'autre, Chambre des Députés. Dès lors, la classification s'était opérée toute seule : tous les vieux buveurs calmes, tranquilles, sédentaires, s'étaient confinés dans la Chambre des Pairs, et tous les consommateurs jeunes, bruyants remuants, querelleurs avaient pris place dans la Chambre des Députés. Et la ligne de démarcation était si bien respectée que les membres d'une Chambre n'avaient pas même accès dans l'autre.
Et, conclut le chroniqueur du temps qui nous rapporte ceci, là comme ailleurs, le gouvernement représentatif se résumait en pots de vin.
Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 17 décembre 1911