LE JUBILÉ DE LA ROSE


On annonce de Cologne qu'on se propose de célébrer cette année le jubilé de la rose dans la province rhénane. Il y a juste onze siècles que l'empereur Charlemagne a introduit la culture de cette fleur dans l'empire des Francs. Une ordonnance royale de 812 prescrivait d'en planter dans tous les jardins des châteaux royaux. Bientôt après, on voyait dans toutes les contrées du Rhin, et surtout en Alsace, la rose remplacer l'églantine, qui était déjà connue depuis Je règne des Romains.
Nous ayons à ce propos consacré la gravure. de notre première page à la gloire de la rose et fait dans notre « Variété » l'histoire succincte de cette reine de nos jardins.

VARIÉTÉ

Les Roses

Un édit de Charlemagne. - La rose, sa légende et son histoire. - Les rosières. - Le Parlement fleuri. - Ispahan - La Bulgarie et l'essence de roses. - Nos roseraies.

Donc, il y a onze cents ans que l'empereur Charlemagne prit un édit pour ordonner que des rosiers seraient plantés dans tous les jardins royaux ; et, c'est pour célébrer ce lointain anniversaire de la propagation de là rose en pays franc, qu'on prépare aux environs de Cologne de grandes fêtes qui auront. lieu prochainement en l'honneur de la reine des fleurs.
Mais est-il vrai que ce fut seulement en l'année 812 que la rose fut introduite en notre pays ? N'est-il pas infiniment probable. qu'elle y était connue auparavant ? Les Romains avaient dû, l'y apporter quelques, siècles plus tôt car les Romains eurent une passion pour la rose.
Le Grecs n'aimaient pas moins la rose. Ils la consacraient à Vénus, et leurs légendes assuraient que la plus belle des déesses et la plus belle des fleurs étaient nées en même temps.
C'est cette vieille croyance que Parny a traduite en ce quatrain :
Lorsque Vénus, sortant du sein des mers,
Sourit aux dieux charmés de sa présence,
Un nouveau jour éclaira l'univers :
Dans ce moment la rose prit naissance.

A Rome sous l'empire, il n'était point de fêtes sans roses. Les convives s'en couronnaient dans les festins : les délicats en jonchaient leurs couches. On effeuillait même a des roses dans les coupes pour parfumer le vin.
Partout, en Italie, à cette époque, on trouvait des jardins de roses, où les rosiers fleurissaient hiver comme été. Virgile n'avait-il pas déjà célébré dans ses vers les jardins de Poestum, « où les roses fleurissaient deux fois l'an ? » Pline le Jeune ne décrivit-il pas, lui aussi, les bosquets de roses de sa ville ?
Il est à présumer que les invasions des Barbares détruisirent, en Gaule et en Italie, les roseraies établies par les Romains. La culture de la. rose tomba dans l'oubli avec tout ce que la civilisation romaine avait créé.
Des années passèrent. La rose, cependant, n'était pas tout à fait morte. Des rosiers refleurirent sur les ruines. On les recueillit dans les jardins des monastères. Et c'est là, apparemment, que le vieil empereur à la barbe fleurie les retrouva.
Il est probable que les espèces de roses connues à cette époque en Europe étaient peu nombreuses. Mais las Croisades allaient introduire chez nous des espèces nouvelles. D'Orient, maints seigneurs rapportèrent des roses jusqu'alors inconnues.
On prétend, notamment, que la rose de Provins aurait été rapportée par un comte de Brie au retour d'une de ces expéditions aux lieux saints. Depuis lors, la culture de cette espèce de roses demeura le patrimoine de la jolie ville de Provins.
Ce qui prouve, en tous cas, que la rose était connue et cultivée en notre pays, particulièrement dans le monde monastique, longtemps avant l'édit de Charlemagne, c'est l'institution des rosières qui date du commencement du sixième siècle, soit trois cents ans avant que le grand empereur s'occupât de propager la culture du rosier.

