LA FIN DU BANDIT

Il fallut un siège en règle, plusieurs heures de fusillade, il fallut employer la dynamite pour faire sauter le garage de Choisy-le-Roi, où s'était réfugié le monstre, pour qu'on pût enfin l'approcher.
Et là, lorsqu'on parvint jusqu'à lui, on trouva Bonnot roulé dans un matelas, le revolver au poing, faisant tête encore à ses assaillants. Plusieurs balles tirées par M. Guichard, chef de la Sûreté, et son frère, M. P. Guichard, commissaire de police des Halles, eurent raison du malandrin.
Et cette fin du bandit fut en même temps pour tout le monde la fin d'un véritable cauchemar.
Bonnot avait été atteint par plusieurs projectiles. Il avait reçu quatre balles dans la tête, une dans la poitrine, une sixième au bras. Cinq de ces blessures étaient mortelles ; et cependant le bandit survécut près de trois quarts d'heure après le moment où on s'empara de lui.
Ne trouve-t-on pas, dans cette étonnante puissance de vitalité un rapport singulier avec cette énergie farouche et meurtrière dont le monstre semblait receler en lui d'inépuisables ressources ?

VARIÉTÉ

LES AGENTS DE LA SURETÉ

Ce sont les héros du jour. - La police française. - Comment fut créé le service de la Sûreté. - Vidocq. - Un préjugé absurde. - Des gens braves qui sont de braves gens.

Ce sont les héros du jour. Et c'est bien leur tour d'être glorifiés : ils ont payé cette gloire assez cher. Dans la lutte contre les bandits, un de leurs chefs a trouvé la mort; trois inspecteurs ont été blessés grièvement; d'autres ont accompli, au péril de leur vie, maints traits d'héroïsme. Rendons un juste hommage à tous ces braves gens qui remplissent la tâche la plus périlleuse avec tant de courage et d'abnégation.
En France, on est volontiers, et on a été de tout temps, injuste et ingrat pour la police. Le Français, né malin et frondeur, a toujours une tendance à la railler comme il raille toute autorité.
Pourtant, de tout temps, la police française a été fort bien faite, et, de tout temps encore, cette vérité a été reconnue... à l'étranger.
Lisez plutôt cette anecdote, qui remonte au dix-huitième siècle :
« Un jour M. de Sartines, lieutenant de police à Paris, reçut une lettre de son confrère le directeur de la police de Vienne, qui lui écrivait, du fond de l'Allemagne, qu'un homme coupable d'un crime s'était réfugié à Paris, que la police de Vienne en avait la preuve, et que, à raison de la bonne amitié qui unissait les deux cours, M. de Sartines était prie de faire saisir le coupable, dont on lui envoyait le signalement.
« Aussitôt le lieutenant de police donne des ordres ; ses hommes se mettent en campagne ; la recherche dure plus d'un mois. Enfin, M. de Sartines écrit au directeur de la police de Vienne :
« J'ai envoyé de tous côtes à la recherche » du coupable que vous m'avez signale ; les efforts de mes agents ont été longtemps infructueux, mais nous avons enfin réussi à le découvrir. Il est à Vienne, d'où il n'est jamais sorti ; vous le trouverez dans tel faubourg, à tel numéro : il y a un pot de fleurs à la fenêtre.» Et le meurtrier fut arrête à l'endroit exactement désigné par le lieutenant de la police parisienne.
Aujourd'hui encore, les policiers étrangers rendent souvent hommage à la valeur de notre police : ils viennent s'inspirer de ses méthodes et ne tarissent pas d'éloges sur l'intelligence, l'esprit de dévouement et la vaillance de nos agents.
Il ne manque à notre police qu'une chose : des ressources qui permettent d'accroître le nombre des agents, de les rétribuer un peu mieux et de mettre à leur disposition tous les progrès de la science.
Malheureusement, en ce pays où les budgets vont s'enflant démesurément d'année en année, où l'on fait souvent de l'argent des contribuables un si fâcheux usage, en ce pays où l'on ne lésine pas lorsqu'il s'agit du sort des malandrins, en ce pays dont les prisons sont des palaces et le bagne un éden, on ne trouve jamais, par contre, le moindre crédit dès qu'il est question d'améliorer la condition des défenseurs de l'ordre et d'assurer la sécurité des honnêtes gens.

