LA RETRAITE MILITAIRE EN MUSIQUE


Depuis trop longtemps, ces belles parades militaires dont nos lecteurs trouveront plus loin l'histoire dans notre « Variété », avaient été supprimées à Paris. D'accord avec le général Calvel, gouverneur de la place, M. Millerand, ministre de la Guerre, vient de renouer la tradition.
Tous les samedis soirs, deux retraites en musique ont lieu, l'une sur la rive droite, l'autre sur la rive gauche.
C'est au milieu de vivats que ces retraites parcourent l'itinéraire qui leur est fixé. On acclame les soldats ; la. foule les suit aux cris de « Vive l'armée ! » Elle accompagne de ses chants les airs connus que jouent les musiques : Le Chant du Départ, les Girondins, Auprès de ma blonde.
Félicitons le ministre et le gouverneur de Paris d'une initiative heureuse entre toutes puisqu'elle rend à la population parisienne ces belles parades militaires qui lui permettent de manifester de toute sa voix et de tout son coeur le grand amour qu'elle professe pour l'armée

VARIÉTÉ

La Retraite

Une bonne tradition qui renaît. - La retraite à travers les âges. - Le couvre-feu. - Histoire des musiques militaires.- Nos plus belles marches guerrières.

Paris vient de voir renaître une vieille tradition militaire abandonnée bien à tort depuis un certain nombre d'années : celle de la retraite en musique. Et la population a marqué, par un enthousiasme unanime, sa joie de voir revivre un usage ancien qu'on avait supprimé pour des raisons que rien n'explique et que rien ne justifie.
Certains politiciens qui détinrent naguère le pouvoir semblèrent s'acharner à arracher de l'âme populaire l'amour de l'armée. On évitait de faire défiler les régiments par nos rues ; on parlait de supprimer les tambours ; l'existence même des musiques était menacée. On semble vouloir réagir aujourd'hui contre ce vilain esprit antimilitariste : louons-en nos gouvernants ; et souhaitons qu'ils persévèrent.
Ces retraites militaires qu'on vient de rétablir à Paris, il faut qu'on les rétablisse également dans toutes les villes de garnison de France. Il faut qu'on montre l'armée au peuple ; c'est pour lui un spectacle sain et réconfortant entre tous.
Dans la petite ville frontière où j'ai passé ma jeunesse, la retraite avait lieu tous les soirs, à huit heures. Je revois encore tambours et clairons de la ligne et trompettes de la cavalerie rangés sur la place d'Armes, sous la grosse horloge de l'Hôtel de Ville. Au premier coup de cloche, le tambour-major levait sa canne, et les tambours battaient un long roulement ; puis c'était le tour des clairons ; enfin, les trompettes des dragons sonnaient une fanfare.
Pour finir, nouvelle batterie de tambours pendant laquelle le tambour-major faisait avec sa canne d'élégants moulinets... Et puis, en route pour les casernes.
Et le samedi, retraite aux flambeaux en musique, avec, tantôt la musique du régiment de ligne, tantôt la fanfare du régiment de cavalerie. Ce soir-là, la ville prenait, comme Paris l'autre soir, un air de fête ; une foule joyeuse suivait la retraite, et la marmaille, bras dessus, bras dessous, chantait à tue-tête des chansons improvisées sur l'air des pas-redoublés que jouait la musique.
Tout cela valait mieux pour le peuple que d'aller, dans les meetings ou dans les assommoirs, s'enivrer de mauvaises paroles ou de mauvais alcool. Quelle sottise ce fut d'avoir supprimé tout cela !