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Le créateur de cette fête de la Rose fut - qui le croirait ? - un vénérable bienheureux auquel le préjugé populaire à fait une réputation maussade, et qui fut au contraire un des meilleurs pasteurs de l'ancienne France. Ce n'est autre que saint Médard. Évêque de Noyon, au sixième siècle, saint Médard imagina de récompenser dans une cérémonie solennelle la jeune fille la plus vertueuse parmi ses fidèles.
Ce faisant, il entendait, en glorifiant publiquement la vertu, combattre maintes coutumes immorales alors très répandues en Picardie; et notamment celle du fameux
droit de prelibation, dont les seigneurs du pays se montraient fort jaloux.
La fête eut lieu, pour la première fois à Salency, ville natale du prélat, et la première rosière couronnée fut, dit la tradition, la propre soeur de saint Médard, laquelle jouissait de la meilleure réputation dans toute la contrée.
L'évêque, frappé des avantages qu'une telle cérémonie pouvait avoir sur le peuple au point de vue moral, résolut de la perpétuer. Il détacha de ses domaines douze arpents de terre, et décida, que leur revenu servirait à créer une rente de 25 livres au profit de la rosière, et à payer les frais de la cérémonie.
Aussi, grâce à cette fondation, cette fête où triomphait la vertu, se renouvela chaque année jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, à Salency.
C'est le 8 juin, jour de saint Médard, qu'avait lieu la cérémonie au milieu de l'allégresse générale.
M de Sauvigny dans son étude sur la Rosière de Salency, nous en a laissé une pittoresque description :
« Vers les deux heures après-midi, la rosière, vêtue de blanc, frisée, poudrée, les cheveux flottant en grosses boucles sur les épaules, accompagnée de sa famille et de douze filles aussi vêtues de blanc, avec un large ruban bleu en baudrier, auxquelles douze garçons du village donnaient la main, se rendaient au château de Salency, au son des tambours, des violons, des musettes, etc. Le seigneur va la recevoir lui-même ; elle lui fait un petit compliment pour le remercier de la préférence qu'il lui a donnée. Ensuite le seigneur et son bailli lui donnent chacun la main, et précédés des instruments, suivis d'un nombreux cortège, ils la mènent à la chapelle de Saint-Médard. Là, l'officiant pose la couronne de roses sur la tête de la rosière et lui remet en même temps les 25 livres en présence du seigneurs et des officiers de justice... »
» De là, toute l'assemblée se rend dans la cour du château où le seigneur danse le premier branle avec la rosière ; et le bal champêtre se prolonge jusqu'à la fin du jour »
Mme de Genlis, qui assista, un jour à une fête de la rose, à Salency, en a fait une ravissante relation ; et c'est elle qui contribua le plus à faire connaître et à répandre dans l'Île de France, la jolie coutume picarde :
« ...Nous allâmes à Salency, dit-elle, couronner la jeune rosière... J'entendis un discours aussi touchant que religieux prononcé par le curé je vis la mère et le vieillard vénérable, père de la rosière, fondre en larmes pendant toute la cérémonie. Je dînai dans une feuillée toute recouverte de guirlandes de roses. Au dessert, nous chantâmes de charmants couplets. Le soir, je dansai jusqu'à minuit au son des musettes sur des tapis de gazon avec les bons Salenciens et je passai la plus délicieuse journée.
Dans le cours du dix-huitième siècle, diverses localités de Picardie, de Normandie, et des Ardennes instituèrent des cérémonies pareilles à celle de Salency.
Mais la Révolution porta le coup fatal aux couronnements de rosières. Elle organisa cependant maintes fêtes civiques en l'honneur de l'Enfance et de la Vieillesse, de la Morale et de la Vertu, mais elle ne fit pas revivre celle-ci, qui était d'origine féodale et religieuse.
Le dix-neuvième siècle renoua la tradition.
Nanterre eut honneur de rénover le culte des rosières. Bientôt son exemple fut suivi, et Puteaux, Suresnes, Montreuil, Enghien, Saint-Cloud, Fontenay-aux-Roses. et tant d'autres charmantes villes qui font à la capitale une ceinture de grâce et de fraîcheur, eurent aussi leurs rosières.
Partout il s'est trouvé des philanthropes pour créer des fondations de bienfaisance en faveur des jeunes filles pauvres et vertueuses.
De nos jours, le maire de la commune remplace le seigneur du village, et une dot rondelette qui permet à la jeune fille de trouver un mari, s'est substituée à l'antique chapeau de roses, et aux vingt-cinq livres du bon saint Médard.
Nous sommes loin de Salency et de sa cérémonie naïve, et si Mme de Genlis revenait au monde, elle aurait grand'peine à reconnaître la simple rosière qu'elle e chantée au bon vieux temps.
Mais l'institution subsiste, et c'est l'essentiel, puisqu'elle encourage, protège et récompense le Travail et la Vertu.

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Le moyen âge a aimé la rose non moins que l'antiquité. Elle fut de toutes ses fêtes. Paris avait une nombreuse corporation de « floriers » et de « florières » qui cultivèrent surtout la rose ; et une autre non moins nombreuse de « chapeliers de roses » qui, pour les solennités et les jeux de toutes sortes, confectionnaient les « chapels de roses » dont on couronnait les vainqueurs.
En ce temps-là, durant la belle saison, beaucoup de jeunes filles ne portaient pas d'autre coiffure. Guillaume de Nangis rapporte que Saint-Louis ordonnait à ses filles de porter, le vendredi, un chapeau de roses « en remembrance de la sainte couronne d'épines ».
Depuis le douzième siècle, le village de Fontenay-aux-Roses était célèbre pour la beauté de ses roseraies ; et c'est-de là que les « floriers » de Paris tiraient leurs plus belles roses.
On faisait de ces fleurs une consommation considérable dans toutes les fêtes corporatives, dans toutes les solennités. A certains jours, même, le grave palais de la justice s'emplissait de roses. C'était le jour d'une fête parfumée qui s'appelait la « baillée des roses ». Ce jour-là, le pair du Parlement, appelé à présider l'assemblée, faisait joncher de fleurs, et particulièrement de pétales de roses toutes les chambres du palais. Il offrait un festin où les conseillers se couronnaient de roses, et se rendait en suite dans chaque salle, précédé d'huissiers qui portaient un vaste plateau couvert de gerbes de roses Et la distribution commençait. Présidents, conseillers, greffiers, huissiers, tout le monde avait son bouquet de roses.
Heureux temps que celui, où la magistrature mettait dans ses solennités cette grâce parfumée !