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Le service de la Sûreté, tel qu'il fonctionne aujourd'hui, à Paris, est de création relativement récente. Il n'a pas encore quatre-vingts ans d'existence officielle. Il fut crée, en effet, en décembre 1832 par un arrête du préfet de police Gisquet.
Il est vrai qu'auparavant, une brigade d'agents spécialistes, dite « brigade de la Sûreté » avait été organisée dans la police parisienne, et que ce furent les agents de cette brigade qui formèrent le noyau du nouveau service.
Or, savez-vous quel fut le créateur de cette brigade d'où sortit la Sûreté actuelle ? Ce ne fut rien moins que Vidocq, Vidocq, l'ancien forçat, Vidocq, le policier romantique qui servit de modèle à Balzac pour son Vautrin, à Victor Hugo pour son Javert.
La préfecture de police affirma naguère à plusieurs reprises que Vidocq n'avait jamais été le chef de la Sûreté. Elle avait raison et tort à la fois. Si l'on considère uniquement la date officielle de la création du service de la Sûreté, on peut affirmer que Vidocq n'en fut jamais chef. Mais il fit mieux que d'en être le chef ; il la créa de toutes pièces en 1812 ; et dix-huit ans plus tard, le 31 mars 1830, il en était officiellement reconnu le chef par un arrêté du même préfet de police Gisquet.
« Le sieur Vidocq (Eugène-François), disait le dit arrêté, est nommé chef de la brigade de Sûreté. Il recevra, à compter du 1er avril, un traitement de 6.000 francs sur le crédit du service de la Sûreté. »
M. Jouin, chef adjoint de la Sûreté, tombé ces jours derniers sous les balles de Bonnot, avait un traitement qui n'atteignait pas 7.000 francs par an. Vidocq, il y a plus de quatre-vingts ans, touchait 6.000. Vous voyez que l'augmentation des appointements dans la police ne suit pas l'évolution des salaires dans toutes les autres professions et n'est guère en rapport avec le renchérissement de la vie.
Jamais imagination de romancier ne créa personnage, plus extraordinaire que ce Vidocq.
Né à Arras, en 1775, dans une maison toute proche de celle qu'habitait Robespierre, il débute comme mitron chez un boulanger du quartier ; et pour commencer sa carrière, il vole son patron. On le met en prison. Au bout de huit jours, il sort, commet un nouveau vol, échappe à la police qui le poursuit et passe la frontière des Pays-Bas. Notez que le garnement a treize ans : vous voyez qu'il promet.
Recueilli par des forains, il fait la parade en qualité de paillasse ; de là, il passe au service d'un charlatan ambulant, puis se fait acteur.
C'est dans ces divers métiers qu'il apprit l'art de se grimer et de se camoufler dont il devait faire plus tard un merveilleux usage dans sa carrière de policier.
Se trouvant un jour sans engagement, il se fait militaire, mais l'obéissance et la discipline ne sont point son fait : il déserte, rentre en France et revient à Arras.