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La coutume de la retraite remonte très haut dans l'histoire. Aux temps lointains du Moyen Age, la retraite s'appelait le « couvre-feu.». Ce n'étaient point les musiques militaires, et pour cause, qui la sonnaient, attendu que les musiques militaires n'existaient : c'étaient les cloches.
Cette sonnerie avait pour but, point, comme on l'a cru souvent à tort, d'ordonner l'extinction des lumières, mais seulement d'inviter les bourgeois à prendre des mesures de prudence pour éviter les incendies nocturnes. Le « couvre-feu » sonné, il était interdit de se promener par la ville sans lanterne. Les cabaretiers devaient clore leurs devantures ; partout, les portes devaient être fermées à clef. Dans les villes fortifiées, le couvre-feu marquait l'heure où les ponts-levis étaient fermés.
Outre la cloche, à Paris et dans un certain nombre de villes, le crieur de nuit annonçait le « couvre-feu » en parcourant les rues, en compagnie d'une troupe de soldats du guet. Meyerbeer a fait revivre dans les Huguenots ce personnage:

Rentrez, habitants de Paris
Tenez-vous clos en vos logis
Que tout bruit meure,
Quittez ces lieux,
Car voici l'heure
Du « couvre-feu »!

C'est ainsi que, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle fut sonnée la retraite à Paris. Seules les cloches des paroisses y suffisaient, car le personnage du crieur de nuit avait disparu dès le début du XVIIe siècle.
La Révolution qui supprima d'un trait toutes les coutumes du passé, n'épargna pas celle du « couvre-feu ». Les cloches furent condamnées à ne plus sonner la retraite. Bientôt, d'ailleurs, elles devaient être, un peu partout, remplacées dans cette fonction, par les tambours, les fifres, les clairons et les musiques des régiments.
Les premières musiques militaires en France datent du règne de Louis XIV ; Colbert et Louvois les organisèrent et, sur l'ordre du roi, Lulli composa pour elles des marches entraînantes. Chaque chef d'armée avait alors sa marche particulière que jouaient, dans les grandes occasions, les musiques de ses régiments: telle la fameuse Marche de Turenne, que Bizet a reprise et si admirablement harmonisée dans l'Arlésienne.
Au point de vue instrumental, ces musiques étaient infiniment moins compliquées que celles d'aujourd'hui : hautbois, trompettes, fifres et tambours en faisaient tous les frais.
Sous Louis XV, les flûtes, cors, bassons et clarinettes s'ajoutent à ces premiers instruments. Peu à peu, l'harmonie se corse. Mais les musiques restent un luxe réservé aux régiments d'élite, et leur existence n'a pas encore été officiellement régularisée.
C'est une ordonnance de 1764 qui les constitue régulièrement et décide que les musiciens seront placés à la suite de l'état-major, pour rester avec la garde de service auprès du roi.
Jusqu'alors, les musiques militaires n'ont pas encore été utilisées pour les divertissements du populaire. Un jour, la musique des Gardes Françaises. traversant Paris s'avise de s'arrêter et de jouer dans un carrefour. La foule accourt et lui fait une ovation. Et voilà l'origine des concerts militaires en plein vent.
Ces corps de musique des Gardes Françaises passèrent alors pour les meilleurs qu'il y eût en France. Julien Tiersot, l'éminent bibliothécaire du Conservatoire observe d'ailleurs, dans son livre sur les Chants de la Révolution, que ce n'était pas beaucoup dire, car au XVIIIe siècle, l'état, des musiques militaires françaises était peu florissant.
En 1764, les régiments des Gardes Françaises n'avaient que seize musiciens, hautbois, clarinettes, cors et bassons, avec les fifres et les tambours ; la plupart étaient étrangers, surtout Allemands.
Cependant, à la fin du XVIIIe siècle, la musique dans l'armée commença à prendre une place plus importante. Le Grand Frédéric s'en était montré partisan convaincu. Musicien de valeur, il dirigeait en personne les musiques de ses régiments et composait des marches à leur intention. Comme tout, en Europe, était alors « à la prussienne », l'organisation des musiques militaires bénéficia chez nous de cette mode.
Les armées révolutionnaires trouvèrent ainsi, pour les entraîner sur les champs de bataille, d'excellents éléments préparés par les musiques militaires des dernières années de la monarchie.
La musique des Gardes Françaises avait été licenciée. Avec ses débris, un certain Sarrette, aidé du compositeur Gossec, fonda la première école de musique destinée à fournir des instrumentistes pour les armées de la République.
Et bientôt, les mâles accents des chants patriotiques français, de la Marseillaise et du Chant du Départ, furent portés à travers l'Europe par nos musiques militaires.
Napoléon Ier apprécia toute l'utilité de la musique aux armées. Premier consul, il avait créé pour la garde consulaire une musique de 40 exécutants choisis parmi les meilleurs instrumentistes. Empereur, il se préoccupa vivement du recrutement des musiciens et choisit lui-même, pour l'armée, de nombreuses marches et sonneries.
Sous la. Restauration, les musiques s'enrichissent d'un certain nombre d'instruments à clés et à pistons, et sous Louis-Philippe est créée une école spéciale, le Gymnase musical militaire, destiné à former les chefs de musique de régiments.
Enfin, vers 1842, l'inventeur Sax arrive à Paris, et l'orchestration des musiques militaires va se compléter par l'adjonction des saxophones et des saxhorns.
Le second empire est l'âge d'or pour les musiques militaires. Les chefs se voient élevés au rang d'officier, les sous-chefs à celui, d'adjudant, et les musiciens à ceux de sergent major et de sergent, suivant la classe.
Mais, après 1870, les avantages jadis concédés aux musiciens sont peu à peu abolis.
Quelques musiques d'élite gardent seules une organisation spéciale.
Il faut citer en tête, la Garde républicaine, dont les succès en France et à l'étranger ne se comptent plus ; puis, les musiques du génie et de l'artillerie.
Quant aux musiques d'infanterie, leur recrutement devient de plus en plus difficile, depuis l'application de la loi de deux ans.
La pénurie des ressources musicales dans certaines régions, et notamment en Bretagne, est telle qu'il fut question, il y a quelque temps, d'organiser des musiques de garnison en fusionnant les musiques militaires des corps stationnés dans les mêmes villes.
La musique de garnison aurait, sans doute, l'avantage de réaliser une économie importante sur le système des musiques régimentaires, tout en ayant une composition irréprochable au point de vue musical. On espère aussi que les municipalités, fières de posséder une musique portant le nom de leur ville, contribueraient, pour une large part, à son entretien.
Quoiqu'il en soit, il faut espérer que le nombre des musiques militaires ne sera pas diminué. Un écrivain patriote a dit : « Si le drapeau est le signe visible, l'emblème de la France, la musique en est l'âme. »
Comme conclusion à cette belle pensée, souhaitons donc qu'il y ait une musique partout où il y a un drapeau.

