LE BICENTENAIRE DE LA VICTOIRE DE DENAIN

24 JUILLET 1712

La ville de Denain, célèbre par de grandes fêtes le second centenaire de la victoire remportée par Villars sur les Impériaux le 24 juillet 1712. Nous avons consacre notre « Variété » à ce grand fait militaire, l'un des plus glorieux de notre histoire.
Au programme des cérémonies par lesquelles sera commémoré l'anniversaire de cette journée fameuse dans nos fastes guerriers, figure la pose de la première pierre d'un monument, oeuvre de MM. Henri Gauquié, statuaire, et Henri Guillaume, architecte, qui s'élèvera bientôt dans la grande cité manufacturière du Nord, en souvenir du maréchal de Villars, des officiers généraux qui collaborèrent à la victoire, et des troupes héroïques qui l'assurèrent.
Nous n'avons pas voulu laisser passer cet anniversaire glorieux sans offrir nos lecteurs une page illustrée sur l'assaut des retranchements de Denain et une reproduction de la superbe statue équestre du grand maréchal.

VARIÉTÉ

VILLARS et la victoire De Denain


Un glorieux anniversaire. - La France en 1712. - Un grand soldat. - Le plan de Denain. - L'assaut. - Deux cents ans après.

C'est l'une des plus grandes dates de l'histoire de la France. On en va fêter le second centenaire, dans ce « village » de Denain qui est aujourd'hui, une puissante cité industrielle. Et bientôt l'effigie du grand maréchal se dressera là, à deux pas de cette frontière qu'il conserva à la France.
Villars avait cinquante-neuf ans en 1712. Mais il avait conservé toute l'activité de la jeunesse.
Depuis l'enfance, presque, il était soldat. Tout jeune, il avait pris du service comme volontaire à l'époque de la guerre de Hollande. Un de ses historiens rapporte que Louis XIV fut tout de suite émerveillé par l'activité infatigable de ce jeune homme qui prenait sa part de tous les périls et de toutes les actions d'éclat :
« On ne peut tirer un coup de fusil, disait le roi, sans qu'on ne voie aussitôt ce garçon-là sortir de terre. »
A Senef, la première bataille rangée à laquelle il assista, il se conduisit si vaillamment que le roi lui donna, malgré son jeune âge, - il avait vingt et un ans - le commandement d'un régiment de cavalerie dont le colonel avait succombé dans la bataille.
Saint-Simon, lui-même, l'ennemi juré de Villars, Saint-Simon, qui essaya vainement de lui enlever, au profit de Montesquiou d'Artagnan, son lieutenant, le bénéfice du triomphe de Denain, n'ose point lui refuser « une valeur brillante, une grande activité, une audace sans pareille... »
« Ses projets dit-il, étaient hardis, vastes, presque toujours bons, et nul autre que lui n'était plus propre à l'exécution et aux divers maniements des troupes de loin pour cacher son dessein et les faire arriver juste, de près, pour se poster et attaquer... »
Il excellait, en effet, dans la conduite de ces opérations feintes destinées à dissimuler le véritable but qu'il poursuivait. La victoire de Denain est surtout le résultat d'un mouvement de ce genre qu'il ordonna vers Landrecies pour tromper le prince Eugène, tandis qu'avec Montesquiou, et soutenu par Tingry et la garnison de Valenciennes, il écrasait d'Albemarle et s'emparait du camp retranché.
Jamais chef d'armées ne fut plus adoré de ses troupes. Ses allures familières et son courage indomptable lui avaient valu le dévouement et l'admiration de ses soldats. A Friedlingen, voyant son infanterie plier, il s'était jeté au premier rang, un drapeau à la main, s'était battu comme le dernier de ses grenadiers, et les soldats enthousiasmés l'avaient, sur le champ de bataille, proclamé maréchal de France. Un an plus tard, au siège du château de Hornbeck, comme une colonne d'assaut reculait, Villars se mit à sa tête « J'espère, mes enfants, s'écria-t-il, que vous n'allez pas laisser un maréchal de France tout seul sur la brèche ! » Et, suivant son exemple, héroïque, ses troupes emportèrent la forteresse à la baïonnette. A Hochstoedt où il livra bataille malgré les hésitations de son allié l'Électeur de Bavière, il tua huit mille hommes aux impériaux, leur prit toute leur artillerie et leurs bagages ; à Stolhoffen, il mit en déroute une armée de cinquante mille combattants et s'empara de cent soixante pièces de canon.