On est en pleine période de la Terreur. Arras gémit sous le joug du plus farouche des jacobins, Joseph Lebon. Une femme, que le terrible proconsul honore de sa protection, voit Vidocq, le trouve beau cavalier et s'en éprend. Elle lui propose - que dis-je ! - elle lui impose de l'épouser. Le mariage ou la guillotine !... Vidocq épouse. Le lendemain de la noce, il s'enfuit. La maréchaussée, mise à ses trousses, le rattrape. Il grise les gendarmes et s'échappe de nouveau.
Réfugié à Lille, il y fait connaissance d'un certain Salembier, chef de « chauffeurs », et s'engage dans sa bande. Arrêté, condamne aux travaux forces, il est envoyé au bagne de Brest, s'en échappe, est repris et expédié à celui de Toulon, d'où il s'évade encore.
Il revient à Paris, s'établit tailleur, puis ouvre une banque sous le nom de Blondel. Quelques opérations irrégulières le signalent à l'attention de la police ; on l'arrête de nouveau et on l'emprisonne à la Force.
Ses aventures ont crée dans les maisons de détention une légende autour de son nom. Vidocq, sorti de prison, pourrait rallier sous son autorité tous les malandrins de France et de Navarre et devenir le plus redoutable des chefs de bande. Mais il assez de sa vie d'aventures. Et c'est alors que va s'accomplir le plus extraordinaire avatar dans l'existence de ce personnage prodigieux.
De bandit, Vidocq va se faire policier.
Le baron Pasquier, préfet de police avait alors un chef de division nomme Henry, homme énergique que les scrupules n'embarrassaient pas. Vidocq s'en fut trouver Henry, lui fit part de la détermination qu'il avait prise de changer de vie et lui proposa ses services. Henry accepta.
« Pour arrêter les fripons, lui avait dit Vidocq, il faut avoir été fripon soi-même. » De fait, notre homme connaissait toute la pègre de Paris et des provinces. Il rendit tout de suite les plus signalés services.
Vidocq ne porta d'abord aucun titre officiel ; il ne fut même pas admis dans les bâtiments de la préfecture ; il avait son officine dans une petite rue voisine de la rue de Jérusalem où se trouvaient les services de la police.
Là, il forma sa brigade d'un certain nombre de malandrins repentis comme lui.
« Je n'eus d'abord, rapporte-t-il dans ses Mémoires, que quatre agents, puis six, puis dix, puis douze.
En 1817, je n'en avais encore que ce dernier nombre, et, cependant, du 1er janvier au 31 décembre de cette année-là, j'effectuai 772 arrestations. Ce fut dans le cours des années 1823 et 1824 que la brigade de. Sûreté prit son plus grand accroissement. Le nombre des agents dont elle se composait fut alors porte à vingt-huit. »
Au début, Vidocq et ses hommes vivaient en commun dans la bicoque où se trouvait l'officine de la Sûreté. Vidocq engageait à son gré ses collaborateurs, les payait comme il l'entendait. Ce service n'avait aucun rapport officiel avec l'administration de la rue de Jérusalem. C'est seulement à partir de 1830, après dix-huit ans de loyaux services, que le chef de la brigade de Sûreté, fut, ainsi que nous l'avons dit plus haut, reconnu officiellement par la police.