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La Perse fut de tout temps le pays des roses. Les poètes de L'Iran ont chanté la rose sur tous les modes. « La terre de Chiraz, écrit Hafiz, ne cessera jamais de porter des roses. » Et Saadi a écrit tout un poème, le Gulistan, le jardin des roses, en l'honneur de la reine des fleurs.
lspahan reste, dans la Perse moderne, la ville des roses. Pierre Loti, dans son livre Vers Ispahan, écrit :
Des roses, partout des roses. Toutes les dames ont un bouquet de roses à la main. Tous les petits marchands de thé ou de sucreries, postés sur la route, ont des roses plein leurs plateaux, des roses piquées dans la ceinture, et les mendiants pouilleux, accroupis sous les ogives, tourmentent des roses dans leurs doigts... »
Quand il entre à Ispahan, Loti ne voit que des roses :
« De chaque côté de la voie, d'épais buissons de roses forment bordure; derrière, ce sont des jardins où l'on aperçoit, parmi les arbres centenaires, des maisons ou des palais, en ruines, peut-être, mais on ne sait trop tant la feuillée est épaisse. Ces massifs de rosiers en pleine rue, que les Passants peuvent fourrager, ont fleuri avec une exubérance folle, et, comme c'est l'époque de la cueillette, pour composer les parfums, des dames voilées sont là-dedans; ciseaux en main, qui coupent, qui coupent, qui font tomber une pluie de pétales ; il y a de pleines corbeilles de roses posées de côté et d'autres, et des montagnes de roses parterre...
» On vit ici dans l'obsession des roses. Dès que j'ouvre ma porte le matin, le jardinier s'empresse de m'en apporter un bouquet, tout frais cueilli et encore humide de rosée. Dans les cafés, on vous en donne avec la traditionnelle petite tasse de thé. Dans les rues, les mendiants vous en offrent, de pauvres roses que par pitié on ne refuse pas, mais qu'on ose à peine toucher sortant de telles mains... »
L'Europe a aujourd'hui aussi son pays des roses : c'est la Bulgarie. La culture de la rose est une industrie florissante de ce pays. C'est là que se fabrique en grande partie l'essence de roses consommée par la pharmacie et la parfumerie en Europe.
Ce sont des Français qui créèrent et qui continuent à exploiter l'industrie de l'essence de roses en Bulgarie.
C'est dans la pittoresque vallée de la Maritza, appelée le plus souvent vallée des roses, au pied des Balkans, et à une soixantaine de kilomètres au nord de Philippoli, que se trouvent les champs de roses. Ils s'étendent sur une surface de près de dix mille hectares. La rose le plus généralement cultivée est la rose rouge, particulièrement odorante.
La cueillette dure quinze jours, entre la fin mai et la mi-juin. Bon an mal an, on récolte 25 millions de kilos de roses qui distillées, donnent environ 5.000 kilos d'essence.

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Dans l'Europe occidentale on cultive généralement la rose plutôt pour l'agrément que pour le profit. L'Allemagne, dès le treizième siècle avait ses Rosengarten célèbres. On citait celui de Worms, planté dans une île du Rhin par la belle Krienhilde, fille du roi Kibich. Il avait une lieue de longueur, une demi-lieue de large.
Le grand-duché de Luxembourg possède également, de temps immémorial, de superbes champs de roses.
En France, les grands jardiniers des temps classiques, semblent avoir peu sacrifié au culte des roses. Point de roseraies dans les jardins de l'époque de Le Nôtre et de la Quintinie. Ce n est guère qu'en ces dernières années que se sont créé chez nous des jardins de roses.
Le plus célèbre, le plus beau entre les plus beaux est celui de l'Hay, dans la vallée de la Bièvre, à quelques kilomètres de Paris. Il est l'oeuvre d'un ancien industriel, M. Gravereaux, qui a consacré ses loisirs, sa fortune, sa science de rosiériste à la glorification de la plus belle des fleurs.
Il y a là, des milliers et des milliers de roses d'espèces différentes, des roses qui viennent de toutes les parties du monde, d'Asie-Mineure, de Caucase. de Perse, de Chypre, d'Afrique, de l'Amérique du Nord, de l'Australie, de la Chine, du Japon. C'est là le véritable « Muséum des Roses. »
Bagatelle a aussi sa roseraie, filiale de celle de l'Hay, Bagatelle est notre roseraie nationale. A ce titre, pourquoi n'y célébrerait-on pas, comme on va le faire dans la province rhénane, le onze centième anniversaire de l'édit de Charlemagne ? -Ce serait une belle fête en l'honneur des roses de France.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 11 août 1912