***
Quand sembla venir pour la France, écrasée par l'Europe coalisée, l'heure de l'agonie, c'est à Villars que Louis X IV confia sa suprême espérance.
Le rigoureux hiver de 1709 avait été suivi d'une horrible famine ; les laquais du roi mendiaient dans les rues de Versailles ; Mme de Maintenon mangeait du pain bis ; les coffres étaient vides ; le roi et sa famille faisaient porter à la Monnaie leurs bijoux et leur vaisselle d'or et d'argent ; l'armée n'avait plus de solde, plus de vêtements, plus de chaussures, plus de pain. De tous côtés, la France était menacée, Lille tombait au pouvoir des ennemis ; Malborough et le prince Eugène s'avançaient à la tête des forces réunies des Anglais et dès Impériaux.
Les ennemis avaient décidé la disparition absolue du royaume de France. Duclos, dans ses Mémoires secrets, assure avoir lu, «dans un travail écrit de la main du prince Eugène, le plan et les moyens très détaillés et très bien combinés du démembrement de la France.
Le pays était épuisé. « La France, dit un contemporain, est un grand hôpital délabré et sans provisions, » Partout éclataient des émeutes. La colère du peuple ne ménageait même plus le vieux roi. Confiné dans son palais de Versailles, Louis XIV entendait monter autour de lui le cri de détresse de la France.
Parmi les mille pamphlets qui se répandaient sur le pays, il en est un qui dépeint bien l'état de l'âme populaire : c'est un Pater noster, une prière impérieuse et injurieuse adressée au roi.
« Notre Père qui êtes à Versailles, disait ce pamphlet, votre nom n'est plus glorifié ; votre royaume n'est plus si grand ; votre volonté n'est plus faite sur la terre ni sur l'onde ; donnez-nous notre pain qui nous manque de tous côtés ; pardonnez à nos ennemis qui nous ont battus et non à nos généraux qui les ont laissé faire. Ne succombez pas à toutes les tentations de la Maintenon et délivrez-nous de Chamillart.»
La situation de l'armée était désastreuse. On ne manquait pas de soldats, car une foule d'affamés s'enrôlaient, s'imaginant par ce moyen trouves la pitance assurée. Mais le pain manquait dans les camps comme dans les villes, et ce n'était pas le pain seul qui manquait : les soldats n'avaient pas plus de vêtements que de vivres ; ils allaient pieds nus, et en étaient réduits à se nourrir parfois d'herbes et de racines.
« Nous nous passerons d'habits et de chemises, écrivaient à Villars les soldats de la garnison de Saint-Venant, mais donnez-nous du pain, parce qu'il en faut pour vivre. »
Tel était l'état du pays et l'état de l'armée, quand, au début de 1712, Louis XIV fit appeler Villars pour remettre le sort de la France entre ses mains.
Le maréchal a raconté dans ses mémoires cette scène émouvante.
Le roi le reçut avec des larmes plein les yeux : « Dieu me punit, lui dit-il, je l'ai bien mérité ; mais suspendons mes douleurs sur les malheurs domestiques et voyons ce qui se peut faire pour prévenir ceux de l'Etat... Monsieur le Maréchal, ajouta-t-il, je vous remets les forces et le salut de l'État. S'il arrivait un malheur à l'année que vous commandez, quel parti me conseillerez-vous de prendre ? »
Et, comme le maréchal, embarrassé par une aussi grave question, gardait le silence, le roi reprit la parole. Il se déclara prêt à résister aux sollicitations des courtisans qui l'engageaient à se retirer à Blois au cas où sa dernière armée serait vaincue.
« Pour moi, dit-il, je sais que des armées si considérables ne sont jamais assez défaites pour que la plus grande partie de la mienne ne pût se retirer vers la Somme. Je connais cette dernière rivière ; elle est très difficile à passer ; il y a des places, et je compterais de me rendre à Péronne ou à Saint-Quentin,, d'y amasser tout ce que j'aurais de troupes, de faire un dernier effort avec vous et de périr ensemble ou sauver l'Etat, car je ne consentirai jamais à laisser approcher l'ennemi de la capitale. »
M. Félix Mourlot, l'historien de la victoire de Denain, qui rapporte cette scène et ces nobles paroles, d'après les Mémoires de Villars, les commente en ces termes.
« C'est un très beau spectacle que celui de ce vieillard de soixante-quatorze ans, qui, redressant fièrement la tête en face de l'ennemi, raidit toute son énergie dans un dernier et patriotique effort, et qui parle d'aller s'ensevelir à la tête de ses troupes plutôt que de survivre à la défaite et au déshonneur. Si Louis XIV a jamais mérité le nom, de Louis le Grand, ce fut certainement ce jour-là. »
Il fallait de l'argent coûte que coûte pour reprendre la campagne. Le ministre Desmarets qui avait heureusement remplacé l'incapable Chamillart, ramassa, comme il put, 220 millions. Villars partit commander l'armée de Flandre, composée presque entièrement de campagnards et, preuve de la haute estime où le tenaient ses pairs, le vieux maréchal de Boufflers, le glorieux défenseur de Lille, vint spontanément se ranger sous ses ordres.