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C'est de l'époque du premier Empire que date l'institution des retraites militaires dans les villes de garnison. Napoléon savait combien la vue de l'armée entretient au coeur du peuple de sentiments enthousiastes, d'ardeurs patriotiques. Il ne manquait aucune occasion de la lui montrer. En temps de paix, on multipliait les revues, les parades, les défilés ; c'était un bon moyen de satisfaire le goût public pour les déploiements militaires et de tenir les troupes en haleine.
On a dit que l'Empereur n'aimait pas la musique. C'est une erreur : il n'aimait peut-être pas tous les genres de musique, mais il avait en haute estime la musique guerrière et se préoccupait sans cesse de la faire progresser.
En 1797, pendant la campagne d'Italie, il écrit de Milan aux inspecteurs du Conservatoire de Paris, qui lui avaient demandé de leur faire envoyer copie de certaines oeuvres musicales italiennes :
« On s'occupe, dans ce moment-ci, dans les différentes villes d'Italie, à faire copier et mettre en état toute la musique que vous demandez.
» De tous les beaux arts, la musique est celui qui a le plus d'influence sur les passions, celui que le législateur doit le plus encourager. Un morceau de musique fait de main de maître touche immanquablement le sentiment et a beaucoup plus d'influence qu'un bon ouvrage de morale qui convainc la raison sans toucher à nos habitudes. »
La même année, il ouvre un concours entre tous les musiciens de la République cisalpine et offre « une médaille de cent sequins » à celui qui fera la meilleure marche ayant pour sujet la mort du général Hoche.
Et il ordonne que tous les jours, à midi, dans toutes les villes occupées par l'armée française, les musiques des corps iront jouer, sur les places vis-à-vis des hôpitaux, « différents airs qui inspirent de la gaieté aux malades et leur retracent les beaux moments des campagnes passées ».
On voit par ces quelques extraits qu'il était loin de méconnaître l'utilité de la musique dans les régiments.
Quant à la « batterie ». elle avait toutes ses sympathies. Il appelait le tambour « le roi des instruments ». Aussi, voulait-il que dans toutes les villes de France où il y avait de la troupe, on l'entendit tous les jours.
La retraite militaire avait pour objet de rappeler aux soldats de la garnison l'heure venue de regagner la caserne, dont les ports se fermaient une demi-heure plus tard. En réalité au lieu de faire rentrer les habitants chez eux, comme le vieux « couvre-feu » de naguère, elle les faisait sortir. Les badauds suivaient les tambours ; et c'était un spectacle qui, renouvelé quotidiennement, entretenait dans tous les coeurs l'amour des parades guerrières.
Pendant tout un siècle, la coutume de la retraite se perpétua dans nos villes de garnison. Vers 1830, elle inspirait à Loïsa Puget une pittoresque chanson, dont le refrain, joliment rythmé, a dû bercer l'enfance de bien des Français d'aujourd'hui.