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Un préjuge aussi absurde qu'injuste a longtemps pesé sur les agents de la Sûreté. Longtemps, une foule de Parisiens s'imaginèrent que ce service ne se recrutait que parmi les gens qui avaient eu eux-mêmes, dans leur jeunesse, maille à partir avec la justice. Ce préjugé avait pris naissance au temps de Vidocq. Il n'eût pas dû subsister longtemps après lui.
Dès l'époque où le service de la Sûreté fonctionna officiellement à la Préfecture, ses chefs rompirent avec la tradition des argousins suspects employés par Vidocq.
Gustave Macé qui fut chef de la Sûreté de 1879 à 1884, et qui a fait l'histoire de ce service, écrit à ce propos :
« L'agent de la Sûreté est heureux des légendes créées autour de son nom, mais il en est une contre laquelle il s'insurge et avec raison. C'est celle qui le représente comme pouvant avoir eu naguère, au commencement de sa vie, des démêlés avec la justice. Il n'y a pas d'erreur plus grossière. Vidocq, qui était un ancien forçat, a pu employer d'anciens camarades, mais, depuis cette époque, ces traditions sont absolument abandonnées. Les agents de la Sûreté se recrutent pour la plupart parmi d'anciens militaires qui ont un passé irréprochable. »
Ce sont, en effet, les plus honnêtes gens du monde, les hommes les plus désintéressés, les plus dévoués, les plus courageux. Par amour de leur métier ils acceptent une discipline très dure. Aux termes du règlement, ils doivent « tout leur temps à l'administration Ce n'est pas eux qui réclameront jamais la limitation de la journée de travail. Ils mangent quand ils en ont le temps ; ils dorment quand ils peuvent. Quand ils filent un bandit ou qu'ils sont commandés pour quelque opération longue et difficile, il n'y a pas pour eux de fatigue qui tienne. Ils vont jusqu'au bout.
Nuit et jour, ils doivent être prêts à répondre à l'appel du chef... Et jamais une plainte, jamais une récrimination.
Naguère encore la Préfecture ne leur fournissait même pas d'armes ; c'est seulement en 1910 que, par arrêté de M. Lépine, ils se virent remettre un revolver. Encore ont-ils scrupule à s'en servir. Ils mettent un point d'honneur à maîtriser l'individu qu'ils sont chargés d'arrêter sans employer leurs armes ; et nous avons vu, ces jours derniers, jusqu'à quel point ils poussent l'héroïsme et la témérité.
Or, sait-on pour quels salaires dérisoires ces hommes admirables risquent ainsi chaque jour leur vie ?... Je disais plus haut que le traitement de M. Jouin atteignait à peine 7.000 francs par an. Celui de l'inspecteur Colmar, que Bonnot blessa grièvement, monte à 4.200 francs par an, c'est-à-dire 11 francs 66 par jour. Le brigadier Fleury - gagne 3.000 francs, c'est-à-dire 8 fr. 33 par jour. L'inspecteur Rohr, un de ceux qui arrêtèrent Carouy, a 2.700 fr., 7 fr. 50 par jour. L'inspecteur Leroy touche 6 fr. 70 par jour ; quant aux inspecteurs Sevêtre et Huet, qui arrêtèrent Raymond la Science, ils gagnent 6 fr. 11 par jour. Il est vrai que lorsqu'ils vont en mission, ils touchent une indemnité de repas de deux francs.
C'est pour ces prix de famine que ces modestes héros affrontent tous les périls.
Mais à défaut de l'argent, si seulement on ne leur marchandait pas les petites faveurs officielles qu'on distribue si généreusement par ailleurs. Pour obtenir les médailles de bronze, d'argent et d'or, il faut qu'ils aient accompli les arrestations les plus dangereuses, risque vingt fois leur vie, reçu de graves blessures en luttant contre les malfaiteurs.
Et ces décorations sont pour eux des satisfactions bien passagères : l'agent de la Sûreté n'a pas d'uniforme ; c'est dans un cadre de son modeste logement qu'il doit attacher le témoignage de ses actes courageux.
.Quant à la Légion d'honneur, le vieux juge, dont j'ai parle plus haut, semblait jusqu'ici empêcher qu'on l'accordât à ces admirables gardiens de la sécurité publique.
Vous n'avez pas oublié les noms de Jaume et de Rossignol. Ce furent, il y a une vingtaine d'années, deux des plus courageux et des plus célèbres parmi les agents de la Sûreté. Ils n'obtinrent pas cette suprême récompense.
Rossignol, déjà titulaire de la médaille d'or, blesse dans une rencontre avec un bandit, se consolait sur son lit de douleur à la pensée qu'on la lui accorderait. Ses amis l'avaient demandée pour lui. On leur répondit que c'était chose impossible. On ne voulut pas donner à un agent, pour le prix de son sang, ce qu'on octroie si libéralement à un chef de bureau pour avoir use ses fonds de culotte sur un rond-de cuir.
Ce n'est plus chose impossible aujourd'hui. Le brigadier Colmar a été décoré. Et c'est, dans sa personne, une éclatante justice rendue à cette cohorte de braves gens et de gens braves auxquels l'opinion publique toute entière ne saurait témoigner trop de reconnaissance et d'admiration.
Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 12 mai 1912