Un grand souffle de patriotisme animait ces paysans et ces pauvres gentilshommes que la famine avait jetés sur la frontière du Nord. C'étaient là ses maigres troupiers que peignit notre grand Watteau, ces soldats qu'on voit dans ses tableaux, s'en aller, vers les champs de bataille de Belgique, sous un ciel brumeux, légèrement vêtus, lourdement chargés... C'étaient les ancêtres des soldats de Sambre et Meuse, les ancêtres de ceux qui défilaient ces jours derniers à Longchamp aux acclamations de la foule.
Villars était bien le chef qu'il fallait à de tels hommes, Le matin de Malplaquet, quand le maréchal vint prendre le commandement de son aile gauche, un venait de faire la distribution du pain aux soldats. Bien qu'ils n'eussent pas mangé depuis deux jours, ils jetèrent leur pain en voyant paraître Villars, coururent aux armes et culbutèrent les Anglais de Marlborough dans une charge furieuse.
Le genou brisé par un coup de mousquet, le Maréchal se fit porter au premier rang sur un brancard pour donner ses ordres ; il fallut l'emporter du champ de bataille.
Cette sanglante affaire de Malplaquet où déjà se fit sentir l'élan des guerres de la Révolution, fut pour les Alliés une victoire à la Pyrrhus ; ils y laissaient vingt-deux mille hommes, tandis que nous n'en perdions que huit mille.
Moins de trois ans plus tard, Villars était vainqueur, à Denain. En quelques semaines, les ennemis étaient chassés de nos frontières.
Ce plan de Denain, nombre d'historiens, sur la foi de Saint-Simon, en ont discuté la paternité à Villars, mais ce qu'on ne peut lui refuser, c'est l'étonnante maëstria avec laquelle il fut réalisé.
On sait quelle était la position des ennemis. Le prince Eugène assiégeait Landrecies, mais les magasins de ses troupes étaient assez loin de là, à Marchiennes ; pour couvrir les convois destinés à son armée, il avait fait établir une double ligne de défense entre Marchiennes et Denain et avait converti cette dernière ville en poste fortifié.
Deux projets se présentaient donc à Villars : attaquer les ennemis sous les murs de Landrecies, ou s'emparer du camp retranché de Denain, séparer les Impériaux du centre de leurs subsistances et les forcer par cela même à lever le siège qu'ils poursuivaient.
La conception première du projet d'attaque des lignes de Denain fut tour à tour attribuée à Fénelon, à un curé de campagne, à un conseiller du Parlement de Flandre, nommé Lefebvre d'Orval, à Louis XIV, à Voysin, à Montesquiou, enfin à Villars.
Nous partageons absolument l'avis de M. Mourlot, qui pense que, cette conception, plus d'une personne a dû l'avoir.
« Tous ceux qui se trouvaient sur les lieux et qui connaissaient le pays, en présence de l'étendue démesurée des lignes du prince Eugène, devaient savoir que le point faible était l'intervalle de Marchiennes à Denain. »
Ce qui est certain, c'est que, dès le 21 juillet, et sans doute même auparavant, le maréchal de Villars avait cette idée, ainsi que le prouve la dépêche qu'il adressait au secrétaire d'État de la Guerre, Voysin « Je compte faire demain toutes les démarches qui pourront persuader l'ennemi que je veux passer la Sambre, et je tâcherai d'exécuter le projet de Demain qui serait d'une assez grande utilité. »
Et, ce projet, il l'exécuta avec la fougue, l'esprit de décision qui caractérisaient son génie militaire. La bataille commencée à dix heures du matin, était terminée à trois heures de l'après-midi ; les formidables retranchements de Denain étaient emportés par les grenadiers et les dragons, qui combattaient à pied, pêle-mêle avec l'infanterie. Les bataillons ne prirent même pas le temps de faire des fascines. Comme un officier général, au moment où Villars donna le signal de l'assaut, lui proposait de prendre cette précaution, le maréchal, lui montrant sur les crêtes des retranchements les ennemis rangés en bataille, répondit :
« croyez-vous que ces messieurs nous en donnent le temps ! Nos fascines seront les corps des premiers de nos gens qui tomberont dans le fossé. »
Les soldats s'élancèrent avec une furia toute française et dans un ordre parfait. Jamais, disent les historiens, on ne vit plus de discipline et de fierté. Sur dix points à la fois, la ligne de défense fut emportée. Les ennemis plièrent, s'enfuirent en désordre, poursuivis, la baïonnette aux reins, par les grenadiers qui les poussèrent dans l'Escaut. Un grand nombre d'entre eux furent noyés. Le soir, la garnison de Valenciennes rentrait dans la ville ramenant prisonniers la plupart des chefs de l'armée anglo-hollandaise, Mylord d'Albemarle en tête.