C'est la retraite... Rantanplan
La garde s'avance, tambour battant.
C'est la retraite, et l'on entend.
Les fifres du régiment.

Mais l'époque des belles retraites en musique c'est le second empire. J'ai dit plus haut quels progrès la musique fit pendant cette période. Chaque corps, chaque régiment avait son hymne ou sa chanson. Jamais le soldat français ne chanta d'aussi bon coeur qu'en ce temps-là. Les campagnes de Crimée et d'Italie se firent réellement en chantant. Il y eut alors une pléiade de chefs de musique qui furent de merveilleux compositeurs militaires. Leurs pas-redoublés, leurs chants guerriers n'ont jamais été égalés depuis. Quoi de plus admirable que cette fameuse Retraite de Crimée, que nos régiments ne devraient jamais se lasser de jouer et de rejouer encore ? Composée par Magnier, l'un des meilleurs chefs du second empire, elle est le chef-d'oeuvre du genre.... Et c'est un chef-d'oeuvre.
Souhaitons que la résurrection de la retraite inspire aux chefs de musique de nos régiments l'idée de nous faire entendre toutes ces belles marches du passé. Déjà, l'autre samedi, une des musiques qui parcouraient nos rues joua le Chant du Départ. Combien d'autres marches célèbres ne pourraient-elles pas exécuter au cours de ces retraites. Et d'abord cette amusante Marche des Bonnets à poil, où les tambours ont un rôle prépondérant, cette Marche des Bonnets à poil, dont Coignet nous parle dans ses Cahiers, et qui fut composée sur l'air que chantaient les soldats de Bonaparte dans la première campagne d'Italie :.

On va leur percer le flanc,
Ran, tan, plan, tirelire plan !
On va leur percer le flanc,
Que nous allons rire !

Et encore la Chanson de l'oignon, que les soldats chantaient à Marengo:

J'aime l'oignon
Frit à l'huile,
J'aime l'oignon
Quand il est bon.

Et puis la Marche des Grenadiers, sur l'ait de Fan fan la tulipe.
Et le Pan ! Pan l'Arbi de nos zouaves, et le Chant des Turcos, composé en 1859, en l'honneur de Bourbaki... Et toutes ces marches bien françaises, qui exaltèrent l'héroïsme de nos soldats sur les champs de bataille du monde entier, depuis les vieux chants militaires de Lulli jusqu'à notre entraînante et populaire Marche de Sambreet-Meuse.
Ce serait là un beau programme pour nos musiques militaires que de faire entendre au peuple de Paris toutes ces marches qui évoquent tant de souvenirs de gloire.
Et qui dans les soirs d'or où l'on se sent revivre.
Versent quelque, héroïsme au coeur des citadins.
Ernest LAUT

Le Petit Journal illustré du 25 Février 1912