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L'effet de la victoire de Denain fut considérable ; La France entière y puisa une force et une confiance nouvelles. Ce peuple, abattu par la famine, par la misère, affolé parles craintes d'invasion, releva la tête et reprit courage.
A Paris, on chanta un Te Deum à Notre Dame. La première fois que Villars reparut à l'Opéra, le public exigea qu'il fut couronné de lauriers dans sa loge. Dans tout le nord de la France on chantait des chansons improvisées sur la défaite du Prince Eugène et des Alliés.

Eugène, assiégeant Landrecy,
Croyait, cette campagne,
Boire, sans dire grand merci,
Nos bons vins de Champagne.
Mais Villars l'a fait à propos
Reculer en arrière ;
Il ne remplira tous ses pots
Que de mauvaise bière...
A Denain, cependant, jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, aucun monument ne rappelait le souvenir du glorieux fait d'armes dont cette ville avait été le théâtre. En 1787 Sénac de Meilhan y fit ériger une simple pyramide portant deux vers médiocres de Voltaire:
Regardez dans Denain l'audacieux Villars
Disputant le tonnerre à l'aigle des Césars.
C'était un mince hommage à la mémoire de l'« audacieux Villars ». On va enfin, ,deux cents ans après la bataille, honorer le grand homme de guerre comme il le mérite, et, dans un avenir prochain, la statue de Villars se dressera, à l'endroit même où, par lui, jadis, la France fut sauvée.


Ernest LAUT

Le Petit Journal illustré du 28 juillet 1912